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Politique Discrimination raciale

Égaux face au système pénitentiaire belge ?

30 août 2021 Louise de Brabandère, Lucie Petre
Cet article est la republication d'un article initialement paru le 4 novembre 2019

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Alors que l’enfermement - tel qu’il est inscrit dans la loi Dupont, article 9 §1 - doit être uniquement une privation de la liberté, la réalité est toute autre. De plus, selon leur origine sociale, économique et culturelle, les individus confrontés au système pénitentiaire belge auront des expériences différentes avant, pendant et après leur période d’enfermement, augmentant le nombre de privations en-dehors de la liberté de mouvement.

Nous présentons dans cet article le parcours de deux “personnages-types” en prison. Leurs histoires ont été construites sur base de l’expérience professionnelle d’une membre de l’Observatoire International des Prisons (section belge). Nous reprenons plusieurs obstacles auxquels font face ces deux individus, en soulignant les ressources qui permettent d’affronter les épreuves que donnent à vivre l’enfermement. Comment l’origine économique, sociale et culturelle interfère dans la prise en charge et le traitement des infractions par le système pénitentiaire ?

Profils

M et A ont tous les deux la trentaine. M est originaire du Maroc [1], pays qu’il a quitté dans l’idée d’aller en Angleterre où sa famille le rejoindrait. Il transite actuellement par la Belgique, sans avoir d’endroit où dormir et plus vraiment d’argent pour manger. Il est en séjour illégal. A est quant à lui originaire de Liège. Depuis 5 ans, il habite Bruxelles où il travaille en tant que plombier dans une petite entreprise. Grâce à ce boulot, il s’est construit un petit réseau d’amis bruxellois.

Infraction

Avant hier, M a volé la carte bancaire d’un individu lorsqu’il quittait le distributeur du Boulevard Anspach. A passait quant à lui la soirée avec une jeune femme qu’il a forcé à avoir un rapport sexuel. En Belgique, ces deux infractions sont poursuivies pénalement. Le vol avec violences [2] est puni d’une peine allant de 5 à 10 ans d’enfermement tandis que le “viol simple” (sans circonstances aggravantes) est puni d’une peine allant d’un mois à 5 ans.

Ils sont arrêtés le même soir et interrogés dans le commissariat de Bruxelles-ville. Chacun reçoit une feuille détaillant ses droits, dans sa langue maternelle. La loi belge [3] prévoit qu’une personne arrêtée doit pouvoir obtenir ces informations dans une langue qu’elle comprend.

Après l’audition, les policiers les informent de leur arrestation et de leur transfert devant un juge d’instruction. C’est le Procureur du Roi [4], chargé de l’enquête, qui prend cette décision.

Détention préventive

Le juge d’instruction détermine la nécessité ou non d’une détention préventive dans l’attente du procès. Il tient compte de la situation personnelle et administrative du prévenu ainsi que des caractéristiques de l’infraction (gravité, atteinte à la personne, récidive…). La situation administrative d’une personne est importante : ses chances de fuir d’ici le procès sont considérées comme plus élevées si elle n’a pas de domicile fixe ou de situation administrative régulière en Belgique (ce qui est le cas de M, par exemple). De même, sans titre de séjour, il est impossible de bénéficier d’une aide financière étatique telle que le CPAS, les revenus seront donc automatiquement “d’origine illégale”. Vu ces circonstances, M ne pourrait pas non plus bénéficier d’une détention préventive sous forme de surveillance électronique, à son domicile.

Devant le juge d’instruction, M et A sont accompagnés d’un avocat de leur choix ou “commis d’office” (désigné au hasard et payé par l’Etat). N’ayant pas de contacts en Belgique ni de moyens financiers suffisants, M est assisté par un avocat “commis d’office” avec lequel il n’a pas pu tisser de relation de confiance antérieurement. Le juge informe M et A des faits pour lesquels ils sont poursuivis. Puisqu’il ne parle pas français, M sollicite un interprète afin de comprendre ce qui lui est reproché ainsi que les conséquences. Ceci augmente la durée de l’audition. La présence de l’interprète instaure une distance entre le juge et le prévenu qui ne communiquent pas directement entre eux. De plus, la distance sociale entre les prévenus et le juge d’instruction influence leur relation, la proximité sociale entre deux individus favorisant l’identification et la compréhension mutuelle. Le juge décide de placer M en détention préventive dans la mesure où il n’a aucune garantie sur le fait que M ne quittera pas la Belgique après l’audition. Il décide de laisser A sortir avec conditions : continuer son travail, suivre une formation “d’apprentissage à une sexualité adaptée”, ne plus approcher la victime… [5]

L’enquête se poursuit, en vue du procès. Le juge d’instruction est chargé de rassembler les éléments à charge et à décharge contre le prévenu. Cette phase dure de quelques mois à plusieurs années pour des infractions plus compliquées. Pendant ce temps, M est en “maison d’arrêt” (privation de liberté, conditions pénitentiaires) tandis que A retourne à sa vie sociale et quotidienne. Tous les deux ont des audiences régulières pour vérifier, pour M, si la détention est toujours justifiée, et, pour A, si ses conditions sont bien respectées.

Le procès arrive : M est condamné à un an, après déduction du temps qu’il aura déjà passé en maison d’arrêt et A est condamné à 2 ans d’emprisonnement. Ils sont emmenés par la police vers une “maison de peine” [6].

En prison

Arrivés en prison, A et M reçoivent leurs fiches d’écrou, un document attestant de l’entrée en prison et résumant les principales informations d’une personne (nom, adresse, sexe…) A l’obtient directement : elle est écrite en français. M doit attendre que la fiche soit traduite par un interprète en arabe [7]. Ils rejoignent ensuite leurs cellules respectives.

A quoi ressemble la vie quotidienne ? [8] Les détenus ont peu d’activités prévues. Certains moments clés ont par contre lieu dans la vie carcérale.

Contacts avec l’entourage - Loi Dupont, article 58

En principe, les gsm sont interdits en prison. Des contacts avec l’entourage sont toutefois prévus : la loi prévoit le droit à avoir accès à un téléphone ainsi qu’à une visite, théoriquement une fois par jour. Les communications sont payées par les détenus, les contacts avec l’entourage dépendent donc de l’argent qu’ils possèdent. A peut contacter sa famille et ses amis en Belgique. M doit payer des communications plus chères. L’accès à internet est au mieux très limité et dans la majorité des cas totalement inexistant. Il est possible uniquement dans le cadre de certaines activités, “récompenses” à un “bon” comportement. De même pour les visites, la proximité géographique avec la famille rend les choses plus simples, la famille n’ayant pas toujours les moyens financiers de couvrir de longs trajets ou ne se trouvant même pas en Belgique.

Photographie issue du projet “Détenus provisoires” de Camille Seilles
(http://www.camille-seilles.com/)

Accès à la religion - AR 25/10/2005

L’administration pénitentiaire est tenue de permettre aux personnes détenues de pouvoir satisfaire aux exigences de leur vie religieuse, morale ou spirituelle’ et ’d’exercer le culte de leur choix selon les conditions adaptées à l’organisation des lieux’. Ainsi, il existe une chapelle dans toutes les prisons et les prêtres y circulent facilement. A pourra en bénéficier quand il le souhaite, dans le respect des règles spécifiques de la prison. Tandis que, dans les faits l’accès à la foi des personnes musulmanes est entravé par la pénurie d’Imam (un imam pour trois prisons en moyenne), ce qui rend la pratique de la religion musulmane par M, plus compliquée. De même, les personnes de confession musulmane ont également une pratique hebdomadaire de la foi, qui devra parfois être exercée en cellule, en présence d’autres détenus. Concernant le respect des régimes alimentaires, le système pénitentiaire prévoit un système de notation sur la porte des détenus indiquant “juif”, “musulman”, etc.

Soins de santé - Loi Dupont, article 87

Un service de premiers soins via une infirmerie est prévu dans toutes les prisons belges. Le recours aux médecins spécialistes (généraliste, dentiste, kinésthérapeute) nécessite une attente de minimum 6 mois - 1 an. Ces médecins ne sont pas rattachés aux prisons, ils sont contactés une fois par semaine. Les personnes en séjour illégal n’ont a priori accès qu’à une aide médicale urgente du CPAS en vue de couvrir ces frais. A, quant à lui, pourra avoir accès au système habituel de mutuelle dont il bénéficie à l’extérieur.

Sorties

Pour se voir accorder une sortie, le détenu doit préparer un dossier. A va rédiger une demande de sortie en français, aidé par son réseau familial et amical, il aura plus facilement accès à un endroit où loger et à des activités valorisées par les juges du Tribunal d’Application des Peines (TAP). M ne pourra pas rédiger un dossier de sortie acceptable vu sa moindre insertion dans la société belge, de par son statut d’”illégal”. La préparation et l’écriture du dossier sont facilitées selon les dispositions du détenu.

Fin de peine

Sous certaines conditions visant la remise à l’emploi (formation ou activité professionnelle), le suivi d’une thérapie, un domicile fixe, des rendez-vous avec son agent de probation, un détenu peut exécuter la fin de sa peine hors de prison. Pour cela, A bénéficie des sorties préalables durant lesquelles il a pu montrer qu’il était capable de respecter des conditions en situation de liberté. M, de par l’absence de titre de séjour, sera en difficulté de fournir une adresse fixe à l’administration où il pourra être hébergé. Il ne dispose probablement pas d’un réseau lui permettant de trouver une activité professionnelle depuis la prison. Parfois, la question de la langue se pose également. Or, cela n’est pas traité en prison à l’exception de l’assistance sociale qui aide, dans la mesure du possible, à mettre en place un “projet”. Il n’y a toutefois pas de solution générique.

En outre, selon l’accord approuvé par le gouvernement belge 29 janvier 2009 [9], il est désormais possible que M soit renvoyé au Maroc pour effectuer la fin de sa peine. Or, le problème de surpopulation est encore plus criant au Maroc. De plus, il risque de faire l’objet de torture, ce qui entre en contradiction totale avec l’article 3 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et de son interprétation par la Cour européenne [10]. Dans tous les cas, M recevra un ordre de quitter le territoire à la fin de sa peine, celui-ci pourra être exécuté à tout moment, s’il ne s’en va pas lui-même.

Le système pénitentiaire, grande précarité et inégalités entre détenus

La prison de Saint Gilles, une photographie issue du projet “Paysage carcéral” de Camille Seilles (http://www.camille-seilles.com/)

Un précédent article, Cachez cette pauvreté que je ne saurais voir, abordait déjà la question des conditions de vie précaires dans nos prisons belges, et les choix politiques les concernant. Il relevait notamment l’insalubrité, le problème criant de surpopulation, le non respect des droits économiques, sociaux et culturels (pas d’accès aux allocations de chômage, au CPAS, pas de sécurité sociale sur le travail des détenus, etc), le manque d’activité pouvant engendrer des sentiments d’inutilité sociale, les conditions d’hygiène et d’accès à la santé restreintes. En renseignant les conditions de détention, une porte était ainsi ouverte sur ce monde clos, montrant “la complexité de la réalité de l’enfermement [et déforçant] les images simplistes de méchants malfrats et prisons cinq étoiles”.

En suivant A et M dans leurs parcours face au système pénitentiaire belge, nous souhaitions souligner qu’à ces constats de grande précarité s’ajoutent des expériences différenciées de l’enfermement selon le statut et l’origine sociale de l’individu. S’il est urgent de repenser nos systèmes pénitentiaires et leur rôle sur l’état de pauvreté (économique, sociale et psychique) des détenus, il est tout autant nécessaire de penser ses effets inégalitaires, notamment pour les personnes en séjour illégal.

Notes

[1On estime qu’il y aurait 45% de personnes n’ayant pas la nationalité belge dans les prisons belges. Ce chiffre a cependant a évolué très vite et est difficilement vérifiable.

[2Dès qu’il y a une contrainte physique avec la victime, le vol est considéré comme violent, même si cette contrainte est légère (par exemple, tenir le bras, bousculer, tirer en arrière, faire tomber etc).

[3C’est la loi dite “Salduz”, datée du 13 août 2011. Celle-ci prévoit aussi le droit d’être assisté par un avocat dès la première audition. Pour plus d’informations, voir http://questions-justice.be/spip.php?article377

[4Il y a théoriquement un Procureur du Roi par arrondissement judiciaire (12 au total). Il est assisté par des “substituts” qui font le même travail que lui et sont plus nombreux.

[5La majorité des personnes poursuivies pour un viol “avéré” seront placés sous mandat d’arrêt. L’histoire de A est une exception qui existe, cependant.

[6Les maisons d’arrêt sont théoriquement réservées aux détenus qui attendent leur procès tandis que les maisons de peine sont réservées aux détenus déjà condamnés. Cependant, à cause de la surpopulation, des détenus condamnés se retrouvent en maison d’arrêt dont les conditions matérielles sont généralement plus précaires.

[7Si on en trouve un (il sera appelé au moment de l’arrivée du détenu à la prison, il faut donc que l’un des interprètes officiels soient disponible). Cela est prévu par l’article 19 de la loi du 12 janvier 2005 sur les principes concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus.

[8Pour plus de détails sur les conditions de détention en Belgique, voir : Cachez cette pauvreté que je ne saurais voir

[9“Autre réponse à l’explosion carcérale : le bannissement de détenus étrangers” : voir Toujours plus de prisons, toujours plus de détenus

[10Voir l’affaire Soering contre Royaume-Uni, 1989