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Richesses Travail

La concurrence fiscale : le concept, le contexte et ses conséquences

2 septembre 2016 Benjamin Schlüter

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A la suite du LuxLeaks et d’autres révélations, l’optimisation fiscale [1] des entreprises semble finalement être devenue une priorité de l’agenda européen. Cependant, pour nécessaire et urgente qu’elle soit, cette lutte ne doit pas masquer le problème de la concurrence que se livrent les Etats Membres sur les taux d’imposition des sociétés. Cette concurrence a deux conséquences directes : la forte baisse du taux moyen d’imposition sur les bénéfices des sociétés dans l’Union Européenne et la différence importante des taux d’imposition entre les pays. La concurrence fiscale, accentuée par la construction européenne, diminue la capacité des Etats à lever des recettes fiscales [2] et réduit la progressivité de l’impôt [3]. Par conséquent, c’est un élément déterminant dans l’évolution des inégalités de richesse.

La concurrence fiscale : être plus attractif que le voisin

Les pays de l’Union Européenne sont en concurrence pour accroître leurs revenus fiscaux ou attirer les investissements des entreprises. Les instruments à cet effet sont le taux d’imposition des sociétés et la définition de leur base fiscale [4]. Un pays qui veut inciter les entreprises à s’y implanter diminue donc son taux d’imposition. En réponse, les gouvernements voisins, redoutant que les entreprises s’installent ailleurs, diminuent aussi les leurs. Le résultat de cette « volonté de plaire » se traduit par la baisse continue des taux d’imposition des sociétés dans l’Union Européenne depuis une trentaine d’années. Il faut noter que les motivations diffèrent en fonction des pays. Ainsi, les petits pays et les pays économiquement moins développés tendent à réduire plus fortement leur taux d’imposition. Par exemple, les taux légaux s’élèvent à 12.5% en Irlande, 16% en Roumanie, 34% en Belgique et 38% en France. Il faut cependant noter qu’il y a un écart croissant entre les taux légaux et les taux réels. En effet, les multinationales profitent de diverses exemptions et dérogations pour fortement diminuer leurs taux réels d’imposition. En réalité, c’est principalement les PME qui sont sujettes au taux légal.

Source : DG Taxation et Union Douanière, Commission Européenne ; calculs personnels

Comment les multinationales profitent-elles de la concurrence fiscale ?

La concurrence fiscale donne l’opportunité aux multinationales de minimiser leur charge fiscale, c’est-à-dire, le montant qu’elles payent en impôt.
Les multinationales sont des groupes composés de sociétés filiales [5] implantées dans différents pays. Cette structure offre la possibilité de profiter des différences internationales dans les régimes de taxation des sociétés pour diminuer la charge fiscale du groupe dans son ensemble. Il s’agit notamment de réduire le profit des filiales implantées dans un pays à taxation des sociétés élevée et d’augmenter le bénéfice de celles opérant dans un pays à faible taxation.

La construction européenne, un amplificateur institutionnel

Pourquoi les pays européens sont-ils en concurrence pour attirer les multinationales ? La réalisation du marché intérieur [6] en 1992 a donné aux entreprises européennes le droit d’avoir la liberté de s’implanter dans n’importe quel pays européen. Ces évolutions structurelles ont considérablement augmenté les possibilités qu’ont les multinationales de profiter des différents régimes d’imposition entre les pays. Cette liberté a accentué la concurrence des pays pour attirer et conserver les grands groupes.
Pourquoi, alors, n’y-a-t-il pas de réaction politique au niveau de l’Union européenne ? L’implication politique en matière de taxation directe [7] est restreinte par la volonté des Etats Membres de maintenir leur souveraineté nationale [8] dans ce domaine. Cela se reflète à travers le principe de subsidiarité [9] et la règle d’unanimité [10] qui empêchent toute possibilité d’harmonisation en matière de taxation des sociétés. En effet, la décentralisation résultant du premier principe réduit les propositions de la Commission Européenne au minimum nécessaire pour supprimer les distorsions au niveau européen. Quant à la règle d’unanimité, elle donne un droit de veto à chaque Etat Membre sur toute politique de taxation au niveau européen que le Conseil Européen voudrait adopter. Le résultat est qu’en 50 ans, seulement trois directives concernant la taxation des entreprises ont été émises par le Conseil Européen [11]. Dans ce contexte institutionnel complètement figé, la concurrence fiscale a encore de beaux jours devant elle.

Les multinationales, le beurre et l’argent du beurre

En Europe, la taxation des sociétés représente environ un tiers de la taxation du capital [12]. C’est donc une composante majeure du système de taxation des pays de l’Union Européenne. Si une taxation plus faible des sociétés engendre des revenus moindres pour le secteur public, cela peut se traduire par une diminution de l’offre de biens et de services publics. Par conséquent, leur capacité à mener des politiques sociales en matière d’éducation et de santé dont les personnes à revenus plus faibles ont particulièrement besoin est réduite. Cette situation est d’autant plus inégalitaire que l’existence et le succès même de ces multinationales dépendent aussi de services et biens publics telles que par exemple les routes et autres infrastructures de transport, les services juridiques, une main d’œuvre qualifiée…

Répercussion sur la taxation du travail et la progressivité du système fiscal

Pour compenser, les gouvernements transfèrent une partie de la charge fiscale vers le travail qui est moins mobile (un travailleur a plus de difficulté qu’une entreprise à s’installer dans un autre pays). Les implications sont lourdes pour l’équité sociale car la diminution de la taxation du capital peut se traduire par un alourdissement de la taxation du travail.
Cela a aussi des effets négatifs sur la progressivité du système fiscal. En effet, supposons qu’il y ait une différence significative entre le niveau d’imposition des bénéfices des sociétés et celui des revenus des capitaux des personnes physiques (dividendes, intérêts des obligations...) provenant de ces mêmes bénéfices. Dans ce cas, une personne ayant des revenus supérieurs à une autre peut payer moins d’impôt si elle est en mesure de transférer ses revenus des capitaux sous forme de revenus de société. Enfin, la concurrence fiscale réduit aussi la capacité du système fiscal à redistribuer les richesses au sein de la population.

Que peut-on espérer pour le futur ?

A la suite de la crise de 2007, la concurrence fiscale semble avoir quelque peu perdu en intensité. Toutefois, les causes profondes n’ayant pas été éliminées, les cloches d’un nouveau round pourraient déjà avoir sonné. En effet, le Royaume-Uni a récemment annoncé qu’il allait baisser son impôt sur les sociétés de 20% à 17% d’ici à 2020 [13]. Cela contraste avec le taux des Etats-Unis qui est stable à 35% depuis les années 90 du fait que celui-ci est presque entièrement fédéral. Il est donc primordial que la lutte contre l’optimisation fiscale soit prolongée par une lutte contre l’anarchie européenne du régime d’imposition des sociétés. Cela permettra d’avoir un impact positif majeur sur l’évolution des inégalités au sein de l’Union Européenne.

Notes

[1Le fait que des entreprises élaborent des mécanismes pour bénéficier des règles fiscales les plus avantageuses. Par exemple, elles effectuent des pratiques comptables qui permettent de dissocier le lieu des activités réelles de celui du paiement de l’impôt.

[2Besley, T., & Persson, T., (2014). Why do Developing Countries Tax So Little ? The Journal of Economic Perspectives, 28(4), 99-120.

[3Un impôt est progressif lorsque le taux s’accroît en fonction de la valeur de l’élément taxé. Plus concrètement, dans un tel système, plus une personne a un revenu important, plus elle sera taxée.

[4La base fiscale correspond à l’ensemble des revenus retenus par l’administration fiscale en vue de calculer l’impôt du contribuable sur laquelle sera appliquée le taux d’imposition. Dans la majorité des pays européens elles ont connu un élargissement continu ces 30 dernières années.

[5Une société qui est contrôlée (détenue à plus de 50%) par une société mère, ici la multinationale.

[6Celui-ci est caractérisé par l’abolition des frontières qui permet la liberté de mouvement des biens, des services, du travail et du capital.

[7La taxation directe correspond par exemple à la taxation des revenus des personnes physiques et des sociétés et la taxation indirecte correspond à la TVA.

[8C’est-à-dire que le gouvernement national puisse décider de façon autonome de la taxation des revenus des sociétés applicable dans le pays.

[9Ce principe visa à déterminer le niveau d’intervention le plus pertinent dans les domaines de compétences partagées entre l’UE et les pays de l’UE. Dans tous les cas, l’UE ne peut intervenir que si elle est en mesure de montrer qu’elle est capable d’agir plus efficacement que les pays de l’UE à leurs échelons national ou local respectifs.

[10La règle d’unanimité prévaut pour les questions de taxation directe au Conseil Européen. Par conséquent, pour qu’une réforme concernant la taxation des sociétés soit adoptée au niveau européen, il faut l’accord de tous les chefs de gouvernement.

[11La directive fusions, la directive mère -filiale et la directive sur les intérêts et les redevances.

[12Les différents éléments de la taxation du capital sont l’impôt sur la fortune, le précompte immobilier, les droits de succession et d’enregistrement, l’impôts sur les revenus financiers et l’impôts sur les revenus des sociétés.
Pour plus d’informations : Zucman, G., (2014). Taxing across borders : Tracking personal wealth and corporate profits. The Journal of Economic Perspectives, 121-148.

[13voir à ce propos l’article du Monde