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Politique Cadre de vie

Le logement social, une solution (presque) oubliée

31 juillet 2023 Alice Romainville, Sarah De Laet
Cet article est la republication d'un article initialement paru le 13 juin 2019

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Le logement social n’a plus la cote dans le monde politique. Pourtant, il est la seule mesure politique véritablement sociale en matière de logement. Parce qu’il permet tout à la fois de sortir de la logique du logement-marchandise, d’éviter l’appropriation des subsides publics par quelques-uns, de lutter contre les discriminations au logement, d’assurer la justice sociale et le droit à la ville, il est temps de lui redonner une place de choix.

Le logement social est un logement public mis en location à bas prix, à des personnes dont les revenus se situent sous un certain plafond. Alors que ses listes d’attente comptent, dans les trois régions belges, des dizaines de milliers de ménages, le logement social fait aujourd’hui figure de parent pauvre de la politique de l’habitat [1]. Il représente seulement 6 % des logements, et l’évolution du stock est pratiquement au point mort.

Les immeubles de logements sociaux existants datent en majorité des deux périodes d’après-guerre, et les rénovations nécessaires tardent à être réalisées, ce qui explique la dégradation du parc et, en conséquence, la mauvaise image dont jouissent ces logements. Sans vouloir nier les difficultés réelles que rencontrent aujourd’hui les habitants de logements sociaux, nous relevons dans ce texte quelques éléments qui font du concept de logement social un choix au potentiel démocratique et progressiste inégalé.

Un système qui répond à des besoins et non à des moyens

Dans les faits, en Belgique, la politique du logement se base sur l’idée que l’initiative privée et le libre marché doivent suffire à satisfaire les besoins en logements de la population. Or dans un marché immobilier, le logement revêt une double fonction irréconciliable. D’une part, une fonction capitaliste : investir dans la brique est un placement, dont on peut attendre un rendement. D’autre part, une fonction de subsistance : se loger est un besoin élémentaire, et un droit fondamental. Ces deux fonctions entrent en tension et aujourd’hui, l’augmentation des prix et l’importance du mal-logement témoignent de la primauté de l’impératif de rentabilité sur la fonction vitale du logement. Le soutien à la propriété privée, voie privilégiée depuis le 19e siècle pour aider les ménages à se loger, n’a pas réglé la situation des ménages pauvres qui ont toujours été mal logés.

Le seul objet immobilier qui prend uniquement en compte les besoins des habitants est le logement social. Il est la seule façon de contourner le besoin de rentabilité des investisseurs privés, il est le seul à mettre l’offre (en termes de loyers et de caractéristiques du bien) au niveau de la demande (en termes de besoins et de moyens).

Justice spatiale

La propriété publique des terrains et des logements est aussi la seule façon d’assurer la justice spatiale. Sur le marché privé, les logements les mieux situés sont les plus demandés, donc les plus chers. Ce sont les ménages riches qui habitent les quartiers les plus agréables et/ou les plus accessibles. Une fois cette géographie établie, elle est entretenue par les bailleurs et les vendeurs de logements qui ont intérêt à demander le prix le plus élevé possible pour leur bien.

Pour assurer le droit à la ville pour tous, il n’y a qu’une solution : sortir les logements de la logique de la concurrence et du profit.

Cité Hellemans - Photo Melaine@flickr

Un moyen d’échapper à la discrimination.

Les études menées sur le sujet le montrent [2], et les personnes qui s’y frottent en témoignent régulièrement : sur le marché du logement privé, la discrimination est pratiquement la norme. Que ce soit par réflexe raciste ou par calcul de « minimisation des risques », les propriétaires bailleurs ont tendance à exclure les immigrés, les pauvres, les mères célibataires, les allocataires sociaux. Ces catégories se retrouvent en position d’autant plus précaire et contraintes d’accepter des conditions de logement indignes.

La loi condamne dans le texte les discriminations, mais laisse à la discrétion du propriétaire le choix de « son » locataire. Lorsque le marché tendu permet aux propriétaires de choisir à qui attribuer leurs logements, rien ne peut les empêcher de pratiquer la discrimination — la loi ne les contraint qu’à le faire discrètement.

Seule l’existence d’un parc important de logements publics et l’attribution des logements par une institution transparente, contrôlée par la collectivité, permet de lutter contre les discriminations.

Un rempart contre la spéculation

Les bâtiments et les terrains publics sont, en théorie, à l’abri de la spéculation et de l’augmentation des valeurs foncières. Dans les villes belges, où terrains et logements s’échangent sur le marché privé, toute amélioration de l’environnement peut entrainer une hausse des prix dans le quartier concerné. Cela implique que bien souvent, lorsque les pouvoirs publics investissent dans la rénovation urbaine, les habitants en place ne sont pas en mesure de profiter des améliorations car le quartier devient trop cher pour eux.

La seule façon d’éviter cet effet pervers est de maintenir un contrôle public sur les logements et les terrains. Ainsi, l’investissement dans les logements sociaux dans le cadre d’actions spatialisées de type rénovation urbaine, contrat de quartier, etc, est un moyen efficace d’investir dans l’amélioration des quartiers en s’assurant que les améliorations du « cadre de vie » profitent réellement aux habitants en place.

Un outil de lutte contre les inégalités

Le fonctionnement du marché du logement creuse les inégalités entre les différentes couches sociales de la population. En effet, il met en compétition des ménages qui ont des pouvoirs d’achats différents. En payant une part de leur revenu pour se loger dans le marché privé, les plus pauvres transfèrent leur « richesse » à des propriétaires qui tendanciellement appartiennent à une classe plus favorisée [3]. La part du budget allouée au logement a des impacts différents selon la catégorie sociale. Et l’augmentation des valeurs foncières, sans augmentation de revenus, accroit encore ces inégalités car elle augmente le montant des transferts vers les propriétaires, globalement plus aisés. Là où les ménages populaires doivent, pour répondre à ces hausses, s’endetter ou sacrifier d’autres postes essentiels comme les soins de santé, les ménages des classes moyennes et supérieures réduiront des dépenses moins essentielles.

Le logement social, lui, met ses habitants à l’abri des aléas du marché et leur offre, en principe, un traitement égalitaire.

Une stabilité qui permet de compenser le manque de ressources

Le quartier revêt un rôle fondamental difficile à percevoir. L’ancrage local permet de compenser les difficultés rencontrées par de nombreux ménages pauvres : connaitre ses voisins, avoir recours à la solidarité locale, s’approvisionner à moindre cout, etc. Pourtant, les classes populaires déménagent nettement plus que les autres au cours d’une vie [4] : sur le marché privé il n’est pas rare de se voir signifier un préavis au milieu d’un bail, ce qui crée un fort sentiment d’insécurité relatif au logement. Cette insécurité et les difficultés à retrouver un logement ont des conséquences : acceptation de logements dégradés, bienveillance vis-à-vis d’un propriétaire abusif, locataires n’osant pas faire valoir leurs droits.

À l’inverse le logement social offre, en théorie, une véritable sécurité : on ne doit plus craindre pour le lendemain, on ne doit plus batailler pour rester dans le quartier. Cette « stabilité géographique » s’accompagne d’une stabilité financière qui peut également donner de la force sur le marché du travail. Lorsque le logement est assuré, lorsque le loyer ne grève pas notre budget, il est plus facile de refuser l’humiliation et l’exploitation sur le marché du travail. Il est alors possible de relever la tête et de dire « non ».

Cité Volta - Photo Irismonument

Un bénéfice durable et collectif

Comparé aux autres mesures d’aide au logement qui sont des allocations, des subsides, des prêts et des primes, le logement social est souvent présenté comme une mesure chère. Les pouvoirs publics doivent préfinancer la construction des logements et éventuellement l’achat du terrain. Il faut cependant rappeler que, contrairement à toutes les autres mesures qui impliquent un transfert définitif de moyens depuis le public vers le privé, l’argent investi dans le logement social l’est dans un bâtiment qui appartiendra toujours à la collectivité.

On peut d’ailleurs montrer que des logements sociaux bien construits, gérés avec soin, entretenus en temps et en heure, représentent un investissement qui peut devenir rentable à moyen ou long terme, les couts de départ s’amortissant avec le temps [5]. Les loyers perçus peuvent être réinvestis à leur tour dans le logement social.

Des recettes dont l’utilisation peut être soumise à la collectivité

On peut estimer que chaque année à Bruxelles, ce sont au moins 2,6 milliards d’euros qui sont payés par des locataires à des propriétaires privés [6] – l’équivalent de la moitié du budget régional. Cette somme très importante échappe à tout contrôle démocratique. Le locataire paie pour se loger et n’a rien à dire sur l’usage qui est fait de cet argent : les bailleurs, en vertu de leur titre de propriété, en jouissent comme bon leur semble et n’ont aucune obligation de l’investir dans le logement.

À l’opposé, les loyers perçus dans le système du logement social sont comme en « circuit fermé » : ce qui est perçu doit servir l’intérêt général, et en particulier l’amélioration des conditions de logements des occupants. S’agissant d’une institution publique, la collectivité pourrait exercer un contrôle, en théorie, sur l’usage de ces recettes.

Une remise en question des valeurs individualistes

Le logement social dans son principe remet fondamentalement en question la primauté de la propriété privée dans la hiérarchie des valeurs. Au 19e siècle, et à nouveau après la deuxième guerre mondiale, les forces politiques en présence en Belgique ont fait le choix du soutien à la propriété privée, plutôt qu’au logement social. Ce choix a des raisons d’être et des conséquences d’un point de vue politique : l’accès à la propriété privée a fait adhérer la classe ouvrière aux valeurs de l’économie de marché [7]. Les ménages propriétaires, surtout s’ils sont endettés par un crédit hypothécaire, sont plus inquiets de la stabilité du marché, de la protection des droits individuels, et sont a priori moins enclins à lutter collectivement pour des changements radicaux de société.

Une image à redorer

Confier au marché privé la responsabilité de loger la population, laisser primer le logement-marchandise sur le logement comme besoin et comme droit, c’est renoncer, de fait, au droit au logement pour tous. Ce droit n’a une chance d’être garanti que si la politique du logement redonne une place de choix au logement social.

Le manque d’investissements dans les immeubles existants et les difficultés liées à la concentration d’une population précarisée ont terni l’image du logement social en Belgique. Ce n’est pas une fatalité. Les pouvoirs publics ont les moyens de construire des logements d’excellente qualité. En augmentant le nombre de logements sociaux, on pourrait diversifier la population qui y entre, et le logement social ne serait plus un marqueur de pauvreté. À Vienne, 60 % des logements sont des logements publics. Dans ce contexte, habiter un logement social n’a plus rien de stigmatisant.

Notes

[2Notamment par Unia : voir le Baromètre de la diversité logement.

[3« Jammed between housing and property rights. Belgian private renting in perspective », article de Pascal De Decker, paru dans European Journal of Housing Policy (2001)

[4Voir "Diversités démographiques et migrations résidentielles dans les espaces ruraux en Wallonie (Belgique)", une étude de Thierry EGGERICKX, Jean-Paul SANDERSON, Amel BAHRI et Jean-Pierre HERMIA, parue dans "Environnement, aménagement, société" (2007).

[5En Angleterre, sur base de documents comptables d’une société de logements sociaux londoniens, Colin Wiles a établi qu’un immeuble de logements sociaux construit en 1890 s’était « remboursé » par les loyers sur 17 ans. Il avait donc dès le début du siècle remboursé ce qu’il avait couté à la construction, achat du terrain compris, et a ensuite engrangé des bénéfices qui ont pu être réinvestis. Colin Wiles, « Building on History », 2015, sur www.insidehousing.co.uk

[6Nombre de ménages locataires X loyer moyen tel quel défini par l’Observatoire des loyers, soit 710 euros. Notons par ailleurs que la récente étude de l’IWEPS, estimait le loyer moyen bruxellois à un peu plus de 820 euros (à partir de la base de données des baux enregistrés).

[7Bourdieu, « Les structures sociales de l’économie », 2002, Paris, Seuil ; Laurent Bonelli, « tous petits propriétaires ? », Le monde diplomatique, décembre 2008 ; De Decker, article cité.