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Politique Discrimination raciale

Le projet de loi visant à instaurer les visites domiciliaires

25 mars 2019 Jean Leveugle, Xavier May

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Le gouvernent de Charles Michel (2014-2019) a introduit un projet de loi [1] visant à modifier la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers [2] pour y ajouter des visites domiciliaires afin d’arrêter et expulser des étrangers en séjour illégal qui ont reçu un ordre de quitter le territoire et qui ne l’ont pas exécuté, après un délai raisonnable. Il intègre aussi des règlementations européennes pour les migrants ressortissants d’autres pays de l’UE.

L’objectif de cet article est de présenter les modalités de ce projet de loi et de relever les principaux problèmes soulevés par le texte. Celui-ci a pour le moment été abandonné grâce à une opposition importante du côté francophone du pays mais la menace reste latente [3].

La visite domiciliaire que ce projet veut instaurer comporte les caractéristiques suivantes :

  • Elle est préparée et organisée par l’Office des Étrangers
  • Elle est autorisée par un juge d’instruction (judiciaire) dans le cadre d’une procédure administrative, sur requête de l’Office des Étrangers. Le juge d’instruction a 3 jours pour donner sa réponse, en se basant sur les informations fournies par l’Office des Étrangers. Sa décision est sans recours.
  • Son seul but est d’arrêter un étranger en situation illégale pour l’expulser à partir du lieu visité ou après placement dans un centre fermé (où la personne détenue a 10 jours ouvrables pour introduire un recours auprès du Conseil du Contentieux des Étrangers contre l’ordre de quitter le territoire qui lui a été délivré).
  • Le projet de loi permet de pénétrer dans le logement du migrant, que ce soit son domicile ou le domicile d’un tiers, c’est-à-dire de gens qui hébergeraient ce migrant
  • Permet de fouiller le domicile pour trouver les documents d’identité du migrant à arrêter
  • La visite domiciliaire est effectuée entre 5 h et 21 h par un officier de police judiciaire, un ou plusieurs inspecteurs de police, et s’ils le demandent, un représentant de l’Office des Étrangers et un serrurier. La présence d’un avocat ou d’un interprète n’est pas prévue
  • Aucun autre migrant illégal présent sur les lieux ne peut être arrêté
  • La personne qui héberge le migrant, dont le domicile est perquisitionné, ne peut être poursuivie. Héberger pour raisons humanitaires n’est pas un délit
  • Si la personne recherchée est absente, la procédure doit être recommencée

Qui est potentiellement visé par ces visites domiciliaires ?

En 2016, 47 811 ordres de quitter le territoire ont été émis [4], à plus de 36 000 personnes.

L’Office des Étrangers a demandé 1903 contrôles à l’adresse [5] (une procédure actuelle qui ressemble aux futures visites domiciliaires, mais où la police n’a pas le droit de rentrer dans le domicile sans l’accord de la personne). 598 ont débouché sur un placement en centre fermé, 127 personnes étaient présentes mais n’ont pas donné accès à l’habitation, 498 n’étaient pas présentes au moment du contrôle mais il y a de sérieux indices qu’ils résident encore à l’adresse et 680 ne résident probablement plus à l’adresse. Dans ce dernier cas de figure, le rapport de police est souvent basé sur les déclarations des membres de la famille ou des amis de l’étranger en séjour illégal, il est donc possible que ce dernier était présent mais qu’il n’ait pas ouvert la porte au policier.

Ce qui pose problème dans le projet de loi

La police entre, de force si nécessaire, dans des habitations quand il y a un motif raisonnable de croire qu’un étranger en situation illégale fait l’objet d’une mesure d’expulsion réside dans ce domicile ou celui d’un tiers. Mais qu’est-ce qu’un « motif raisonnable de croire » ? Cela ne doit-il pas être précisé pour éviter toute interprétation abusive, ou qui évolue en fonction d’un changement de mentalités ?

Une perquisition étant une atteinte au respect de la vie privée et du domicile, elle doit être justifiée, l’ingérence doit être proportionnelle au but recherché et à l’ampleur du délit commis. La justification invoquée ici est qu’avoir refusé de quitter le territoire est depuis la loi de 1980 un délit pénal punissable d’emprisonnement de 8 jours à 3 mois et d’une amende de 208 € à 1 600 € (1 an et de 800 € à 8 000 € en cas de récidive). Cela indique le niveau de gravité de ce délit. Mais cet étranger en situation illégale n’est probablement aucunement dangereux ! Est-ce proportionnel ?

En outre, le projet ajoute la possibilité de pénétrer dans le domicile de tiers suspectés d’héberger des migrants, alors que l’hébergeur n’a commis aucun délit. Sa porte peut cependant être fracturée, son domicile fouillé, peut-être sans tenir compte de sa situation personnelle (personne âgée, malade, femme enceinte). Paul Martens, ancien président de la Cour constitutionnelle, a d’ailleurs dit qu’il ne connait aucune disposition autre que pénale qui permettrait de pénétrer chez un tiers non suspect d’infraction [6].

La police a le droit d’entrer sans mandat dans un domicile en cas de flagrant délit, ou de nécessité (par exemple en cas d’inondation, d’incendie), mais dans les autres cas, elle a besoin d’une autorisation d’un juge pour arrêter une personne dans un domicile privé. Ce projet prévoit effectivement un contrôle judiciaire des visites domiciliaires. Toutefois, la visite domiciliaire s’effectue dans le cadre d’une procédure administrative : c’est l’Office des Étrangers qui choisit les suspects à arrêter. Le juge d’instruction, chargé d’autoriser ou non la visite domiciliaire, n’a que 3 jours pour étudier un dossier, de qualité non contrôlée, et dont il n’a aucune connaissance préalable puisque les travaux d’enquête ont été réalisés en dehors de son champ d’action. Cette procédure crée un problème de non-respect de la séparation des pouvoirs. En outre, le rôle du juge d’instruction est d’« instruire à charge et à décharge » en toute indépendance, en prenant le temps qu’il juge nécessaire pour mener l’enquête. Dans le cadre de son enquête il peut ordonner certaines mesures (perquisitions, arrestations…) mais il les décide en toute indépendance et non sur demande d’une autorité administrative. C’est donc aussi une atteinte à son indépendance.

À la fin de la procédure, quand l’étranger en situation illégale est arrêté, il peut être rapidement expulsé, sans aucun recours contre l’autorisation de la visite délivrée par le juge d’instruction. Il peut contester a posteriori la légalité de la visite domiciliaire afin d’être dédommagé mais la procédure est lourde, chère et incertaine. En pratique, il est très difficile pour un expulsé vers Khartoum, Bagdad ou Kaboul de le faire. L’étranger expulsé n’a donc pas véritablement la possibilité de faire valoir ses droits.

En conclusion

Un tel projet de loi mettrait, sans justification, en péril plusieurs principes de justice :

  • La visite domiciliaire serait exécutée sur décision administrative validée dans l’urgence par un juge débordé, pour arrêter des personnes en principe non dangereuses, sans respect du principe de proportionnalité par rapport au délit commis
  • La séparation des pouvoirs ne serait pas respectée puisque le juge d’instruction décide de valider une visite domiciliaire uniquement sur base d’une enquête administrative
  • Ce projet de loi instaurerait la possibilité d’entrer dans le domicile de personnes qui n’ont commis et ne sont suspectées d’aucun délit. Qui plus est, ce projet de loi permettrait de pénétrer chez un tiers non suspect d’infraction.
  • L’indépendance du juge d’instruction ne serait pas respectée car il ne mènerait pas lui-même l’enquête
  • Les ressortissants étrangers en situation illégale auraient davantage de difficultés à faire valoir leurs droits en cas de décision abusive

Par conséquent, un tel projet de loi serait une atteinte au respect du domicile, de la vie privée et de principes de justice susceptibles de toucher tous nos concitoyens.

Baisser notre vigilance, en commençant par ce qui concerne les étrangers « indésirables », n’est-ce pas ouvrir la boite de Pandore ? Qui seront les prochains indésirables ? La justice est la mise en application de principes de justice. L’histoire n’a-t-elle pas prouvé les dangers à accepter des exceptions à ces principes ?