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Travail

Précarité et instabilité de l’emploi

Que disent les chiffres ?

17 août 2015 François Ghesquière

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En 2007, Pieter Timmermans, administrateur de la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB), écrivait :

Dans la conception du 20ème siècle, la sécurité d’emploi était interprétée comme la certitude de garder un emploi à vie et de bénéficier ensuite d’un repos (anticipé) mérité (sécurité de revenu). [...] Le 21ème siècle voit émerger une nouvelle forme de sécurité d’emploi, à savoir la certitude de garder du travail, même si l’on est licencié par son employeur actuel. Face aux exigences croissantes des clients, à l’internationalisation et aux évolutions technologiques radicales, les entreprises doivent en effet se montrer toujours plus flexibles, plus compétitives et plus innovatrices, de sorte que des emplois se perdent alors que d’autres se créent. [1]]

Nombreux sont les observateurs qui, comme Pieter Timmermans, prônent l’emploi flexible. Selon eux, l’emploi permanent “à vie” incarné par le contrat à durée indéterminée ou le statut de fonctionnaire nommé appartient au passé. Ce qu’il faut maintenant, ce sont des emplois temporaires à durée déterminée, pour permettre aux entreprises d’adapter leur volume de main-d’œuvre à la production. De plus, les travailleurs seront eux-mêmes demandeurs de cette flexibilité : dans un monde mobile, sans cesse en mouvement, plus personne ne souhaite réaliser toute sa carrière au sein d’une même entreprise. C’est en passant d’un employeur à l’autre que l’on peut gravir les échelons. Selon cette conception, nous vivons dans une nouvelle société faite de transitions où ce n’est plus la stabilité de l’emploi qui procure une protection contre les aléas de la vie, mais où c’est l’employabilité des travailleurs (potentiels) qui doit être développée par la formation permanente de tous. Ainsi, dans cette perspective, l’emploi à vie n’a plus aucun sens.

Mais cette conception correspond-elle à la réalité ? ou au contraire relève-t-elle du fantasme ?

Force est de constater que nous vivons dans une société où la stabilité du contrat de travail reste la norme. Ainsi, en 2010 [2] 91,7 % des salariés occupaient un emploi de manière permanente, sous la forme d’un contrat à durée indéterminée ou d’un poste de fonctionnaire statutaire nommé. Parmi les salariés qui ont terminé leurs études depuis plus de 20 ans, plus de 40 % d’entre eux travaillent pour le même employeur depuis au moins 20 ans. La figure de l’emploi à vie n’est donc pas encore morte.

Tableau 1 : Évolution de la stabilité de l’emploi entre 1983 et 2010 en Belgique
19832010
Contrat permanent 94,7% 91,7%
Contrat temporaire 5,3% 8,3%
Total 100% 100%

Ceci dit, on observe quand même une diminution de l’emploi stable. Par exemple, en 1983 [3], seulement 5,3 % des salariés occupaient un contrat à durée limitée (CDD, intérimaire, contrat d’apprentissage...), contre 8,3 % en 2010. Même si la proportion de contrats à durée limitée reste très faible, en 27 ans, elle a quand même augmenté de plus de 50 %.

On peut aussi s’intéresser à ce qui pousse ces salariés à travailler sous contrat à durée limitée. En 2010, près des trois quarts d’entre eux déclaraient occuper un emploi temporaire parce qu’ils n’avaient pas trouvé d’emploi permanent. Si l’on considère l’ensemble des salariés, moins de 2 % d’entre eux ont choisi d’occuper un emploi temporaire. On est très loin d’un monde où les salariés seraient friands de mobilité. L’emploi stable reste une aspiration de la majorité de la population.

Tableau 2 : Raisons de travailler sous contrat temporaire en 2010 en Belgique
Voulait un emploi temporaire 20,6%
N’a pas trouvé un emploi stable 72,5%
Contrat d’apprentissage (au sens large) 6,9%

Mais tout ceci ne doit pas nous conduire à conclure que les salariés sont dans leur très large majorité stables, protégés et non précaires. En effet, les salariés sous contrat à durée indéterminée peuvent quand même perdre leur emploi. Le tableau ci-dessous présente à quel point les salariés sous contrat permanent et les salariés sous contrat à durée limitée pensent risquer perdre leur emploi dans les six prochains mois [4]. Bien que, pour les travailleurs sous CDI, la majorité déclare ne pas risquer perdre leur emploi, il existe quand même un nombre important de travailleurs sous contrat stable qui se sentent précaires. En effet, 13 % d’entre eux pensent perdre leur emploi dans les six mois et 12 % ne savent pas trop quoi penser de cette question. On peut donc penser qu’un salarié sous CDI sur quatre n’est pas dans une situation de stabilité de l’emploi. Si l’on compare ces résultats avec ceux du tableau 1, on se rend compte que le nombre de salariés sous contrat permanent qui ont peur de perdre leur emploi est plus important que le nombre de salariés sous contrat temporaire. Ainsi, en Belgique, la précarité de l’emploi ne se réduit pas aux travailleurs sous contrat temporaire : les précaires sont majoritairement des salariés sous CDI, mais qui risquent de perdre leur emploi.

Tableau 3 : Risque subjectif de perte d’emploi selon le type de contrat en 2010 en Belgique
Résumé
A quel point êtes-vous d’accord ou pas avec l’affirmation suivante : "Je risque de perdre mon travail au cours des 6 prochains mois."
Contrat de travail Absolument pas d’accord Pas d’accord Ni d’accord, ni pas d’accord D’accord Tout à fait d’accord Total
Emploi permanent 41% 34% 12% 9% 4% 100%
Emploi temporaire 18% 20% 15% 23% 24% 100%

Pour conclure, on peut retenir trois éléments qui s’opposent aux discours dominants. D’abord, la majorité des travailleurs continuent à être couverts par un contrat stable. La société totalement flexible n’est pas encore d’actualité. Ensuite, une très large majorité des travailleurs aspirent à l’emploi stable. Ils ne désirent donc pas une société de la flexibilité. Enfin, la précarité de l’emploi est un phénomène qu’on ne peut négliger puisqu’une part importante des salariés sous contrat permanent ont peur de perdre leur emploi.

Notes

[1Pieter Timmermans et Klaas Soens Quelle certitude de garder un (son) emploi au 21ème siècle ? Mémo de la FEB, 6 février 2007

[2Les chiffres présentés ici proviennent des enquêtes sur les forces de travail. Dans cette enquête, une personne est considérée comme un travailleur si elle a travaillé au moins une heure contre rémunération pendant la semaine précédant l’interview ou si elle était temporairement (congé, chômage technique, maladie...) absente de son emploi. Toutes les différences présentées ici sont statiquement significatives à un niveau de confiance de 95 %. Plus d’informations sur cette enquête sont disponibles sur le site web du SPF Économie et Statistiques et sur le site web d’Eurostat

[3Les données les plus anciennes en ma possession concernent l’année 1983. C’est pourquoi l’année 2010 (la plus récente) est comparée à l’année 1983 (la plus ancienne).

[4Les données présentées dans ce tableau proviennent de l’enquête européenne sur les conditions de travail de 2010. Des informations sur cette enquête sont disponibles sur le site web d’Eurofound