En effet, l’aide au logement transfère actuellement une partie importante des recettes publiques vers les (futurs) propriétaires. Déjà, au 19ᵉ siècle, les premières mesures prises par le gouvernement avaient pour but de favoriser l’accès à la propriété pour les travailleurs. Il ne faut pas chercher plus loin l’origine de la fameuse « brique dans le ventre » des Belges.
Une politique qu’il est temps de réexaminer de fond en comble, car elle se fait en réalité au détriment des locataires.
Aides aux locataires, aides aux propriétaires : un déséquilibre qui perdure
Les aides publiques destinées à faciliter l’accès à la propriété sont diverses.
La plus connue de toutes, le « bonus logement », est le dispositif grâce auquel, jusqu’en 2015, les personnes qui empruntaient pour acheter un logement pouvaient bénéficier de déductions fiscales : durant toute la durée du remboursement de leur emprunt hypothécaire, leur impôt sur le revenu (impôt des personnes physiques) était réduit. Un avantage fiscal qui atteignait, au total, entre 25 000 et 50 000 € par ménage. Et qui représente, pour l’État, un énorme manque à gagner (ce que les spécialistes appellent une « dépense fiscale »), estimé à plus de 2 milliards d’euros par an [1].
À ces dépenses au niveau fédéral s’ajoutent des dépenses au niveau régional destinées, elles aussi, à encourager la propriété du logement par les ménages : réductions sur les taxes dues lors de l’achat (les « droits d’enregistrement »), prêts hypothécaires à taux réduit, subsides aux promoteurs immobiliers pour la production de logements vendus à prix réduit, primes diverses destinées aux propriétaires.
En comparaison, le logement social fait figure de parent pauvre de la politique de l’habitat : les trois Régions lui consacrent, ensemble, un peu moins de 600 millions d’euros [2]. Il s’agit pourtant de la branche de la politique du logement qui s’adresse aux ménages les plus pauvres, ceux qui, logiquement, éprouvent le plus de mal à se loger correctement et pour lesquels l’achat d’un logement reste impossible malgré les aides. Or les besoins sont criants dans ce secteur : dans les trois Régions, les listes d’attente pour la location d’un logement social comptent des dizaines de milliers de ménages (44 000 ménages à Bruxelles, 107 000 en Flandre et 37 000 en Wallonie [3]).
Ce déséquilibre entre les aides publiques accordées aux propriétaires et aux locataires semble être amené à perdurer : dans les trois Régions, depuis la régionalisation de la fiscalité immobilière, le « bonus logement » est soit maintenu, soit en voie d’être remplacé par d’autres dispositifs en faveur des ménages devenant propriétaires [4].
Une politique génératrice d’inégalités
Ces dispositifs ont tendance à avantager une partie de la population déjà bien lotie, sans régler les problèmes que connaissent les plus désavantagés. Retour en quelques points sur les questions que posent ces dispositifs.
Tout d’abord les aides au logement, lorsqu’elles prennent la forme d’aides directes ou de réductions d’impôts, ont pour effet pervers de faire monter les valeurs immobilières. En effet, elles augmentent artificiellement le pouvoir d’achat des candidats propriétaires, et permettent aux vendeurs de pratiquer des prix plus élevés. De récentes études [5] ont démontré que, si au tout début de la mise en place du bonus logement, il a pu avoir un effet positif pour les acheteurs, après quelques années les vendeurs avaient intégré cette différence dans leur prix de vente, les prix étant désormais supérieurs à ce qu’ils auraient été sans le bonus logement ! Le même phénomène est observé en ce qui concerne les réductions sur les droits d’enregistrement, surtout pratiquées à Bruxelles. Au final, ce sont les vendeurs (et les banques) qui profitent de l’aide publique [6].
Or des valeurs immobilières élevées ont un impact négatif sur la qualité de vie des moins riches : soit parce que cela les empêche d’envisager l’achat d’un bien, soit parce que les loyers grimpent. En effet, on peut constater que les prix du marché locatif suivent l’évolution des prix de vente des biens immobiliers. Et comme cette hausse des loyers n’est pas compensée par une augmentation des revenus (au contraire), la part du budget des ménages consacrée au loyer augmente et contribue à la détérioration des conditions de vie des locataires [7].
Si les aides au logement sont un fameux coup de pouce pour ceux qui souhaitent et peuvent devenir propriétaire, on peut également les voir comme un déficit d’investissement pour ceux qui ne le pourront jamais. Rappelons que dans les grandes villes belges (Bruxelles, Anvers, Liège, Gand, Charleroi), 40% des habitants sont locataires. Or, comme les budgets publics sont serrés, ce qui est dépensé pour aider les candidats propriétaires ne peut plus l’être pour améliorer le sort des locataires. Sur ces dernières années, les seules dépenses fiscales liées au bonus logement auraient permis de construire en Belgique plus de 10 000 logements sociaux chaque année [8] ! De quoi résorber rapidement les listes d’attente du logement social qui, vu la production dérisoire actuelle [9] ne font au contraire que s’allonger.
Finalement, les aides au logement en général bénéficient plus aux ménages aisés qu’aux ménages pauvres (et même moyens). Pour le bonus logement par exemple, Nicolas Bernard et Valérie Lemaire [10] ont démontré que 50% de l’enveloppe totale bénéficiaient à des ménages appartenant aux 20% les plus riches, et seuls 15% de l’enveloppe bénéficiaient à des ménages qui appartiennent aux 50% de la population qui a les revenus les plus bas.
En définitive l’inégalité la plus importante par rapport à ces avantages envers les propriétaires réside dans le fait que même avec les aides à disposition, certains ménages ne pourront jamais devenir propriétaires. Et qu’en matière de logement l’investissement public n’a pas pour effet (ni probablement pour objectif) de “rectifier” cette inégalité.
Une inégalité qui va en s’aggravant, car l’acquisition du logement est souvent défendue comme une forme d’épargne-pension (les pensionnés propriétaires, dont le logement est déjà remboursé, pouvant vivre confortablement avec de plus petites pensions). Le niveau de vie des pensionnés dépend donc fortement de la possession d’un logement – alors que beaucoup, arrivés à l’âge de la pension, n’ont pas pu accéder à la propriété pour des raisons indépendantes de leur volonté (revenus trop bas, carrière incomplète, changements de situation familiale…).
Pourquoi n’a-t-on pas encore remisé les aides à l’acquisition ?
À la fin du 19ᵉ siècle, l’acquisition de son logement par le travailleur était perçue par les sociaux-chrétiens (au pouvoir à l’époque) comme un moyen de diffuser, parmi les travailleurs, les bienfaits d’une vie tournée vers de saines préoccupations familiales, et, par là, de garantir la paix sociale. Les libéraux, eux, prônaient une intervention minimale de l’État mais voyaient d’un bon œil la promotion du logement unifamilial pour les travailleurs : elle permettait de limiter l’agitation sociale et les risques de contagion de maladies infectieuses liés aux grandes concentrations de logements ouvriers.
L’aspect idéologique de la politique de l’habitat est toujours très présent de nos jours, même s’il ne s’exprime plus aujourd’hui comme il y a un siècle [11].
Plus prosaïquement, les contradictions de l’actuelle politique du logement – qui coûte cher à l’État sans parvenir à répondre aux besoins les plus criants – découlent aussi du fait que les pouvoirs publics ont décidé de laisser, globalement, la question du logement aux mains du “libre marché”. Ce marché, fait d’acteurs privés en quête de profit, ne rencontre pas les besoins de la majorité des ménages. L’État choisit donc de soutenir financièrement les ménages pour leur permettre d’acquérir les logements proposés sur le marché. Ce faisant, il garantit aussi des débouchés plus importants au secteur de la construction de logements.
Faute de remise en question de ce modèle, sur le long terme, les milliards dépensés ne rendent pourtant pas les logements plus accessibles, et sont loin de bénéficier à ceux qui en ont le plus besoin.