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Travail Politique

« Trop de grèves tue la grève » ? Une analyse de la fréquence des grèves sur les temps longs

13 juin 2016 Gilles Van Hamme

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Au cours des deux dernières décennies, et plus encore des dernières années, le discours politique et médiatique sur les grèves a fortement évolué [1]. De moins en moins, les grèves sont perçues comme un moyen légitime de lutter pour les droits sociaux.

A titre d’exemple, Joëlle Milquet était interrogée sur cette thématique du droit de grève le 26 octobre 2015 sur Matin première :

Le journaliste : « faut-il une loi pour limiter le droit de grève ? »
 
Joëlle Milquet, après avoir rappelé l’importance du droit de grève, répond : « Avant tout, le message cible, c’est pour les employeurs, le cas échéant le gouvernement, ce n’est pas nécessairement pour les utilisateurs. Dès lors, il faut peut-être penser la manière dont on peut être tout aussi clair dans une action sans pour autant prendre en otage et peut-être de manière très additionnée l’ensemble des usagers qui, à force de voir des grèves, commence à se poser quelques questions. Ce n’est pas pour autant qu’il faut revoir en tant que tel le droit à la grève… »
 
Le journaliste : « Au fond, est-ce que vous trouvez que les syndicats dans ce pays ont trop de pouvoir ? C’est finalement ce que dit la NVA en disant qu’il faut qu’ils aient la personnalité juridique, par exemple. Est-ce que vous pensez qu’ils ont trop de pouvoir ? »
 
Joëlle Milquet, après avoir rappelé l’importance des syndicats dans le modèle de concertation sociale, s’interroge sur les modalités du droit de grève et affirme : « Un moment, trop de grèves tue la grève ».
 
(L’interview peut être visionnée in extenso ici)

Les propos de Madame Milquet semblent modérés par rapport à la virulence du débat du moment. Notons également l’insistance du journaliste sur l’excès de pouvoir des syndicats et la limitation du droit de grève – il n’évoque ni les raisons (qui peuvent être légitimes) de faire grève, ni les conséquences positives d’une grève réussie (avancées sociales ou maintien de certains droits). Les propos de Mme Milquet reflètent néanmoins une interrogation de plus en plus fréquente sur la légitimité des modalités du droit de grève. Elle se prononce pour des modalités « douces », qui ne gênent pas le « bon fonctionnement » de la société. On notera aussi les glissements sémantiques tels que l’association entre la grève et la prise d’otage [2], glissement désormais intégré dans le langage médiatique.

Parallèlement, on assiste aussi à une forte augmentation des recours en justice contre « les voies de fait » [3] (blocages, piquets de grève,…) associés aux mouvements de grève. Ainsi, sans mettre en cause le droit de grève, ce sont les modalités d’action qui y sont associées, et qui sont la condition de leur efficacité, qui sont remises en question. En bref, le droit de grève est toléré, s’il ne perturbe pas le bon déroulement des choses ! Cette position est assez paradoxale, puisque des grèves qui ne perturbent rien ni dérangent personne pourraient bien s’avérer inefficaces pour faire entendre les revendications des travailleurs concernés. En ce sens, on pourrait dire que de plus en plus de « douceur » dans la grève tue la grève.

Si « trop de grèves tue la grève », il est légitime de se demander si nous vivons dans une période où les grèves sont particulièrement abondantes. Pour répondre à cette question, nous avons réuni les données sur le nombre de jours de grèves depuis les années 1930 en Belgique.

Notons d’emblée que la tendance observée en Belgique est très similaire à celle rencontrée dans les autres pays développés, à l’exception de l’importance des grèves entre la fin des années 1940 et la fin des années 1950, et ne saurait donc être interprété [4] seulement par des facteurs spécifiques à la Belgique. Seule la temporalité précise varie d’un pays à l’autre.

Graphique 1 : Nombre de journées de grève, 1932-2014
Sources : Annuaire statistiques de Belgique, BIT (pour les années 1995-2008), ONSS (2009-2014)
Graphique 2 : Nombre de journées de grève par travailleur, 1950-2014
Sources : Annuaire statistiques de Belgique, BIT (pour les années 1995-2008), ONSS (2009-2014)

Qu’observe-t-on sur ces graphiques ? Une baisse brutale des grèves est observée au début des années 1980, après des années de luttes sociales importantes entre la fin des années 1960 et la fin des années 1970. Entre les années 1970 et 1990, le nombre de jours de grèves a été à peu près divisé par 10. A la fin des années 1990, on observe une légère remontée, auquel la crise économique de 2008 semble mettre un coup d’arrêt, avant de reprendre en 2011-2012, et la mise en place des politiques d’austérité. Avec le pic de 2014, où le chiffre de 0,1 jour de grève annuel par travailleur est atteint [5], on est encore très loin de l’intensité des conflits rencontrée dans les années 1950 et 1970.

Par ailleurs, comme la perception des grèves est fortement marquée par les mouvements dans le secteur des transports, nous avons aussi regardé la part que ceux-ci tenaient dans l’ensemble des grèves depuis 2009. Entre 2009 et 2014, le secteur des transports a représenté en moyenne 10% des grèves, alors qu’il compte pour 4% des travailleurs. Durant ces 6 années, le nombre de jours a fortement varié, entre 16737 jours en 2013 (8% du total) et 57743 jours en 2010 (15% du total). En 2014, année de forte mobilisation, les transports ne représentent que 5,6% du total, soit 42621 jours de grève.

Comment expliquer ces évolutions ?

La diminution importante des mouvements de grève observée dans l’ensemble du monde développé dans les années 1980 est bien documentée. La forte montée du chômage en est un des principaux moteurs. Par ailleurs, la crise des années 1970 a particulièrement touché les secteurs dans lesquels les travailleurs étaient fortement structurés et vindicatifs (secteurs du métal, cheminots etc.). On observe en parallèle une forte baisse généralisée des taux de syndicalisation, à l’exception notable de la Belgique où les syndicats sont intégrés institutionnellement à l’Etat-providence. La segmentation du salariat entre travailleurs stables et travailleurs précaires (contrats temporaires, conditions de travail plus défavorables,…) souvent moins à même de défendre leurs droits [6], d’une part, et la mondialisation, avec le chantage permanent à la délocalisation, s’additionnent pour expliquer ce recul historique des luttes sociales de la part des salariés. Ce n’est certes pas un hasard si le secteur public (ou assimilé), dans lequel en moyenne les travailleurs bénéficient d’une meilleure sécurité de l’emploi, a souvent été au cœur des mouvements de lutte au cours de cette période (grèves de 1995 chez les enseignants, grève à la Sabena en 2001 etc.).

La remontée modérée des mouvements de grève à la fin des années 1990 est en revanche peu documentée. Par ailleurs, nous n’avons pas d’éléments permettant de dire que cette remontée concerne aussi les autres pays industrialisés ; les statistiques du Bureau International du travail ne montrent pas de signe clair de remontée mais très peu de pays fournissent des statistiques après 2008, pendant laquelle des mouvements sociaux de plus grande ampleur se sont déroulés dans un certain nombre de pays. Dès lors, nous sommes réduits à des hypothèses pour la Belgique. Certes, la crise jusqu’en 2010 donne plutôt un coup d’arrêt aux mouvements de grève, qui pourrait être expliqué à la fois par la peur engendrée par la crise mais aussi par l’absence d’austérité dans cette première phase de la crise. En revanche, dès 2011, c’est-à-dire quand une politique d’austérité se met en place, les mouvements de grève se font plus nombreux, sans que l’on puisse affirmer si cette tendance va se poursuivre.

La conclusion est sans appel. Si le discours virulent contre la grève rencontrée aujourd’hui, et déjà observée en 2005 et en 2011 [7], correspond bien à un pic conjoncturel, il ne correspond pas historiquement à une période de forte mobilisation sociale. L’affirmation « trop de grèves tuent la grève » ne correspond pas à une époque de grèves massives. C’est donc le discours idéologique sur la grève qui semble avoir changé. Celle-ci semble de moins en moins perçue (ou présentée), tant au niveau du discours politique que médiatique, comme un moyen légitime, voire indispensable, à la conquête ou au maintien de droits sociaux. Cette défaite idéologique des travailleurs les affaiblit dans leurs moyens d’actions, dans la mesure où la grève reste un de leurs principaux moyens de luttes. Dans cette perspective, il est sans doute nécessaire de rappeler que les luttes sociales, les grèves en particulier, ont été un facteur décisif du progrès social. Contentons-nous de mentionner qu’au cours des années soixante et septante, la part des salaires a augmenté dans le PIB alors qu’à partir des années 1980, cette même part a baissé, signe d’une diminution relative des salaires par rapport aux revenus du capital [8]. Cette évolution est particulièrement inquiétante au moment où les offensives contre les droits sociaux atteignent un niveau élevé, que l’on n’avait pas rencontré depuis les années 1980.

Notes

[1Zamora D., « Grève en Belgique : Haro sur les grévistes et les syndicats », Acrimed, http://www.acrimed.org/Greve-en-Belgique-Haro-sur-les-grevistes-et-les-syndicats

[2Le Larousse définit l’otage comme suit : « Personne dont on s’empare et qu’on utilise comme moyen de pression contre quelqu’un, un État, pour l’amener à céder à des exigences. (La loi punit la prise d’otage de la réclusion criminelle à temps ou à perpétuité.) »

[3Sur ces questions juridiques, voir Jean-Claude Paye, "Belgique : offensive sur le droit de grève", La revue Toudi

[4C.Mcl, « L’évolution de la lutte de classe », Controverses, Forum pour la Gauche Communiste internationaliste

[5Il s’agit du chiffre en moyenne lissée qui donne une meilleure perception des évolutions sur les temps longs. Le chiffre effectif de 2014 est de 0,11 jour de grève par travailleur.

[6Cette segmentation/individualisation des travailleurs est documentée y compris au cœur même de la grande industrie, dans des secteurs comme l’automobile. Voir par exemple : Beaud S., Pialoux M. (1999), Retour sur la condition ouvrière : enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard.

[7Zamora D., « Grève en Belgique : Haro sur les grévistes et les syndicats », Acrimed, http://www.acrimed.org/Greve-en-Belgique-Haro-sur-les-grevistes-et-les-syndicats

[8Voir Vandermotten C., Van Hamme G., Marissal P. (2010), La production des espaces économiques, 2 vol., Bruxelles : Editions de l’ULB.