Observatoire Belge des Inégalités
https://inegalites.be/Le-travail-c-est-la-sante-pas-pour
Le travail c’est la santé ? (pas pour tout le monde)
Écarts de mortalité entre professions en Belgique
CC by21 mars 2023
Joël Girès

Les inégalités de santé sont très importantes en Belgique. L’un des indicateurs les plus tragiques de ces inégalités est la différence d’espérance de vie entre les milieux sociaux : en Belgique, une personne socialement favorisée vit 10,6 ans de plus qu’une personne défavorisée pour les hommes, et 7,8 ans pour les femmes [1]. Comment expliquer des différences si importantes ?

La santé est régulièrement pensée comme une affaire individuelle : celle-ci serait surtout fonction de la manière dont chacun de nous prend soin de son corps, notamment en ayant une alimentation équilibrée, une activité physique régulière et en évitant certains comportements, comme le fait de fumer ou de consommer trop régulièrement de l’alcool. Les politiques de santé publique peuvent d’ailleurs conforter cette vision, par l’accent qu’elles mettent sur le rôle déterminant des comportements individuels.

Cette conception pose néanmoins problème pour comprendre les inégalités sociales de santé : il n’est pas possible d’expliquer des différences systématiques et si élevées entre les personnes en faisant référence uniquement à des comportements individuels. Si la santé et l’espérance de vie des classes sociales sont à ce point inégales, c’est parce que des déterminants sociaux pèsent inégalement sur elles. Les déterminants sociaux de la santé sont les conditions de vie dans lesquelles vivent les individus et les dispositifs collectifs mis en place pour donner accès à chacun aux ressources pour bien vivre.

Le travail est l’un de ces déterminants sociaux qui jouent un rôle majeur dans la production d’inégalités de santé. Le fait est que les individus font face à des réalités de travail très différentes qui pèsent inégalement sur leur santé. Les personnes occupant les positions sociales les plus basses sont tendanciellement les plus exposées à des conditions de travail difficiles et préjudiciables pour leur santé physique : conduite de machines dangereuses, travail de nuit, manipulation de produits toxiques, port de charges lourdes, tâches répétitives… Ce sont aussi les personnes qui tirent les revenus les plus faibles et peu de reconnaissance sociale de leur activité professionnelle, pesant sur les conditions de vie hors du travail même.

Mortalité inégale selon la profession

Pour tester si les inégalités de santé peuvent effectivement être appréhendées par le prisme de l’activité professionnelle, cet article se donne pour but de mesurer la différence de mortalité selon la profession. Voici la méthode employée : les travailleurs en Belgique ont été classés selon leur profession en 2001 dans une catégorisation de 76 professions, afin d’offrir une vision détaillée des différences entre elles [2]. La mortalité de chaque profession a ensuite été calculée sur une période de 17 ans (de 2001 à 2017) afin d’être comparée à la moyenne de la population active occupée. Cette comparaison nous permet de connaître la sur-mortalité ou sous-mortalité de chaque profession par rapport à la moyenne, dont voici les résultats :

Graphique 1 : Inégalités de mortalité selon la profession
Ce graphique présente la sur ou sous-mortalité par profession. La taille des barres est proportionnelle au pourcentage de mortalité en moins ou en plus par rapport à la moyenne, indiquée par la ligne verticale centrale. Lien vers le document en haute résolution : https://inegalites.be/download/OBI - Mortalité par profession.png

La ligne verticale noire au milieu du graphique représente la mortalité moyenne [3]. Les barres horizontales de couleur représentent la sur ou sous-mortalité par profession. Leur taille est proportionnelle au pourcentage de mortalité en moins (lorsque la barre est verte) ou en plus (lorsque la barre est rouge) par rapport à la moyenne. Par exemple, les enseignants du supérieur représentent la catégorie la mieux protégée face à la mort, avec 46 % de décès en moins par rapport à la moyenne dans la période de temps considérée. À l’inverse, les éboueurs sont la profession où la mortalité est la plus élevée, puisqu’elle voit près de 66 % de décès en plus par rapport à la moyenne. Lorsque la barre est jaune, cela signifie qu’il n’est pas certain que la sur ou sous-mortalité soit réellement différente de la moyenne. En effet, l’étude porte sur un échantillon, et de ce fait, pour pouvoir extrapoler les résultats à l’ensemble de la population, il faut que certaines conditions soient remplies [4]. On observe par exemple chez les policiers et gendarmes 5 % de mortalité en plus que la moyenne ; cependant, l’écart n’est pas suffisant pour pouvoir dire que l’on observerait aussi cette sur-mortalité dans la population. Il en va de même pour les ouvriers des carrières : on constate près de 21 % de mortalité en plus que la moyenne. Ce résultat est cohérent vu les dures conditions de travail de la profession, mais dans ce cas le nombre d’ouvriers n’est pas suffisant pour que nous soyons certains du résultat. Les barres jaunes représentent néanmoins un résultat : cela signifie que la mortalité n’est potentiellement pas différente de la moyenne, ou qu’il faut interpréter le résultat avec plus de prudence.

Mortalité inégale selon la classe sociale

Premier constat suite à la lecture du graphique : on observe effectivement des différences marquées entre professions. Éboueurs, standardistes, ouvriers de la construction, conducteurs de transports collectifs, serveurs, facteurs, cheminots, nettoyeurs industriels et aide-soignantes présentent des mortalités bien supérieures aux avocats, scientifiques, dentistes, chefs d’entreprises, médecins, cadres dirigeants, entrepreneurs en bâtiment, ingénieurs et enseignants du supérieur. Cela veut dire que l’on observe plus de décès sur le même laps de temps pour les premiers par rapport aux seconds, indiquant qu’ils vivent moins longtemps [5]. Deuxième constat notable : l’ordre des professions classées par leur mortalité correspond grosso modo à la hiérarchie sociale. Autrement dit, les personnes occupant des professions peu valorisées, plus souvent éreintantes physiquement, sont aussi celles qui présentent la mortalité la plus haute, et inversement. La présentation des résultats dans une classification plus simple rend ce résultat évident :

Graphique 2 : Inégalités de mortalité selon la classe sociale
Ce graphique présente la sur ou sous-mortalité par classe sociale. La taille des barres est proportionnelle au pourcentage de mortalité en moins ou en plus par rapport à la moyenne, indiquée par la ligne verticale centrale. Lien vers le document en haute résolution : https://inegalites.be/download/OBI - Mortalité par classe sociale.png

Dans ce deuxième graphique, les professions ont été regroupées dans une classification plus générale avec une dimension hiérarchique plus explicite [6]. Celle-ci permet de voir que les activités professionnelles en haut de la hiérarchie — prestigieuses et liées à l’exercice du pouvoir — sont clairement en sous-mortalité. Les professions en bas de la hiérarchie — subordonnées et qui consistent en des tâches d’exécution, souvent physiques — sont, quant à elles, en nette sur-mortalité. Le tableau suivant donne plus d’informations sur les métiers inclus dans cette classification :

Tableau 1 : Les différentes classes sociales
Santé subjective : moyenne ou mauvaiseProportion de femmes
Chefs d’entreprise (Tout type d’entreprise) 12,02 % 12,10 %
Cadres dirigeants (public et privé) (Directeur général, parlementaire, secrétaire de parti…) 11,18 % 29,38 %
Professions libérales, intellectuelles et scientifiques (Avocat, chercheur, médecin, ingénieur, professeur d’université…) 12,60 % 33,93 %
Professions intermédiaires et cadres moyens (Enseignant, kiné, expert commercial, infirmière, chef de bureau…) 15,63 % 56,71 %
Chefs d’équipe d’ouvriers et techniciens supérieurs (Contrôleur qualité, technicien de chantier, laborantin, contremaître…) 17,22 % 24,27 %
Petits indépendants (Restaurateur, garagiste, commerçant, courtier en assurance…) 16,25 % 35,88 %
Employés administratifs (Secrétaire, employé de banque, d’assurance, d’administration publique…) 14,81 % 67,28 %
Ouvriers qualifiés (Mécanicien, couturière, menuisier, plombier, cheminot, conducteur de train…) 23,47 % 8,61 %
Employés routiniers (Vendeur, guichetier, policier, aide-soignante, serveur, facteur…) 20,75 % 58,26 %
Agents d’entretien (Aides-familiale, femme de ménage, nettoyeurs de bureau…) 24,66 % 77,81 %
Ouvriers peu qualifiés (Ouvrier à la production, clarkiste, routier, cuisinier, conducteur de machine-outil…) 23,48 % 20,05 %
Manœuvres (Ouvrier manutentionnaire, docker, éboueur, manœuvre de la construction…) 26,13 % 21,81 %
Ouvriers agricoles et horticoles (Ouvrier agricole, maraîcher, jardinier, pêcheur…) 21,80 % 19,32 %

Le tableau comprend également une information sur la perception de leur propre santé par les personnes elles-mêmes. Plus la sur-mortalité de la catégorie est forte, plus la proportion de personnes se sentant en moyenne ou mauvaise santé est élevée (11,18 % pour les cadres dirigeants versus 26,13 % pour les manœuvres) [7]. Une information sur la proportion de femmes a été ajoutée au tableau, pour rappeler que les catégories ne sont pas du tout mixtes : les cadres et chefs d’entreprise sont en grande majorité des hommes, les personnes qui travaillent dans le nettoyage sont en grande majorité des femmes.

Ces différents résultats soulignent la dimension cumulative des inégalités sociales : en plus de bénéficier d’emplois moins lourds et de hauts revenus, les classes supérieures vivent plus longtemps et se sentent en meilleure santé. Les classes inférieures – ouvriers et petits employés confrontés à des métiers à plus forte pénibilité et faiblement rémunérés – vivent moins longtemps et se sentent en moins bonne santé. Nous avons montré dans un article précédent que les inégalités se reproduisent largement de génération en génération : un enfant d’ouvrier peu qualifié a 53 fois moins de chance d’être cadre supérieur plutôt qu’ouvrier peu qualifié [8]. Si l’on combine ce résultat avec les résultats de santé par profession, on peut dire que statistiquement, selon la position sociale de ses parents (cadre ou ouvrier), une personne aura plus ou moins de chance d’avoir une profession valorisée, une bonne santé et de vivre longtemps.

Santé et système inégalitaire

Les importants écarts de mortalité révèlent l’impact du système de classes sociales sur la santé à travers le prisme des inégalités socio-professionnelles. L’association systématique entre les métiers à forte pénibilité (ouvriers de la construction, facteurs, serveurs, éboueurs, routiers, agents de sécurité…) et une mesure de surmortalité laisse penser que l’activité de travail pourrait effectivement avoir un impact important sur la santé et l’espérance de vie.

Il faut cependant noter que ces résultats n’isolent pas l’activité du travail seule : est-ce le travail « en soi » ou les conditions de vie associées qui créent ces différences de mortalité ? L’établissement d’un lien de causalité en matière de santé est périlleux ; les résultats de cet article ne le permettent en tout cas pas. Mais la distinction étanche de ces deux dimensions serait artificielle dans une perspective sociologique. En effet, dans la réalité vécue des personnes, ces dimensions ne sont pas séparables : avoir un métier pénible, c’est aussi avoir un salaire moins élevé, qui détermine la taille et le confort du logement habitable, qui conditionne les choix alimentaires, le temps libre disponible, etc. Occuper ce type de position peu valorisée, c’est aussi avoir une autre appréhension de la vie, menant à chercher des espaces de libertés là où ils sont refusés ailleurs (dans l’activité professionnelle ou la possibilité d’avoir des loisirs), notamment dans les pratiques alimentaires. On voit ainsi que les classes populaires valorisent les nourritures bonnes au goût alors que les classes supérieures s’astreignent plus souvent à respecter les normes de santé publique en matière d’alimentation [9].

C’est l’ensemble de ces interactions entre inégalités qu’il faut comprendre dans une préoccupation de santé publique. Une politique publique soucieuse de résorber les inégalités sociales de santé impliquerait ainsi des changements structurels profonds en vue de la diminution des inégalités sociales en d’autres matières que celle de la santé strictement, notamment en termes d’emploi, de logement ou de revenus. Les politiques néolibérales menées aujourd’hui creusent malheureusement ces écarts et défont les protections collectives qui permettent à chacun de mener une vie en bonne santé.

Notes


[1Voir l’article de l’Observatoire des inégalités : « Inégaux face à la mort » (Joël Girès et Pierre Marissal).

[2Les données sont issues du recensement de 2001, couplées avec des données de mortalité sur une période de 17 ans (de 2001 à 2017). Le recensement de 2001 contient des informations sur la profession d’à peu près un cinquième de la population active occupée, soit 761 744 personnes. Il s’agit de l’échantillon utilisé dans cet article (les chômeurs et pensionnés ne sont pas retenus). Les personnes en temps plein et temps partiel sont considérées, sans limites d’âge. L’information sur la profession est disponible à travers la classification des professions INS, dont la version la plus complète comprend 3967 professions. Des versions agrégées de cette classification sont disponibles, mais leur nature insuffisamment sociologique rend l’analyse à travers elles improductive. Par exemple, les médecins et infirmières sont regroupés selon une logique de secteur d’activité, ce qui masque la dimension hiérarchique, essentielle pour différencier des conditions de travail inégales. Les médecins ont en effet des conditions de travail différentes des infirmières, et les deux ne peuvent pas être assimilés. Une nomenclature originale de 76 catégories a donc été utilisée, suffisamment fine pour différencier des situations différentes et assez larges pour rassembler celles similaires : par exemple infirmières et opérateurs radiographiques, auparavant séparés.

[3L’indice de comparaison est le ratio standardisé de mortalité (SMR). Les résultats ont été standardisés par âge et par sexe. Cela signifie que la structure d’âge et de sexe a été prise en compte pour chaque profession. Pour le comprendre, prenons l’exemple d’une profession à la moyenne d’âge élevée, disons juge, en comparaison d’une profession peu qualifiée et jeune, disons serveur. Du fait de l’âge plus élevé des juges, il est plus probable que l’on observe plus des décès parmi ceux-ci que parmi les serveurs, élevant mécaniquement leur mortalité. Or, il est peu probable que le métier de juge soit plus pénible que celui de serveur. L’effet de l’âge a donc été « neutralisé » dans les analyses. Il en va de même pour l’effet du sexe. Les hommes meurent plus jeunes que les femmes. Une profession à forte proportion d’hommes présenterait donc mécaniquement une sur-mortalité sans standardisation par sexe.

[4Le seuil de significativité retenu est de 5 %.

[5On ne peut malheureusement pas passer facilement de la sous/sur-mortalité calculée dans cet article à l’espérance de vie.

[6Dans ce cas, les données ont été classées dans une classification librement inspirée du schéma de classe de Goldthorpe (voir : https://books.openedition.org/pumi/33176). L’opérationnalisation a été guidée par les procédures développées dans le cadre du projet de classification européenne ESeC : https://www.iser.essex.ac.uk/archives/esec.

[7Dans le recensement, une question sur l’état de santé est posée avec les modalités de réponse : très bon / bon / moyen / mauvais / très mauvais. L’indicateur retenu reprend les réponses moyen, mauvais et très mauvais. Pour neutraliser le fait que l’âge moyen n’est pas le même dans chaque catégorie, et que les personnes plus âgées ont plus tendance à se sentir en moins bonne santé, la santé subjective a été calculée sur les personnes de 45 à 55 ans pour chaque catégorie.

[9F. Régnier & A. Masullo, 2009, Obésité, goûts et consommation – Intégration des normes d’alimentation et appartenance sociale, Revue Française de Sociologie, n.4, vol.50, pp.747-773.