Quand les pauvres quittent Bruxelles...
10 décembre 2018
Cet article provient de deux articles :
– L’un écrit initialement pour l’encyclopédie Pauvrophobie [1] qui a pour but de déconstruire des idées reçues sur la pauvreté. Il s’attaque à celle-ci : “Pour s’en sortir, il suffit de quitter Bruxelles.”
– L’autre est issu d’une recherche scientifique initialement publiée dans la revue Brussels Studies [2].
Contrairement à l’image véhiculée par les médias et par les politiques bruxellois, le contingent des habitants qui quittent Bruxelles est également composé de personnes peu nanties. Entre 2008 et 2013, 30 % des personnes qui ont déménagé depuis Bruxelles vers une autre commune belge appartenaient aux trois déciles [3]de revenus les plus bas.
Digital Suburbs by Nikk@flickr
Comme le montre le graphique 1, sur 100 personnes qui quittent Bruxelles pour s’installer ailleurs en Belgique, 30 appartiennent à un ménage « populaire » [4].
Si ce phénomène, de périurbanisation, demeure plus important pour les classes moyennes, il ne s’agit pas pour autant d’un phénomène négligeable. Dans le cadre d’une recherche menée à l’ULB entre 2013 et 2018, nous nous sommes en particulier intéressés aux départs depuis les quartiers populaires centraux [5]. En effet, les classes populaires urbaines, particulièrement celles qui habitent le centre-ville, font face à une double pression :
– D’une part, une pression spatiale : le renforcement de la concentration de la richesse et des activités à forte valeur ajoutée (banques, assurances, etc) et des fonctions de commandement (siège d’entreprise) dans certaines métropoles va de pair avec une croissance des prix du foncier des espaces urbains centraux. Ceci se traduit notamment par une hausse structurelle des coûts du logement en ville, d’autant plus appuyée là où ces processus sont les plus vifs et les plus politiquement soutenus, comme c’est le cas à Bruxelles. [6].
– D’autre part une pression sociale : la déstructuration du modèle salarial, la pénurie structurelle d’emplois et la précarisation des statuts dans les économies métropolitaines creusent les inégalités et aggravent l’insécurité sociale et économique, en particulier pour les populations reléguées au bas de la hiérarchie sociale [7].
En regardant spécifiquement les départs des ménages populaires depuis les quartiers centraux bruxellois, on constate que ces ménages s’installent essentiellement dans trois espaces (carte2) : la périphérie proche de Bruxelles, surtout vers le nord et l’ouest ; la vallée de la Dendre (Alost, Ninove, Lessines), et le sillon urbain et industriel wallon. Ces destinations sont fort différentes les unes des autres, et il serait malaisé de considérer que tous ces espaces se caractérisent par les mêmes modes de vie. Néanmoins, on peut identifier certains éléments communs. Tout d’abord, il est vrai qu’en quittant Bruxelles, on a plus de chance d’occuper un logement moins cher, ou pour le même prix, de meilleure qualité : plus spacieux, rénové, plus adapté à la taille du ménage. Mais si le logement est un élément essentiel pour le bien-être des familles, il ne fait pas tout.
Les difficultés de la périphérie
A Bruxelles, les ménages les moins nantis ne font pas que se loger : leur quartier est également un lieu essentiel pour vivre dans les meilleurs conditions possibles. On pense bien sûr aux différents commerces, qui permettent d’acheter à bon prix les aliments et biens nécessaires, mais s’arrêter à cela serait passer à côté de l’essentiel. Car ce que les ménages populaires peuvent également mobiliser à Bruxelles ce sont leurs réseaux : le tissu amical, familial et associatif, qui de diverses façons permet d’améliorer le quotidien. Cela va de la grand-mère ou de la sœur qui peut aller chercher les enfants à l’école en cas de maladie, à l’ami de l’ami qui aide à retrouver un emploi, en passant par toutes les formes d’entraides nécessaires pour trouver un logement, un service, etc. Sans compter les facilités symboliques : pouvoir parler sa langue maternelle de temps en temps avec le boulanger, le boucher ou l’épicier, ne pas être dévisagé parce que l’on porte un voile ou parce que l’on a un accent prononcé, etc., toutes ces petites choses du quotidien participent également au bien-être des personnes.
En quittant Bruxelles, on s’éloigne de ces facilités. Bien sûr la capitale reste un espace accessible depuis presque toute la Belgique, mais en combien de temps, et à quel cout ? Les abonnements de train et de bus peuvent ne pas sembler un frein à certaines catégories de population, mais pour d’autres, le prix du ticket de De Lijn peut justifier de marcher une heure par jour tous les jours, et ce, qu’il pleuve ou qu’il vente.
« Ca dépend de ton portefeuille, si tu peux te permettre de prendre De Lijn et la STIB, ou bien, bon ça m’arrange, je sors un peu plus tôt, j’aime marcher »Esra, Vilvorde, accueillante dans une association, marche une heure par trajet, deux fois par jour pour rejoindre la première ligne STIB. [8]
Par ailleurs, dans les ménages populaires, la possession de deux voitures est nettement plus rare [9], et si l’un des membres du ménage prend la voiture pour se rendre au travail, l’autre se retrouve sensiblement moins mobile et plus isolé. Sans compter que les temps de trajet eux-mêmes peuvent être vécus de façon très négative, surtout si l’on a un horaire difficile (commencer tôt, terminer tard, ou travailler en horaire coupé).
« Ce qu’on gagne en argent, on le perd en qualité de vie familiale ». Maria, Charleroi, caissière.
Dans les espaces où les populations d’origine étrangère sont très peu nombreuses, l’arrivée de ménages issus de l’immigration peut également avoir des conséquences inattendues : racisme larvé ou exprimé et sentiment d’isolement renforcé.
« Dans le quartier… honnêtement, j’ai du mal, j’ai du mal à m’adapter. C’est peut-être moi, mais j’ai du mal à m’adapter. […] J’ai l’habitude, allez, des regards de travers, des regards qui me disent, allez, rentre chez toi. [...] Mais là, j’ai eu peur, je tremblais. C’était Enlève ton foulard Salope ». Farah, Alsemberg, femme au foyer.
Pour certaines personnes cependant, le bilan est plutôt positif et ils ne reviendraient pour rien au monde vivre à Bruxelles. Pour d’autres, c’est chaque jour un manque criant et un regret.
« J’évite de trop regretter, parce que ça me fait un grand trajet […] quelque fois deux heures, quelques fois deux heures quart. Donc, c’est pas vraiment une très très bonne idée, mais à Bruxelles, je n’avais plus grand-chose comme possibilité… » Joséphine, Puurs, Formatrice.
Mais surtout, déménager, et déménager « loin » n’est pas un acte anodin et facile, il faut pouvoir mettre en œuvre des compétences que tous les habitants pauvres ne peuvent pas activer : administration, prêt bancaire, donner une sécurité à un bailleur, etc. Parmi les plus pauvres, ce ne sont pas les plus précaires qui sont en mesure de réaliser une installation dans la périphérie, même lointaine, de Bruxelles.
Ainsi, l’augmentation des prix du foncier est l’un des facteurs qui amène de nombreux ménages à quitter les centres urbains. Ces espaces centraux semblent d’autant plus important que le capital économique est faible, car les ménages pauvres organisent les pans de leur vie autours des possibilités que leur offre la ville (réseaux, commerces, services publics, accès, etc).
Finalement, s’il suffisait de quitter Bruxelles pour s’en sortir, ça se saurait, non ?
Notes
[1] Pauvrophobie, Petite encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté, Luc Pire, 2018
[3] Sur la notion de décile de revenu : Si l’on classe les ménages par leurs revenus croissants, le premier décile correspond au 10 % des ménages ayant les revenus les plus faibles. Dans le cadre de cette recherche nous avons considéré que les classes populaires correspondaient aux ménages appartenant aux déciles 1, 2 et 3. Le calcul des déciles a été réalisé sur toute la zone d’étude (reprise sur la carte), et non pas uniquement sur Bruxelles. Etant donné qu’une part importante des ménages pauvres de cette zone habitent à Bruxelles, 45 % des ménages bruxellois appartiennent aux trois premiers déciles de revenus.
[4] Qu’entend-on par « classes populaires » ? Beaucoup de sociologues s’accordent à reconnaître sous cette dénomination un groupe social en soi. Les individus qui le composent ne se représentent pas nécessairement l’appartenance à cette classe sociale. Traversées de fractures, ces classes populaires partagent au moins deux caractéristiques majeures : d’une part, la petitesse du capital économique, qui les place en position de dominés notamment sur le marché immobilier ; d’autre part, un capital culturel qui les désavantage dans l’enseignement puis sur le marché de l’emploi, et implique une dévalorisation (voire une stigmatisation) de leurs goûts et pratiques culturelles [Schwartz, 2011 ; Wright, 2005]. Notons qu’à Bruxelles, une part importante des classes populaires est originaire de l’immigration.
[5] Par "quartiers populaires centraux, nous entendons : le Molenbeek historique, le bas d’Anderlecht, le bas de Foret, L’ouest de Schaerbeek et Saint-Josse. Cet espace a été défini sur base du revenu médian par ménage en 2015 et correspond à ce que l’on nomme aussi "le croissant pauvre".
[6] Harvey, 2011 ; Madden et Marcuse, 2016
[7] Castel, 2003 ; Siblot et al., 2015
[8] Les extraits d’interview retranscrits proviennent d’entretiens réalisés au cours des années 2016-2018 avec des patients des maisons médicales « Maison pour le peuple » de Bruxelles. Toutes les personnes interviewées habitaient durant de nombreuses années à Bruxelles puis ont déménagé, certaines sont toujours installées en périphérie, d’autres sont revenues vivre à Bruxelles.
[9] Lire à ce propos L’emploi convenable au prisme des inégalités de mobilité