Version imprimable de cet article Version imprimable

Travail

Les délégués syndicaux sont-ils « sur-protégés » ?

22 mai 2017 Maarten Hermans
Traduction vers le français : Catherine Toussaint

CC by

Les enquêtes montrent clairement qu’en Belgique, pour les travailleurs, s’exprimer librement n’est pas chose évidente.

À l’approche des élections sociales de 2016, la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB) plaidait pour une réduction de la protection des représentants des travailleurs. Protection qui est jugée « exagérée », avec « suffisamment d’exemples d’abus, par des travailleurs qui se portent candidats pour se protéger d’un licenciement ». Une fois passées les élections, en septembre, Egbert Lachaert et Vincent Van Quickenborne (Open VLD) remettaient sur la table une proposition de loi visant à diminuer la protection des délégués syndicaux contre le licenciement.

La raison d’être de la protection contre le licenciement est de garantir le droit d’expression dans un contexte où la relation est asymétrique par nature : la relation de travail

La loi protège les candidats délégués du personnel aux élections sociales contre le licenciement. L’employeur peut seulement licencier ces travailleurs après une procédure auprès du tribunal du travail ou de la commission paritaire compétente, pour faute grave (le vol, par exemple), ou pour des raisons d’ordre économique ou technique (par exemple, le licenciement de toute la catégorie de personnel à laquelle appartient le délégué). La raison d’être essentielle de cette protection est de permettre aux délégués – et aux travailleurs qu’ils représentent – d’exercer leur droit d’expression dans le cadre d’une relation qui est asymétrique par nature : la relation de travail. Un candidat ou un élu au conseil communal ou dans un parlement ne doit pas craindre, par exemple, que les autres partis à la table des négociations ne lui retirent son emploi. En revanche, dans le cadre de l’entreprise cette possibilité existe.

Lorsque certains évoquent une protection « exagérée » des délégués, il faut se demander dans quelle mesure les travailleurs se sentent réellement libres d’exercer leur droit légal à la négociation. En d’autres mots, se porter candidat, être élu (ou non), signaler des situations dangereuses au Comité pour la Prévention et la Protection au Travail (CPPT), informer leur base, etc., sans craindre de répercussions négatives sur leur emploi.

Les nouveaux représentants syndicaux sont-ils optimistes ?

Comment les nouveaux représentants syndicaux, élus en 2016, voient-ils le besoin de protection contre les licenciements ?
Il n’existe encore que peu de recherches sur les caractéristiques et les opinions de ce groupe, mais, pour nous éclairer, nous pouvons nous appuyer sur les résultats du Baromètre CSC, une enquête réalisée parmi les élus de la CSC dans les Conseils d’entreprise (CE) et les Comités pour la Prévention et la Protection au Travail (CPPT) en Belgique. Ce sondage est conduit périodiquement depuis 2014 et il est analysé par le centre de recherches HIVA de la KU Leuven à la demande de la CSC. A la suite des élections sociales et pour la quatrième fois, un sondage des candidats CSC pour le CE et le CPPT a été mené [1].

Ce quatrième Baromètre s’est penché tant sur les expériences et les attentes des travailleurs qui se sont portés à nouveau candidats que sur les attentes des travailleurs qui se présentaient pour la première fois. Différentes questions portaient sur des expériences passées d’intimidation et de menaces reçues du fait de leur travail de représentants de même que sur la manière dont ils voient l’avenir.

Nous observons que 14% des candidats sont (tout à fait) d’accord avec la proposition selon laquelle, dans leur entreprise ou leur organisation, les représentants des travailleurs peuvent perdre leur emploi du fait de leur travail syndical. Ce chiffre monte à 23% lorsque cela concerne un moins bon traitement qui leur serait réservé du fait de leur travail de représentants. Pour ces deux questions, 10% des personnes interrogées ont indiqué qu’elles « ne savaient pas ». Dans le cadre de cette analyse, nous pouvons considérer que ce résultat se situe plutôt dans la catégorie des réponses affirmatives. En effet, si un travailleur ne sait pas si son engagement syndical lui réserve un mauvais traitement ou met son emploi en péril, cela aura certainement un impact sur sa disposition à prendre cet engagement.

Les travailleurs pourraient être découragés de se porter candidats par la présence éventuelle d’un climat antisyndical

Cependant, il est difficile d’évaluer dans quelle mesure des travailleurs ont refusé de poser leur candidature par crainte d’un licenciement ou d’un mauvais traitement. Nous ne disposons naturellement que des réponses des travailleurs qui sont bel et bien candidats. Il a été demandé à toutes les personnes interrogées si elles avaient hésité à se porter candidates, ce qu’environ 24% d’entre elles ont déclaré.
Les raisons expliquant que des travailleurs puissent hésiter à se porter candidats sont nombreuses, elles sont souvent d’ordre pratique ou personnel. Mais nous voyons clairement que cette hésitation est liée au fait qu’ils estiment pouvoir être licenciés en raison de leur engagement syndical. En effet, 31% des candidats qui nourrissaient de sérieux doutes quant à l’opportunité de poser leur candidature sont (tout à fait) d’accord avec la raison du licenciement ou ne peuvent en juger (« ne sait pas ») contre 21% de candidats n’ayant que peu hésité. Ce qui semble montrer qu’il existe un « effet dissuasif » provenant d’un climat antisyndical sur certains lieux de travail qui décourage les travailleurs à se porter candidats.
Ces estimations des candidats diffèrent également selon leur statut et leur position au sein de leur entreprise ou de leur organisation. Par exemple, parmi les ouvriers, 27% sont (tout à fait) d’accord avec la proposition selon laquelle les représentants syndicaux reçoivent un moins bon traitement. Ces chiffres sont de 23% pour les cadres et de 21% pour les employés.

Quel est l’avis des représentants syndicaux concernant ces quatre années écoulées ?

Un peu plus de la moitié des candidats étaient déjà candidats ou élus lors des élections sociales de 2012, ils ont été interrogés sur leurs expériences concrètes de ces quatre dernières années. Dans ce groupe, 17% des personnes indiquent avoir été menacées de licenciement par leur employeur au cours de ces quatre années écoulées du fait de leurs activités syndicales. En ce qui concerne les intimidations de la part de l’employeur, ce chiffre monte à 32%.

Ces chiffres varient à nouveau selon le statut des personnes et leur secteur d’activités. Ainsi, 37% des ouvriers indiquent avoir été victimes d’intimidation de la part de leur employeur, alors que c’est le cas pour 30% des employés et 17% pour les cadres (figure 2). Quant aux menaces de licenciement, on arrive à 22% pour les ouvriers, 15% pour les employés et 7% pour les cadres. Si on examine ces résultats par secteur, on remarque que, pour les deux questions posées, les chiffres pour le secteur non-marchand – enseignement libre, soins de santé, secteur socio-culturel, etc – sont d’environ 10% plus bas que pour le secteur des services marchands et l’industrie.

Le fait d’être exposé à des comportements antisyndicaux de la part de l’employeur semble dépendre de la position (de force) qu’occupe le représentant syndical au sein de l’organisation

L’effet produit par le secteur dans lequel travaille la personne et son statut au sein de l’entreprise semblent se renforcer. En effet, ce sont le plus souvent les ouvriers travaillant dans l’industrie qui signalent avoir reçu des menaces (24%) et les cadres travaillant dans le secteur non-marchand qui en signalent le moins souvent (jamais). Cela semble montrer que le degré d’exposition à un comportement antisyndical dépend de la position (de force) que le travailleur-délégué syndical occupe au sein de son organisation, ainsi que des spécificités de celle-ci selon le secteur où elle opère.

Le besoin d’être protégé contre le licenciement dans une perspective internationale

Ces constatations sur l’attitude antisyndicale des employeurs et le tableau élogieux dressé par la FEB sur la situation en Allemagne où les représentants des travailleurs jouissent d’une protection moins étendue, incitent à se demander comment se situe la Belgique par rapport aux autres pays. Nous pouvons examiner cette question sur la base des statistiques recueillies par l’Agence européenne Eurofound à travers l’enquête European Company Survey (ECS) qu’elle réalise tous les quatre ans auprès de 30.000 managers et représentants du personnel1.
Les deux questions examinées ci-dessus (le mauvais traitement réservé aux représentants syndicaux et le risque de perdre leur emploi) se retrouvent aussi dans l’enquête ECS. Cependant, dans celle-ci, on a uniquement interrogé des représentants des travailleurs appartenant à un échantillon d’entreprises désigné à l’avance, pas un échantillon général de représentants syndicaux comme dans le Baromètre. Ainsi, bien que les deux questions sondent le même phénomène, le pourcentage pour la Belgique n’est pas directement comparable dans les deux enquêtes.

Nous observons, dans la figure 3, que les réponses des représentants syndicaux belges concernant ces deux questions sont dans la même proportion que les réponses de leurs collègues des autres pays. Parmi les représentants interrogés en Belgique, 11% sont (tout à fait) d’accord avec la thèse qu’au sein de leur entreprise, les représentants syndicaux peuvent perdre leur emploi du fait de leur travail syndical. Si on compare ces chiffres avec ceux obtenus dans les 15 autres pays d’Europe de l’Ouest, on remarque qu’ils sont supérieurs seulement en Espagne, en France et au Portugal (12-21%). Dans tous les autres pays d’Europe de l’Ouest, les représentants du personnel craignent moins pour leur emploi qu’en Belgique.

Nous pouvons douter du fait que se porter candidat comme représentant syndical soit véritablement une stratégie délibérée

Aussi est-il douteux que se porter candidat comme représentant des travailleurs afin d’être protégé contre le licenciement puisse être considéré comme une stratégie délibérée. En effet, il y a, en Belgique, non seulement de fortes craintes que le travail de représentant augmente les chances d’être licencié, mais, en outre, 10% des personnes interrogées sont (tout à fait) d’accord avec la proposition selon laquelle, dans les entreprises belges, un représentant syndical est moins bien traité que les autres travailleurs. Avec ce pourcentage, la Belgique se situe dans la moyenne des pays d’Europe de l’Ouest.

Conclusion

Il y a un rituel qui se répète presque chaque année – et à coup sûr tous les quatre ans, au moment des élections sociales. On dépose des projets de loi visant à supprimer progressivement la protection « exagérée » des délégués syndicaux contre le licenciement.

Dans ce genre de discussions, on s’appuie rarement sur des chiffres concernant le phénomène pour lequel cette protection des droits des travailleurs a été conçue : le droit pour les travailleurs de pouvoir s’exprimer sans craindre des répercussions négatives sur leur emploi. Lorsque nous interrogeons les représentants syndicaux récemment élus, nous voyons clairement que, pour beaucoup d’entre eux, ceci est loin d’être une évidence. Ainsi, parmi eux, un cinquième a été menacé de perdre son emploi et un tiers a été victime d’intimidation de la part de son employeur du fait d’exercer un mandat en tant que représentant syndical.

D’après les chiffres internationaux dont nous disposons à titre comparatif, nous pouvons également observer que les représentants des travailleurs en Belgique ne sont en moyenne pas « surprotégés » par rapport aux pays voisins. Dans la majorité des autres pays d’Europe de l’Ouest, les délégués syndicaux craignent moins le licenciement résultant de leurs tâches de représentants des travailleurs.

Il se pourrait même qu’ils soient sous-protégés, si l’on part du principe qu’aucun travailleur ne doit craindre pour son emploi uniquement du fait qu’il exerce son droit de s’exprimer. Il est étonnant que ce principe de la libre expression qui va de soi, par exemple, dans le cadre de la démocratie parlementaire ait besoin d’être sans cesse réaffirmé dans le monde des entreprises.

Notes

[13199 répondants.