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Richesses Travail

Inégalités de salaires dans les pays européens

La nécessité d’une régulation collective

21 février 2015 François Ghesquière

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La question des salaires est régulièrement évoquée dans la presse. Le plus souvent, c’est la conception néolibérale qui a droit de cité : le salaire n’est considéré que comme un coût qu’il convient de limiter pour maintenir la compétitivité des entreprises belges. Parfois, c’est la position inverse, plus progressiste, qui est mise en avant : le salaire est un revenu qu’il convient de maintenir et d’augmenter pour conserver le pouvoir d’achat des travailleurs. Ces deux positions, bien que politiquement incompatibles, partagent un même point de vue : c’est le niveau global (ou moyen) des salaires qui est débattu. Les questions traitant des inégalités au sein même de la distribution des salaires – par exemple, à quel point les managers gagnent-ils plus que les ouvriers ? ou, quelle part de l’ensemble de la masse salariale revient aux 10% des travailleurs les plus rémunérés ? – sont rarement évoquées et encore moins approfondies. Pourtant, l’étude des inégalités salariales proprement dites présente un intérêt certain puisque les salaires constituent la majorité des revenus des ménages.

Ce texte traite donc des inégalités globales entre salaires [1]. Le terme global est important parce que nous ne nous intéressons pas aux inégalités spécifiques (genre, origine ethnique, qualification, etc.). Cette perspective globale permet de ne considérer aucune inégalité comme a priori plus légitime qu’une autre : tout écart de salaire, quel qu’il soit, est jugé problématique. Une mesure simple de cette inégalité salariale est le rapport interquintile. Il s’agit du rapport entre le salaire du travailleur qui sépare les 20% les plus riches du reste de la population et le salaire du travailleur qui sépare les 20% les plus pauvres du reste de la population. Cette mesure a l’avantage d’être très parlante : elle mesure combien de fois le salaire « des riches » est plus élevé que celui « des pauvres ». En Belgique, ce rapport est de 2,4. Dans notre pays, le salarié riche gagne donc 2,4 fois plus que le salarié pauvre.

Au-delà d’une mesure des inégalités en Belgique, il est intéressant de comparer la situation dans chaque pays. Le graphique ci-dessus permet de comparer l’ampleur des inégalités salariales dans les pays d’Europe occidentale en 2010 [2]. On observe que la Belgique n’est pas le pays le plus inégalitaire, même si elle se situe encore loin d’une société où tous les salaires seraient égaux. En effet, le rapport entre « hauts » et « bas » salaires [3] est de l’ordre de 2, alors qu’il est de l’ordre de 4 pour la Grèce, l’Allemagne, le Royaume-Uni ou l’Irlande. Il est donc pertinent de se demander ce qui peut expliquer ces différences entre pays.

La première explication concerne le pouvoir des syndicats. La Belgique est un pays où les travailleurs s’affilient plus souvent que dans les autres pays à un syndicat. Or, comme on peut le voir dans le graphique ci-dessous qui croise l’ampleur des inégalités salariales avec le taux de syndicalisation [4], les pays où ce taux est élevé (la Belgique, les pays scandinaves, Malte et, dans une moindre mesure, Chypre) présentent une inégalité salariale plutôt limitée. On peut donc supposer que des syndicats bien implantés limitent les inégalités salariales.

La seconde concerne l’importance des conventions collectives. La Belgique est aussi un pays où la plupart des travailleurs sont couverts par une convention collective. Or, comme on peut le voir dans le graphique ci-dessous, il existe un lien clair entre l’importance de la couverture par des conventions collectives et des inégalités salariales limitées [5].

En réalité, si l’on combine ces deux caractéristiques on peut expliquer la plupart des différences d’ampleur des inégalités salariales dans les pays d’Europe occidentale. En effet, on peut estimer que 52,5% [6] de cette variation s’explique par des différences de taux de syndicalisation et de couverture. On peut donc conclure en affirmant que si l’on veut limiter les inégalités de salaire dans les pays d’Europe occidentale, il est nécessaire de conserver, d’approfondir et d’étendre une régulation collective du marché du travail. Cette régulation collective peut passer par divers moyens tels que des syndicats numériquement puissants ou une bonne couverture des conventions collectives. En tous cas, quand la formation du salaire se réduit à une simple négociation « libre » entre le travailleur et son employeur, les inégalités augmentent.

Notes

[1Dans ce texte, le terme salaire englobe tous les revenus directs du travail. Ce qui veut dire que, par deux points, nous nous écartons d’une définition plus classique du salaire. Premièrement, les revenus des indépendants sont considérés comme des salaires, alors que techniquement il s’agit de revenus mixtes dont on ne peut distinguer la part provenant du capital de celle provenant du travail. Cependant, dans un contexte de comparaison internationale, il est difficile de distinguer précisément et de la même manière dans tous les pays les indépendants des salariés et fonctionnaires. Nous avons donc choisi d’inclure l’ensemble des travailleurs, quel que soit leur statut. Deuxièmement, nous ne considérons ici que le salaire direct. Le salaire indirect (les prestations sociales) n’est pas considéré parce que – bien qu’il s’agisse d’un authentique salaire – les inégalités de salaire indirect font intervenir des mécanismes (comme la structure de l’État social) que, par faute de place, nous ne pouvons aborder ici. Précisons également que tous les résultats présentés ici ont été calculés sur les salaires bruts des individus déclarant, comme activité principale, avoir un emploi.

[2Les chiffres proviennent de l’enquête Statistics on Income and Living Conditions (SILC). Par ailleurs, les anciens pays communistes n’ont pas été inclus dans l’analyse parce que leur marché du travail, et particulièrement les relations entre interlocuteurs sociaux, du fait de leur histoire, n’est pas comparable à ceux en vigueur en Europe occidentale.

[3Les guillemets sont utilisés, car il ne s’agit pas d’une comparaison entre la moyenne des 20% de salaires les plus bas et les 20% de salaires les plus élevés, mais, comme nous l’avons vu, d’une comparaison entre le salaire à la limite des 20% des travailleurs les plus pauvres et le salaire à la limite des 20% les plus riches. Une comparaison des moyennes aurait posé problème puisque les (rares) très hauts salaires sont très mal mesurés par les données issues d’enquêtes.

[4Le taux de syndicalisation est défini comme la proportion des travailleurs qui sont syndiqués. Les autres personnes syndiquées (demandeurs d’emplois, étudiants, retraités, etc.) ne sont pas prises en compte dans le calcul. Ce taux provient de la base de donnée Institutional Characteristics of Trade Unions, Wage Setting, State Intervention and Social Pacts (ICTWSS) accessibles sur le site web de the Amsterdam Institute for Advanced labour Studies (AIAS). Pour pallier à diverses données manquantes et à des variations selon les années, il s’agit de la moyenne pour les années 2004 à 2010. Le coefficient de corrélation entre cette variable et la mesure de l’inégalité salariale est de 0,51 et est significatif à un niveau de confiance de 95%. La droite de régression linéaire a été tracée dans le but de faciliter la lecture.

[5Le taux de couverture des conventions collectives est défini comme la proportion des salariés dont le salaire est réglementé par une convention collective. Ce taux est également la moyenne pour les années 2004 à 2010 calculée à partir de la même base de données ICTWSS. Le coefficient de corrélation entre cette variable et la mesure de l’inégalité salariale est de 0,58 et est significatif à un niveau de confiance de 95%. Pour faciliter la lecture, la droite de régression linaire a aussi été tracée sur ce graphique.

[6Techniquement, il s’agit du coefficient de détermination (R²) de la régression linéaire multiple calculée sur le rapport interquintile avec comme variables explicatives les taux de syndicalisation et de couverture par conventions collectives. Ce R² indique la proportion de la variance des rapports interquintiles qui s’explique par les variances du taux de syndicalisation et du taux de couverture par conventions collectives. Notons que les deux taux conservent leur signification statistique (à un niveau de confiance de 95%) dans cette régression linéaire multiple. Ces résultats sont encore plus importants si l’on utilise une mesure plus fine et plus globale de l’inégalité comme le coefficient de Gini. Ainsi, le coefficient de détermination de la régression linéaire multiple calculée sur le coefficient de Gini avec comme variables explicatives les taux de syndicalisation et de couverture par conventions collectives atteint 70,7%.