L’école « maternelle » doit-elle l’être vraiment ?
31 août 2015
Depuis quelques années, le Conseil de l’éducation et de la formation (CEF) de la Fédération Wallonie-Bruxelles reconnaît l’école dite maternelle ou pré-scolaire comme une étape fondamentale du cursus scolaire de l’enfant en terme de développement cognitif et social, et de préparation aux apprentissages de bases [1]. Cela a conduit au constat que les inégalités sociales produisent des inégalités scolaires dès ce premier échelon de l’enseignement. Dans ce cadre, le fait de signaler les inégalités de genre doit nous conduire à interroger les inégalités de représentations des hommes et des femmes au sein du personnel de l’enseignement pré-scolaire. Il semblerait que, dans ce domaine, les stéréotypes de genre accentuent les inégalités hommes-femmes vues par ailleurs sur le marché de l’emploi [2]. Nous proposons d’interroger ceci d’abord par un tableau d’ensemble de la représentation des hommes et des femmes dans l’enseignement, ensuite par le choix en amont de faire des études en pédagogie.
Môsieur J. [version 9.1]@flickr
Femmes et hommes dans le personnel de l’enseignement
On constate, tous niveaux de l’enseignement confondus, que les femmes investissent beaucoup ce métier [3]. Pour l’année 2009-2010, pour les enseignants exerçant à temps-plein, il y a 32% d’hommes et 68% de femmes [4]. Le pourcentage de femmes est encore plus élevé si l’on considère le personnel travaillant à temps-partiel. Il y a cette fois 23% d’hommes et 77% de femmes [5]. Ce phénomène s’observe également dans les autres pays de l’Union Européenne, où le taux de féminisation de l’enseignement est de 84% dans le fondamental et de 63% dans le secondaire pour l’année 2009 [6]. Ceci va de pair avec une féminisation dans le temps du métier d’enseignant : le personnel vieillissant masculin est surtout remplacé par des femmes.
Si on parcourt graduellement les échelons scolaires, l’augmentation du nombre d’enseignants masculins est remarquablement continue et croissante, même si les femmes restent majoritaires à chaque niveau. Pour l’enseignement préscolaire, il y a seulement 3% d’hommes, 19% en primaire et 38% en secondaire. Le supérieur hors-universitaire en compte 39%.
A l’Université, tout comme les étudiantes sont devenues plus nombreuses que les étudiants (54 pour 46 % en 2010- 2011), le corps scientifique et académique [7] a aussi été l’objet d’une féminisation, passant respectivement, entre 2000 et 2010, de 41,5% à 50,5% et de 13,6% à 23,2% [8]. Cependant, comme l’illustre le tableau suivant, la proportion de femme a surtout augmenté dans les niveaux les plus bas de la carrière académique. Même s’il y a réduction des écarts et même parité au niveau des assistants, les femmes désertent progressivement le milieu académique, pour n’être plus que 10% parmi les professeurs ordinaires.
On observe donc assez clairement une bipolarisation de la situation des femmes dans l’enseignement, avec au sommet, des femmes très qualifiées qui accèdent à un métier traditionnellement masculin, et une concentration de femmes dans les secteurs de l’enseignement les moins valorisés et les moins rémunérés. La féminisation dans le temps existe à tous les niveaux mais n’a pas la même signification partout.
Les étudiant-e-s en pédagogie
Selon le CEF, le profil socio-économique des étudiant-e-s en pédagogie est assez spécifique : 57% des étudiant-e-s de 1ère année en préscolaire viennent du secondaire technique, contre 28,6% d’étudiant-e-s du secondaire général [9]. Il faudrait dès lors également tenir compte pour ces jeunes femmes de l’offre scolaire, c’est-à-dire des autres options possibles lorsqu’elles sortent du secondaire technique. Les jeunes hommes sont-ils quant à eux totalement désintéressés par l’éducation des touts petits ? Il sont en effet rares : selon l’Observatoire de l’enseignement supérieur (OES), en 2006-2007, parmi les étudiants inscrits dans l’enseignement pédagogique, il y a 4% d’hommes en préscolaire, 21% d’hommes en primaire et 47% d’hommes pour le secondaire (inférieur). L’étude de cette cohorte indique que les femmes réussissent mieux et plus vite, alors que les hommes sont plus nombreux à abandonner. Le taux de diplômés en trois ans pour les mêmes hommes n’est plus que de 1% en préscolaire, 12% en primaire et 37% en secondaire [10]. Si les hommes abandonnent plus facilement que les femmes ces études, il faut nous interroger sur les éléments de la formation pédagogique qui accuse une image féminine de la profession.
Il semble que la féminisation du métier d’instituteur/trice préscolaire renvoie, parmi d’autres facteurs, aux représentations « naturelles » de la division du travail domestique (féminin) et productif (masculin). L’école dite maternelle se situe symboliquement à l’interstice de ces deux sphères, comme si elle constituait une excroissance des fonctions maternelles liées au soin et à l’éducation des enfants à l’extérieur du foyer. Avec la projection dans la sphère publique de la division sexuelle du travail domestique, certaines femmes effectueraient des tâches similaires au travail ou à la maison [11]. L’articulation de la production (activité professionnelle) et de la reproduction (sphère domestique) permet ainsi de saisir combien une division inégale du travail et des rapports sociaux au sein de la famille peuvent construire des inégalités professionnelles, et vice-versa [12]. De plus, les compétences requises pour l’enseignement préscolaire tendent à être perçues comme les compétences naturelles des femmes « maternantes par nature », et non comme une réelle qualification, ce qui a pour conséquence une dévalorisation de leurs qualifications et de ce fait de leur statut.
La lente reconnaissance du problème de la féminisation de l’école pré-scolaire est en soi symptomatique de cette « évidence » que les femmes sont « faites pour ça » et que les hommes ne puissent être attirés par ce métier. Ainsi, la surreprésentation des femmes dans les échelons bas de l’enseignement est rarement soulevée ou perçue comme problématique. Or elle s’inscrit dans une hiérarchie globale du système scolaire, traversée par des inégalités hommes-femmes dans l’emploi, ce qui est en contradiction avec l’idéal de démocratisation de l’enseignement. De plus, cette surreprésentation contribue à reproduire, chez les toutes jeunes générations, des stéréotypes sexistes sur le travail des femmes. Le fait de pointer ces inégalités doit dès lors permettre de repenser dans son ensemble les structures de la société qui produisent une telle division du travail.
Notes
[1] CEF, Regards croises sur l’enseignement maternel. Au départ d’une réflexion sur l’apprentissage de la langue de l’enseignement à l’école maternelle, un enjeu d’équité et d’accrochage scolaire, Ministère de la Communauté française, 2009.
[2] Voir l’article Sexe, pouvoir et emploi en Belgique
[3] ETNIC, Les Indicateurs de l’enseignement 2012, Fédération Wallonie-Bruxelles, 7ème édition, 2012.
[4] Sur un nombre total de 79.974 enseignants temps-plein
[5] Sur un nombre total de 39.234 enseignants à temps-partiel
[6] Versele, M., « Un homme à l’école », Eduquer, pp. 15-25, n°95, février 2013.
[7] Le corps scientifique correspond globalement aux chercheurs et assistants (chargés d’exercice) et le corps académique aux professeurs.
[8] Meulders, D., O’Dorchai, S., et Simeu, N., Alma Mater, Homo Sapiens II : les inegalites entre femmes et hommes dans les universites francophones de Belgique, Editions du Dulbea, Bruxelles, 2012.
[9] CEF 2009, ibidem
[10] OES, « Les hommes et les femmes dans l’enseignement supérieur », Fédération Wallonie-Bruxelles, Version 2009-2010. site : http://www.oes.cfwb.be/index.php?id=ind22bis
[11] Dorlin, E., « Dark Care : de la servitude à la sollicitude », in Paperman, P., et Laugier, S., (Sous la direction de) Le souci des autres. Ethique et politique du care, pp. 87-100, Editions de l’EHESS, Paris, 2005.
[12] Maruani, M., Travail et emploi des femmes, La Découverte, Coll. Repères, Paris, 2000 et 2006 (3ème édition).