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Discrimination raciale Cadre de vie Classes sociales

Parcours de vies inégalitaires : quand la « race » s’emmêle

5 septembre 2020 François Rinschbergh
Cet article est la republication d'un article initialement paru le 21 janvier 2019

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Chaque individu, selon qu’il est rangé dans l’une ou l’autre catégorie sociale, occupe une place plus ou moins élevée au sein de l’ordre social matériel et symbolique qui structure et hiérarchise toute société humaine. Dans leur récent article, Joël Girès et Cécile Piret montraient ainsi que les positions occupées dans l’espace social et économique par Anthony et Juliette – les deux personnages fictifs qui illustrent leur histoire des divisions sociales bien réelles – contribuent à déterminer largement les destins sociaux inégaux auxquels ils seront voués. Cependant, en ce qui concerne Mohamed – le personnage fictif de notre enquête bien réelle [1]–, pointer la position particulière qu’il occupe au sein de la structure de classe de la société belge est-il également suffisant pour comprendre sa situation ?

Quelques notions théoriques

L’échelle que les deux auteur.e.s mobilisent dans leur texte pour penser les hiérarchies sociales se base sur des critères avant tout économiques. Le statut professionnel ainsi que le niveau de revenu y sont notamment pointés pour leur caractère déterminant sur les parcours de vie et la reproduction des inégalités. En tant que jeune bruxellois issu de l’immigration marocaine, né de parents ouvriers et habitant un quartier populaire proche du centre-ville, l’on pourrait penser que Mohamed vit une expérience sociale qui se rapproche de celle d’Anthony, fils d’ouvriers et d’immigrés (italiens) lui aussi. Néanmoins, le contexte (spatial et historique) dans lequel vit Mohamed, de même que son apparence physique et son origine ethnique particulière rajoutent quelque chose que l’analyse devrait pouvoir prendre en compte pour bien saisir son cas. Dès lors, plutôt que réduire la situation de Mohamed aux conséquences de son appartenance de classe ou, à l’inverse, à celles de son origine ethno-raciale, le problème ne gagnerait pas à être analysé, comme le propose le sociologue Loïc Wacquant (mais il n’est pas le seul [2]), en étant attentif aux contextes locaux et aux articulations toujours particulières des termes inséparables du triptyque « race », classe et ethnicité ?

L’idée de « race » n’a ici bien sûr aucun sens naturel. Elle renvoie à une manière de hiérarchiser la population selon des critères de distinction discriminants pensés comme biologiques et objectifs (couleur de peau notamment). La notion d’« ethnicité » est quant à elle comprise comme ensemble de traits culturels partagés (et ici surtout entendus comme supposés partagés et assignés) qui sont constitutifs d’une identité sociale distincte de celle d’autres groupes [3]. Bien que ces notions soient socialement et historiquement construites [4], elles ont néanmoins des effets bien concrets sur la réalité des individus « ethno-racialisés », conditionnant leur accès aux ressources de la vie sociale et ainsi, leur possibilité d’avenir. Le poids des assignations identitaires sur les trajectoires de vie variera cependant selon la conjoncture historique particulière [5] ainsi que selon la position occupée au sein de la structure économique. La « race » et l’ethnicité (supposée) s’articulent en effet à la position de classe et n’auront pas les mêmes degrés de détermination sur les destins sociaux selon que l’on est issu de classe supérieure ou inférieure [6]. Le portrait qui suit propose d’envisager la situation de Mohamed dans ce sens, c’est-à-dire à partir du contexte (matériel et subjectif ou, dis autrement, réel et discursif) dans lequel il vit et en considérant la double position, économique et symbolique, qu’il occupe au sein de l’ordre social.

Mohamed

Molenbeekois belgo-marocain (de troisième génération), né d’un père ouvrier et d’une mère femme au foyer eux-mêmes nés en Belgique, Mohamed est un jeune de 19 ans qui vit au sein d’un quartier populaire d’une commune bruxelloise aujourd’hui mondialement connue.

Photo de Alexandre Dulaunoy - cinematography of Molenbeek

A Molenbeek-Saint-Jean, le taux de chômage est un des plus élevés de la capitale : près d’un « actif » sur trois y est en effet chômeur, ce qui surpasse nettement la moyenne régionale et, par rapport aux autres quartiers de la commune, ce taux est deux fois supérieur dans celui que Mohamed habite. Parmi les jeunes actifs de son quartier, un sur deux est sans emploi [7] et Mohamed est bien conscient de ce que cela signifie quant à ses perspectives d’avenir. Quand on le questionne sur le futur professionnel auquel il pense se prédestiner, Mohamed dit vouloir multiplier les formations, anticipant ainsi le risque qu’il pressent de ne pas trouver d’emploi durable facilement.

Il y a deux ans, Mohamed s’est décidé à entamer une formation de mécanicien automobile. Bien qu’il ait lui-même choisi cette option, c’est après avoir dû changer six fois d’établissement scolaire (pour renvois plus ou moins clairement signifiés selon les écoles) et c’est parmi un choix d’orientation relativement contraignant qu’il s’est réorienté. Le système scolaire belge francophone est en effet connu pour être un des plus inégalitaires d’Europe (comme le montrent les enquêtes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA)). Basé sur un principe d’orientation précoce, les élèves sont amenés à « choisir » une filière d’enseignement général, technique ou professionnel dès l’âge de 14 ans, un choix largement déterminé par la trajectoire scolaire que les parents ont eux-mêmes suivie (comme le soulignent Girès et Piret dans leur article). En outre, ce système éducatif s’appuie également sur un recours intensif au redoublement dont la fonction d’écrémage alimente une logique de relégation sur un marché scolaire qui, à Bruxelles, est largement dualisé, ségréguant et surreprésentant les élèves d’origine étrangère dans les filières d’enseignement technique et professionnel [8].

Si Mohamed éprouve une certaine incertitude quant à son avenir professionnel, c’est aussi parce qu’il est fort bien conscient des conséquences probables de la stigmatisation à la fois ethno-raciale et territoriale qu’il subit. Vivant dans la fameuse commune de Molenbeek-Saint-Jean et du fait d’être issu de l’immigration, Mohamed sait que son nom de famille et que celui de la commune d’où il provient joueront probablement en sa défaveur sur son CV. Une représentation cartographique de la valorisation du diplôme sur le marché de l’emploi par quartiers d’origine permet de se rendre compte rapidement de l’existence d’un « effet de lieu » [9] à Bruxelles : les habitants de certaines zones de la ville pâtissent en effet d’une injustice notable par rapport à d’autres.

Indice de valorisation du diplôme sur le marché de l’emploi par quartier d’origine à Bruxelles

Sur cette carte sont illustrés les taux de chômeurs attendus selon le niveau de formation des individus actifs au sein des différents secteurs qui y sont dessinés. Les quartiers populaires péri-centraux du "croissant pauvre" (en rouge et en orange) où habitent de nombreux Bruxellois issus de l’immigration affichent ainsi des « taux de "surchômage" de plus de 20%, voire de plus de 50% » [10] par rapport à ce à quoi l’on pourrait s’attendre au vu du niveau de formation des actifs de la zone. En revanche, dans les quartiers périphériques, tant aisés que populaires, mais où la majeure partie de la population porte un nom de famille à consonance nord-européenne, ce taux est moitié moins élevé qu’attendu. Ce constat amène à penser qu’en fonction du lieu de résidence, du réseau local disponible et exploitable sur le plan professionnel, mais aussi sans doute selon son origine ethno-raciale supposée, un demandeur d’emploi ne parviendra pas à valoriser son diplôme de la même manière sur le marché du travail et ne rencontrera pas les mêmes obstacles dans sa quête d’un emploi salarié. Ainsi, à l’instar de ce que l’on observe sur le marché scolaire bruxellois, l’on peut parler d’une « ethnostratification » du marché du travail [11] surreprésentant les personnes d’origines étrangères dans les emplois subalternes, quand bien même leurs diplômes les autorisent à accéder à des postes plus élevés.

Actuellement, avec la destruction de l’emploi peu qualifié dans la capitale depuis les années 1970, Mohamed voit se réduire ses espoirs de trouver facilement des débouchés professionnels à l’issue de sa (ou ses) formation(s). D’un autre côté, s’il n’en a pas encore subi les conséquences sur le marché du travail (qu’il n’a pas pénétré), son assignation à un groupe ethno-racialisé ainsi qu’à un territoire en proie à une médiatisation stigmatisante sans précédent ne lui donne pas particulièrement foi en son avenir.

Cette assignation, Mohamed la ressent au jour le jour à travers son expérience quotidienne du monde social. Le regard qu’il pose sur le monde qui l’entoure – et sur lui-même – est ainsi imprégné d’un sentiment d’exclusion banalisé, mais qui reste néanmoins particulièrement éprouvant, d’autant plus qu’il incarne cette figure du « jeune musulman » dans un contexte qui voit émerger une forme de panique morale inédite focalisée sur les questions identitaires, culturelles et symboliques [12]. Le rapport quotidien aux contrôles policiers et militaires qu’il subit dans l’espace public, la colère contenue et la fatigue qu’il ressent face à l’expérience répétée de petites humiliations et signes de « non-respect » (réels ou supposés) de la part de représentants d’institutions diverses (écoles, administrations, etc.), ou encore le sentiment d’être trop souvent appelé à rendre compte publiquement de son « innocence » sont autant de formes de subjectivations particulières et cumulées de sa condition de sujet « minoritaire » [13].

On le voit, la réalité de Mohamed est ainsi faite d’une intrication entre sa position au sein de la structure économique et celle qu’il occupe sur le plan symbolique. Si Mohamed a acquis une lecture du monde plus ethno-raciale que socio-économique – parlant de son quotidien comme davantage marqué par l’injustice raciste que par l’exploitation de classe –, en tant que jeune bruxellois de culture arabo-musulmane et issu d’un quartier populaire, les effets qu’il ressent de sa double position de subalternité et les possibilités d’avenir qui s’offrent à lui dépendent pourtant de ses deux appartenances, de classe et ethno-raciale.

Des recherches situées et attentives …pour le meilleur avenir possible

Si c’est bien, comme Joël Girès et Cécile Piret le suggèrent dans leur texte, « en agissant sur la répartition de la richesse par le prélèvement des plus fortunés en faveur des moins favorisés que l’on pourra détruire structurellement les inégalités et leur reproduction de génération en génération » [14], l’on pourrait dire que c’est en agissant sur le racisme (à tous les niveaux, individuel comme institutionnel) que l’on pourra faire vaciller l’ordre culturel injuste que nous connaissons et ainsi détruire structurellement les inégalités qui en découlent. Néanmoins, rien n’oblige à devoir choisir entre ces deux combats. Le bref portrait de Mohamed dressé ici invite à rester attentif aux articulations mouvantes des différentes formes de dominations et aux contextes toujours particuliers dans lesquels elles s’inscrivent, car, en définitive, toute lutte pour la justice sociale ne demande-t-elle pas en effet de pouvoir articuler ensemble redistribution des ressources matérielles et revalorisation des identités méprisées [15] ?

Notes

[1Reprenant la même méthode que celle utilisée par Joël Girès et Cécile Piret dans leur contribution, je recompose ici le personnage de “Mohamed” à partir d’une recherche en cours – financée par Innoviris – sur les acteurs culturels émergents de Bruxelles, et plus particulièrement, à partir d’observations issues d’une enquête de terrain conduite entre 2016 et 2017 sur un atelier-théâtre au sein du quartier historique de la commune de Molenbeek-Saint-Jean. Mohamed est ici le produite de la synthèse partielle de trois jeunes rencontrés sur le terrain de condition sociale et ethno-raciale fort proche.

[2Voir Wacquant L., 2009, « L’énigme du couple "race et classe" dans la société et les sciences sociales étasuniennes », Transatlantica, 1|2009, ou, par exemple : Fraser N., 2005, Qu’est-ce que la justice sociale ? Distribution et reconnaissance, Paris, La Découverte. Ou encore : Fassin D. & Fassin E. (dir.), 2006, De la question sociale à la question raciale ?, Paris, La découverte.

[3Pour des définitions beaucoup plus complètes et une synthèse des différentes approches de ces deux notions de « race » et d’« ethnicité », voir : Martiniello M., 2013, Penser l’ethnicité. Identité, culture et relations sociales, Liège, Presses universitaires de Liège.

[4Quijano A., 2007, « "Race" et colonialité du pouvoir », Mouvements 2007/3 (n° 51), p. 111-118.

[5Le statut juridique et symbolique du migrant par exemple, a fortement évolué au cours du temps, à la fois selon les besoins de la société d’accueil, la situation de son économie et l’action de l’Etat, mais aussi selon les mobilisations citoyennes qui, à travers leurs revendications, parviennent aussi parfois à infléchir le regard que la société a posé sur cette figure : Vertongen Y. L., 2017, « Histoire de la figure du migrant depuis 1831 »

[6Pour un résumé en français des thèses de William Julius Wilson à propos de « l’importance de la classe » sur la vie des noirs américains, voir : Wacquant L., op. cit. Par ailleurs, rajoutons que s’il existe une expérience vécue « bourgeoise » du racisme distincte de l’expérience qu’en font les classes populaires ethno-racialisées, il existe également des expériences « bourgeoise » et « populaire » du sexisme, de même que ces expériences (du sexisme ou du racisme) peuvent aussi être genrées. L’expérience masculine particulière du racisme – si on ne la distingue pas de celle vécue par les femmes – risque par exemple de se faire passer comme « universelle » et ainsi, d’invisibiliser les injustices particulières dont les femmes ethno-racialisées sont victimes.

[7En quelques chiffres (tous datés de 2012), cela donne un taux de chômage qui s’élève à 30,92% pour l’ensemble du territoire de la commune tandis que la moyenne régionale est de 22,69%. Le quartier « historique » de la commune qu’habite Mohamed présente un taux de chômage de 41,12%, deux fois plus élevé donc que celui que l’on retrouve dans les quartiers de l’ouest du territoire et qui oscille entre 15,89% et 19,22%. Parmi les jeunes (18-24 ans), ce taux s’élève à 51,9%. Source :https://monitoringdesquartiers.brussels

[8Pour un balayage large des différentes réalités sociales des jeunesses bruxelloises (éducation, emploi, logement, mobilité, identité, délinquance et santé), voir : Sacco M., Smits W., Kavadias D., Spruyt B. et D’Andrimont C., 2016, « Note de synthèse BSI. Jeunesses bruxelloises : entre diversité et précarité », Brussels Studies, N°98, 25 avril, www.brusselsstudies.be

[9Van Hamme G., Wertz I., Biot V., 2011, « La croissance économique sans le progrès social : l’état des lieux à Bruxelles », Brussels Studies, N°48, 28 Mars,www.brusselsstudies.be

[10Vandermotten C., 2008, Evolution socio-économique, reproduction sociale et formation à Bruxelles, Commission Consultative Formation Emploi Enseignement en Région de Bruxelles-Capitale-CCFEE.

[12De Cock L. & Meyran R., 2017, Paniques identitaires, Vulaines sur Seine, éditions du Croquant.

[13Pour une analyse plus extensive et détaillée de ces subjectivations particulières des violences sociales, matérielles et symboliques subies par les jeunes de l’atelier-théâtre observé, voir : Rinschbergh F., « Ethnographie d’un dispositif d’expressivité juvénile au sein d’un quartier populaire bruxellois » (titre provisoire), à paraitre.

[14Girès J. & Piret C., op. cit.,

[15Fraser N., op. cit.