Politique Discrimination raciale
Histoire de la figure du migrant depuis 1831
17 août 2017
Cet article est la republication d'un article initialement paru le 23 février 2015
Cet article tente de retracer la généalogie des termes employés pour qualifier les migrants « en situation irrégulière ». Nous allons voir qu’en Belgique, chaque restriction nouvelle en matière migratoire, officialise une figure de l’étranger qui sert la plupart du temps à discriminer, à délégitimer, à exclure.
Lalla-Ali@flickr
De l’indépendance du pays (1831) jusqu’à la Première Guerre mondiale (1914-18), le jeune État belge reste une terre d’asile pour certains libéraux dissidents, quelques révolutionnaires et des artistes en disgrâce des pays limitrophes. Mais parallèlement à cette ouverture de principe, la police spéciale surveille étroitement les nouveaux arrivants, dresse des registres, espionne, et même parfois expulse, particulièrement les étrangers « politiques ». La figure de l’étranger crainte par l’État est, à cette période, celle de « l’étranger-espion », c’est-à-dire l’étranger envoyé par un pays ennemi limitrophe pour surveiller de l’intérieur le développement de ce jeune État tampon.
Après la Seconde Guerre mondiale, la relance de la production s’accompagne d’une campagne de recrutement d’ouvriers, polonais notamment, mais surtout italiens. Mais, en 1956, la catastrophe du Bois du Cazier, dans laquelle 262 mineurs meurent au fond d’une mine, interrompt la collaboration entre la Belgique et le gouvernement italien en termes d’approvisionnement de main-d’œuvre étrangère. De nouvelles frontières s’ouvrent alors pour faire fonctionner les mines et l’industrie wallonne et la nouvelle main-d’œuvre étrangère est essentiellement recrutée au Maroc et en Turquie.
Jusque dans les années 1950, l’État s’engage peu dans la gestion de la main d’œuvre venue de l’étranger. Celle-ci est essentiellement orchestrée par les institutions patronales selon la logique de la « double autorisation » [1]. Cette période est marquée par l’image de « l’immigré-travailleur » : un étranger (jeune homme célibataire) réduit à son « corps-force de production ». Cet étranger n’a pas vocation à s’installer en Belgique, mais seulement à remplir la tâche pour laquelle il a reçu une « double autorisation ».
Petit à petit, constatant le vieillissement de la population « autochtone », le regroupement familial s’impose comme base de peuplement. On attend dorénavant des migrants qu’ils viennent avec leur famille et débutent un processus « d’intégration », voire « d’assimilation ».
À partir des années 1960, en pleine période des Trente Glorieuses, se met en place un accord tacite entre patronat, syndicat et police des étrangers pour contourner la loi de la « double autorisation ». Elle est remplacée par un visa touristique attribué aux immigrés qui seront régularisés lors de leur arrivée en Belgique suite à un examen médical. À peu près 200 000 travailleurs immigrés seront ainsi régularisés. Cette figure de « l’étranger-touriste » est pernicieuse, car elle est liée à une combine pour faciliter et accélérer la venue de main-d’œuvre étrangère en se soustrayant aux règles administratives étatiques.
À la fin des années 1960, avec la récession économique et la montée du chômage, les syndicats craignent la concurrence déloyale des travailleurs étrangers. L’État revient alors à une application stricte de la règle de la « double autorisation ». Cependant, les travailleurs étrangers continuent d’affluer avec la stratégie du visa « touristique », mais sans être régularisés. Une fois leur visa écoulé, ils passent directement du statut de « touriste » à celui de « clandestin ». Cette période marque l’apparition de la figure du « travailleur-clandestin » : une main-d’œuvre ne bénéficiant d’aucun droit social et politique.
En parallèle à ces mesures de restriction de l’immigration par le travail, le ministère de la Justice s’en prend aux étudiants étrangers en « demandant aux directeurs d’établissements scolaires de renforcer les contrôles à l’égard de leur public étranger » [2]. Cette mesure provoque le premier mouvement de grève de la faim d’étudiants étrangers de l’UCL pour réclamer l’égalité de leurs droits. Il sera rejoint par plusieurs étudiants belges solidaires. Ce mouvement entraîne une première phase de politisation de la figure de l’immigré : plus seulement « travailleur » ou « touriste », mais « sujet politique » réclamant des droits.
En référence au Mouvement des Travailleurs Arabes, actif en France, en 1974, plusieurs « travailleurs immigrés » demandent au MRAX d’obtenir les autorisations nécessaires pour une manifestation à Bruxelles. L’autorisation sera d’abord accordée aux manifestants, puis annulée. Le rassemblement aura quand même lieu, mais sera lourdement réprimé par les forces de l’ordre (charges, arrestations...). Cet événement marqua le début de la montée en puissance des revendications de droits égaux : il provoqua l’occupation d’une église à Schaerbeek, suivie d’un appel à la grève de la faim. Pour la première fois, un groupe de travailleurs étrangers font valoir, par l’action collective, leurs revendications : un permis de travail et un permis de séjour. Mais après une dizaine de jours d’occupation, la police fait irruption dans l’église, arrête les 16 migrants en grève, les emmène à l’aéroport, où les attend sur le tarmac un avion prêt à décoller. Ils seront tous (!) expulsés vers leur pays d’origine deux heures après l’évacuation de l’église. Ainsi s’achève le premier mouvement d’occupation (d’église) par des migrants en Belgique.
Quasiment au même moment, en 1974, suite à l’aggravation de la « crise économique », le Conseil des ministres décide, sans consulter le parlement, l’arrêt officiel de l’immigration. Objectif : immigration zéro ! Même si cet objectif ne fut jamais atteint, cette décision de « fermer les frontières » transforma le « problème des travailleurs immigrés » en « problème des immigrés ».
Les pouvoirs publics entendent cependant « offrir » une forme de contrepartie à la fermeture des frontières. Ils investissent alors la question du racisme dont sont victimes les étrangers. En quelque sorte, « on compense la maîtrise des flux, par la gestion des stocks » [3]. Apparaît alors une rhétorique défendant un anti-racisme « a-politique », ce qui renforce une figure victimisante et abstraite des migrants, et masque le tournant sécuritaire de la politique migratoire.
Après 1974, la dernière porte d’entrée légale sur le territoire reste la « demande d’asile ». C’est l’avènement de cette figure de « l’étranger-demandeur d’asile ». Une paranoïa collective intensifie les craintes du « faux-demandeur d’asile », c’est-à-dire de celui qui n’est pas en « réel danger » dans son pays et use de ce stratagème pour frauder les frontières. Suite à ces soupçons de fraude, le domaine de l’immigration devient une prérogative du Ministère de l’Intérieur. Ce changement traduit le tournant sécuritaire que prend la politique migratoire à ce moment-là.
Dans les années 1980, malgré de nouvelles lois plus restrictives sur le regroupement familial, les « demandeurs d’asile » restent une épine dans le pied de l’État. Ce dernier commence à « gérer » la question de l’asile avec des chiffres, des stocks, des flux et des quotas, alors qu’auparavant l’asile était une question individuelle et humanitaire conditionnée par des droits fondamentaux.
Dès 1988, les demandeurs d’asile doivent attendre une phase d’analyse de leur dossier pour lever les soupçons de fraude. Ils attendent, ainsi, deux ou trois jours dans la zone de transit de l’aéroport. C’est dans ce contexte de fantasme du « faux demandeur d’asile » que mûrit l’idée des centres de rétentions et qu’on construira à titre provisoire un container (le « 127 ») pour stocker les migrants pendant cette « phase de recevabilité ». Mais le provisoire se transforme petit à petit en permanent : en 1993, une loi généralise le fonctionnement des centres fermés pour les demandeurs d’asile déboutés.
Les lois « Vandelanotte » marquent la naissance des « sans-papiers », c’est-à-dire, selon les dispositions légales, un « individu qui n’est pas en possession de toutes pièces d’identité officielle en cours de validité, source de droits et devoirs, permettant de décliner en cas de besoin, non seulement son appartenance nationale, mais aussi son statut par rapport au territoire sur lequel il se trouve » [4]. À partir de ce moment s’ouvre le débat actuel sur la « régularisation des “sans-papiers” ». À partir de la moitié des années nonante, d’importantes luttes contre les centres fermés, pour la régularisation, mais surtout contre les rafles et les expulsions éclatent. Le énième assassinat d’état, une jeune nigérienne nommée Semira Adamu, étouffée avec un coussin par les gendarmes qui procédaient à son expulsion, provoque l’indignation générale et intensifie les résistances depuis 1998 [5].
La naissance des « sans-papiers » correspond donc à un changement de situation de la politique migratoire. C’est le nom donné à l’immigration lorsque les canaux de l’immigration régulière sont fermés. La notion de « sans-papiers » traduit ce changement de statut. L’immigration continue quantitativement comme avant, mais sa nature a changé. « Sans-papiers », c’est donc le fruit de ce travail de représentation symbolique désignant les étrangers en situation « irrégulière », qui résulte d’un durcissement des règles de gestion des flux migratoires en Europe.
Notes
[1] La « double autorisation » correspond à un arrêté royal de 1930, exigeant des étrangers immigrant en Belgique d’être accrédités par deux autorisations : une première du ministère du Travail concernant le « permis de travail » et une seconde correspondant à la promesse d’embauche par un employeur donné, pour un métier et une période définis d’avance.
[2] BIETLOT, M., La mise à l’écart des étrangers. Centres fermés et expulsions.
[3] Entretien avec M. Bietlot.
[4] Bonaventure KAGME, « Sans-papiers en Belgique. Eléments d’analyse d’une catégorie sociale à facettes multiples. » in A la lumière des sans-papiers, éd. Antoine Pickels, Revue de l’Université de Bruxelles, 2000, pg 45.
[5] Voir « Collectif contre les expulsions », « Assemblée des voisins », « Ambassade Universelle », « VAK », « l ’UDEP », le « Comité d’Actions et de Soutien (CAS) », « Gettingthevoiceout.org », le « Mouvement des Afghans »,...