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Travail Genre Politique

À travail égal, salaire égal !

Il y a 50 ans, la grève des femmes de la FN

2 octobre 2017 Irène Kaufer

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Cet article a initialement été publié par la revue axelle dans le numéro 186.

Le 16 février 1966, les ouvrières de la FN de Herstal arrêtent le travail. Elles en ont assez d’être payées moins que les hommes, assez des négociations salariales qui n’aboutissent à rien. La grève durera 12 semaines, concernera plus de 3.000 grévistes et mettra jusqu’à 5.000 ouvriers au chômage technique. Si, pour les grévistes, elle se terminera par un bilan mitigé, elle entrera dans l’histoire des luttes sociales et du combat pour l’égalité entre femmes et hommes.

On les appelait les ’femmes-machines’, elles étaient au bas de la hiérarchie de la Fabrique Nationale (FN), ce fleuron de l’industrie liégeoise. Elles travaillaient dans des conditions épouvantables.

C’était affreux, cette ambiance, cette saleté, ce bruit, ces femmes couvertes « d’huile »

témoigne Charlotte Hauglustaine, présidente du Comité de grève [1]. Les délégués syndicaux, comme les autres travailleurs masculins, ne se rendaient pas vraiment compte de cette situation. Véronique Degraef [2] se souvient de l’interview d’un contremaître, mari d’une de ces femmes-machines, encore plein d’incompréhension trente ans après les faits :

On ne voyait pas le scandale de leur condition. Pourtant c’était ma femme...

Une grève en chansons

Le principe d’égalité salariale a une longue histoire, figurant déjà dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ou encore dans la Convention n° 100 de l’Organisation internationale du Travail trois ans plus tard. En 1957, l’article 119 du Traité de Rome, instaurant le Marché commun, prévoit la mise en place graduelle de ’l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et féminins pour un même travail’. Il s’agit moins d’un principe de justice que d’une préoccupation économique visant à ne pas désavantager les pays à forte main-d’œuvre féminine (donc sous-payée), mais cet article servira de base à de nombreuses luttes à venir.

À l’époque, la FN avait sa propre classification, un système compliqué en points et sept échelons, qui lui donnait une apparence d’objectivité. Mais bizarrement, les femmes étaient cantonnées dans les trois catégories les plus basses, tout comme les ’gamins’ de moins de 18 ans, tandis qu’un manœuvre masculin adulte, même sans qualification, commençait à l’échelon 4. Pour se convaincre de l’arbitraire de ce type de classification, il suffit de constater que les ’connaissances’ étaient davantage valorisées que les ’aptitudes’ : cela désavantageait d’office les femmes qui avaient peu accès aux formations. On n’en a pas fini, d’ailleurs, avec ces classifications pseudo-scientifiques qui dévalorisent les qualités supposées ’naturellement féminines’...

Le 16 février 1966 donc, alors que les négociations entre direction et syndicats s’enlisent, les femmes décident d’arrêter tout, sans respecter les procédures de préavis de grève en vigueur. Celles qui hésitent à rejoindre le mouvement voient leurs machines stoppées d’autorité. Il est à remarquer que tout au long du conflit, il n’y aura pas de piquets de grève :« Personne n’aurait osé reprendre le travail », raconte la présidente du Comité de grève, Charlotte Hauglustaine [3].

Dès le début, les grévistes détournent une chanson très populaire de Henri Salvador :

Le travail c’est la santé/Pour ça faut être augmentées/Si le patron veut pas payer/ Faut pas travailler !

Charlotte Hauglustaine confiera plus tard [4] :

On a dit que c’était une grève en chansons, mais parfois on chantait pour ne pas pleurer.

Absentes... pour s’occuper des autres

Très rapidement, les syndicats d’abord dépassés décident d’embrayer. La solidarité s’organise, d’autant plus nécessaire que le travail à la FN est souvent une affaire de famille. La femme a arrêté le travail, le mari ou le père est au chômage, cela devient vite financièrement difficile. Pourtant les grévistes tiennent le coup, et une majorité d’hommes signent une pétition de solidarité.Au fil du temps, les syndicats vont allouer des compléments aux indemnités de chômage des ouvriers, pour éviter les pressions à la reprise.

Manifestation à Liège le 24 avril 1966 rassemblant 10.000 femmes et sympathisant-e-s. Fonds La Cité, collection Carhop.

Le patronat, lui, reste inflexible, avec des arguments qu’on ne connaît que trop bien : une égalisation des salaires vers le haut mettrait l’entreprise économiquement en péril ; le salaire des femmes ne serait qu’un revenu d’appoint (bien qu’un tiers des ouvrières soient célibataires, sans compter les divorcées, les veuves...) ; et enfin, les femmes seraient moins productives parce que leur absentéisme est plus important.

Cette question d’absentéisme est essentielle, car elle fait le lien entre vie dans l’usine et hors de l’usine. Outre les conditions de travail extrêmement dures, il faut tenir compte du fait que souvent, les femmes s’absentent pour prendre en charge un enfant ou un parent malade. Aussi, des enjeux fondamentaux comme l’accueil des enfants, l’insuffisance de crèches ou encore la double journée de travail des femmes s’inviteront-ils dans les débats.

En fin de compte, les ouvrières n’auront obtenu qu’une augmentation de moitié inférieure aux revendications et plus tard, beaucoup perdront leur emploi suite à une mécanisation de l’usine.Mais leur lutte sera entrée dans l’histoire.

Éthique et emploi

Impossible de clore le sujet sans évoquer le fait que la FN est avant tout une usine d’armes, dont certaines risquent de se retrouver entre les mains de régimes peu recommandables. Des photos d’époque montrent des cérémonies qui réunissent le gratin du pouvoir, hommes politiques, dignitaires militaires et religieux, responsables syndicaux ou dirigeants étrangers. Difficile parfois de concilier éthique et préservation de l’emploi, comme on le voit encore aujourd’hui dans nos relations avec l’Arabie saoudite... Lors de ses entretiens, dans les années 90, Véronique Degraef n’a pas éludé la question. Les réponses des anciennes grévistes furent souvent les mêmes.

Elles disaient : « Si ce n’est pas nous, ce seront d’autres... » ou « J’aurais aimé faire autre chose mais c’était mon gagne-pain... » Et puis elles n’y pensaient pas trop. En fait, elles ne voyaient pas les armes, elles usinaient des pièces en début de chaîne, nous explique-t-elle.

L’important, c’était d’avoir un emploi. Et un salaire...égal.

Cartoucherie à la FN en 1908-1910, Fonds FN Herstal, dans Les cadences infernales. Histoire de la pénibilité du travail, Carhop-Fec, 2003, p. 44.

Le combat en quelques dates

Décembre 1965 : les syndicats de la FN demandent à la direction l’ouverture de négociations.Refus tant qu’il n’y a pas d’accord national dans le secteur des constructions métalliques.

9 février 1966 : premier mouvement de protestation spontané dans les ateliers.

16 février : les délégués syndicaux annoncent en assemblée générale le refus de la direction de négocier. La grève démarre sur le tas, sans attendre le respect des procédures syndicales.

Fin février - mars : la solidarité s’organise, d’autres usines débraient sur la même revendication : Scherer à Ans (6 semaines de grève), ACEC à Herstal et Charleroi (5 semaines).

7 et 25 avril : manifestation à Herstal, puis à Liège, avec des délégations d’autres usines et aussi de l’étranger.

5 mai : l’assemblée vote à une forte majorité la reprise du travail. Plus par détresse des familles que par satisfaction des revendications, diront certaines ouvrières.

10 mai : reprise du travail en cortège, drapeaux en tête.

Août 1974 : nouvelle grève des femmes pour la revalorisation de leurs salaires et de meilleures conditions de travail. Elle durera trois semaines.

2015 : le principe ’À travail égal, salaire égal’ n’est toujours pas une réalité. Selon les derniers chiffres de l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes (Rapport Écart salarial 2015, chiffres de 2012), l’écart des revenus entre hommes et femmes est de 22% sur base annuelle (38% chez les ouvriers !) et de 9% sur base horaire. Même si l’on enlève les différences ’explicables’ (mais pas justifiables pour autant : temps partiel, secteurs d’activités, statut dans l’entreprise...), la moitié de cet écart reste ’inexpliquée’... sinon par la discrimination. Sans oublier les ’avantages extra-légaux’ (voiture de société, ordinateur, pensions complémentaires...) qui aggravent les inégalités en défaveur des femmes.

Pour aller plus loin

À lire 
 La grève au féminin, de Robert Gubbels, écrit en 1966. Intéressant mais à noter que l’auteur consacre 10 pages (sur 90) à réfuter qu’il s’agissait là d’un mouvement féministe…

 La grève des femmes de la FN en 1966, Marie-Thérèse Coenen, Pol-His 1991.

À voir 
 Femmes-machines, un documentaire de Marie Anne Thunissen, Les Films de la Passerelle, 1996.

Notes

[1DansLa grève des femmes de la FN en 1966, Marie-Thérèse Coenen, Pol-His 1991.

[2Véronique Degraef, sociologue, a réalisé des entretiens en préparation du filmFemmes-machinesde Marie Anne Thunissen (Les Films de la Passerelle, 1996).

[3DansLa grève des femmes de la FN en 1966.

[4Idem.