La privatisation des maisons de repos a ses gagnants et ses perdants
3 août 2020
Cet article est la republication d'un article initialement paru le 10 mars 2016
Pénurie de places, tarifs prohibitifs, mal-logement et mauvais traitements : le logement des seniors est en crise. Le secteur des maisons de repos connait, en même temps, une privatisation rapide. Quelles sont les conséquences de cette évolution et à qui profite-t-elle ?
Susan Sermoneta @flickr
Le « papy boom » : un business porteur
Dans les pays occidentaux, la proportion de personnes âgées dans la population est de plus en plus grande. Les biens et services destinés à cette population âgée sont donc amenés à se développer. Dans le jargon des investisseurs, ce secteur présente un haut « potentiel de croissance ». La presse financière regorge d’articles au sujet de ce nouvel eldorado : c’est la « silver economy » ou encore le « business du vieillissement ».
Parmi les domaines visés, l’hébergement des personnes âgées constitue un des secteurs particulièrement porteurs : la demande étant élevée et très prévisible, l’investissement est peu risqué.
Le secteur connait d’ailleurs une forte pression à la privatisation. À Bruxelles, en 1999, la majorité des lits en maisons de repos et de soins (MRS) se trouvaient dans des institutions publiques. Le nombre de MRS privées a fortement augmenté, en partie par le rachat d’institutions publiques.
Au total à Bruxelles, 62 % des lits en maisons de repos se trouvent, en 2014, dans des institutions privées commerciales [1]. En Wallonie, le plafond légal de 50 % de lits en institutions commerciales a été atteint. La situation est très différente en Flandre où c’est le privé associatif qui gère la majorité des maisons de repos, et où les entreprises commerciales n’exploitent que 15 % des lits.
La majorité des institutions d’hébergement privées appartient à des groupes financiers, et la présence de ceux-ci est en augmentation [2]. Les plus présents de ces groupes s’appellent Orpéa, Senior Living Group (Korian), Senior Assist, Armonéa, Noble Age. Ils sont souvent étrangers, cotés en bourse et détenus par des fonds de pension, des fonds d’investissement, de grandes sociétés d’assurances ou des holdings de grandes familles industrielles. Orpéa par exemple, « leader européen dans la prise en charge de la dépendance », est un groupe multinational français coté en bourse et en pleine expansion. Il a distribué en 2014 plus de 40 millions d’euros de dividendes à ses actionnaires, parmi lesquels un fonds de pension canadien et les holdings des familles Peugeot et Boël [3]. Le PDG du groupe français Korian, autre mastodonte du secteur des maisons de repos, explique aux investisseurs [4] : « On a la chance d’être sur le sujet du vieillissement de la population, et donc on a un énorme potentiel devant nous (…) Aujourd’hui pour Korian, notre stratégie est clairement une stratégie de croissance, et aussi de performance puisqu’il faut qu’on soit au rendez-vous en termes de rentabilité ». « À l’horizon 2017, il y a 200 millions [d’euros] à aller chercher sous forme d’acquisitions (…) pour atteindre les 3 milliards [de chiffre d’affaires] qu’on avait annoncés (…) On a la chance d’être sur une activité génératrice de cash, ce qui nous permet (…) de racheter un certain nombre d’opérateurs ».
La maison de repos : un luxe de plus en plus inaccessible
Beaucoup de familles en ont fait l’amère expérience : en Belgique, les maisons de repos sont chères. Le cout moyen du séjour en maison de repos, en 2015, est estimé à 1250 €/mois. Or la moitié des hommes et 75 % des femmes belges de plus de 65 ans perçoivent une pension inférieure à ce montant [5] !
Faute d’alternatives, ces institutions peuvent compter sur une clientèle captive malgré leurs tarifs prohibitifs. Selon Test-Achats, le cout de la maison de repos est supérieur au revenu mensuel – et parfois largement – pour 60 % des résidents. La différence entre le cout du séjour et le revenu du résident « est le plus souvent comblée en puisant dans les économies du résident ou grâce à l’aide de sa famille. Près de 20 % des résidents reçoivent par ailleurs une aide financière du CPAS » [6].
Car la charge ne pèse pas que sur les familles, mais aussi sur les institutions publiques. À travers l’aide sociale des CPAS et la garantie de revenus aux personnes âgées (GRAPA), il y a un transfert de la collectivité vers les actionnaires des groupes privés et des fonds d’investissement qui les détiennent, transfert qui s’intensifie à mesure que l’hébergement des personnes âgées est privatisé et rendu plus cher. Comme l’explique cette travailleuse sociale d’un CPAS bruxellois [7] : « Nous manquons de places dans le home du CPAS, alors nous sommes contraints de rediriger une partie des demandes vers les institutions privées de la commune, et là, le budget des résidents explose (...) Une partie d’entre eux se tourne vers le CPAS, qui comble la différence à travers l’aide sociale (...) Ces personnes à charge [du CPAS] en home privé sont de plus en plus nombreuses. Pour nous, c’est un budget de plus en plus lourd ».
Conséquence de la privatisation, à Bruxelles, le prix de l’hébergement augmente [8]. Les institutions commerciales sont en effet, dans l’ensemble, bien plus chères que les autres.
Le poids du logement dans le budget des personnes âgées et de leurs familles augmente en conséquence, poids d’autant plus difficile à supporter que les ménages ont de faibles revenus.
Une fin de vie dans la dignité : pas pour tous
De façon plus générale, la privatisation des maisons de repos implique aussi que celles-ci répondent de plus en plus à une logique de rentabilité. Quels que soient leurs besoins, les personnes âgées au pouvoir d’achat le plus élevé bénéficient d’un meilleur hébergement et de meilleurs soins. Même si l’hébergement dans les institutions publiques est souvent insatisfaisant, faute de moyens adéquats, la privatisation entraine des inégalités croissantes du point de vue de l’accès aux soins.
Cette logique de rentabilité « modifie en profondeur l’organisation des soins et les conditions de travail du personnel » [9]. Elle peut entrainer des conditions plus difficiles, à la fois pour les travailleurs des maisons de repos et pour leurs résidents. La surcharge de travail du personnel et son manque de temps est une des plaintes les plus fréquemment formulées, également par les résidents. Une permanente syndicale explique : « Dans certaines institutions, on demande aux aides-soignantes de réaliser jusqu’à 13 ou 14 toilettes par jour, dont celles de personnes parfois très dépendantes. Difficile dès lors de ne pas bousculer les ainés ! » [10]. Tous les travailleurs du secteur savent que l’accueil et les soins ne se limitent pas à des gestes techniques qui peuvent être rationalisés ; les besoins des personnes âgées sont aussi sociaux et affectifs.
En mars 2015, les travailleurs du groupe français Orpéa, qui gère une cinquantaine de maisons de repos en Belgique, ont entamé une action syndicale pour dénoncer notamment le manque de matériel de base, l’absence de revalorisation financière, des cadences devenues impossibles à suivre et le refus de la direction d’engager du personnel supplémentaire. Des conditions de travail qui, d’après eux, ne leur permettent parfois plus de respecter la dignité des résidents [11]. Comme l’explique une résidente, la qualité des soins en pâtit : les travailleuses "sont stressées, elles doivent courir tout le temps, elles sont sous pression constamment (...) Par exemple, pour des prestations de nettoyage dont on sait qu’elles prennent une heure et demie, elles doivent les exécuter en une heure, sous peine de déborder de leur horaire. Forcément, la qualité ne peut pas être au rendez-vous, malgré la meilleure volonté du monde" [12].
« Bien vieillir » ne devrait pas être un luxe
Les personnes âgées constituent une frange de la population qui a peu l’occasion de s’exprimer sur la scène politique ; leurs problèmes sont souvent méconnus ou ignorés. La pénurie de places, la mauvaise qualité de l’accueil dans les maisons de repos et les prix trop élevés mettent de nombreux seniors et de nombreuses familles en situation de détresse.
Cette détresse n’est pas que financière, elle est aussi psychologique. La consommation d’antidépresseurs et d’antipsychotiques dans les maisons de repos atteint des niveaux alarmants. Or plusieurs études ont montré qu’un personnel suffisant et bien formé permet de réduire fortement la consommation de médicaments [13]. Mais peut-on attendre de groupes privés multinationaux, dont la priorité est la rentabilité financière, qu’ils organisent les lieux de vie de nos ainés en cherchant d’abord à les rendre plus heureux ? Ne faudrait-il pas, collectivement, reprendre la question en main en mettant la priorité sur la qualité de vie à laquelle ils ont droit, quels que soient leurs moyens financiers ?
Notes
[1] MR et MRS ensemble. Sources : Infor-Homes Bruxelles, « Situation de l’offre d’hébergement pour personnes âgées en Maisons de Repos Bruxelloises » 2014, sur inforhomes-asbl.be et Anne-Marie Impe, « Très chères séniories », Imagine, janvier-février 2015.
[2] Infor-Homes Bruxelles, « Situation de l’offre d’hébergement pour personnes âgées en Maisons de Repos Bruxelloises » 2014, sur inforhomes-asbl.be.
[3] Sources : Bureau Van Dijk et communiqués ORPEA.
[4] Yann Coléou, vidéo de présentation à l’intention des investisseurs, korian.com, consulté le 6 septembre 2015 ; interview sur BFM TV, le 26 mars 2015.
[6] L’Avenir, 26 février 2013, sur lavenir.net
[7] Entretien avec l’auteure.
[8] Infor-Homes Bruxelles, « Situation de l’offre d’hébergement pour personnes âgées en Maisons de Repos Bruxelloises » 2014, sur inforhomes-asbl.be.
[9] Le guide social, « Maisons de repos privatisées : quel impact sur le personnel ? », sur guidesocial.be
[10] Anne-Marie Impe, « Des maisons pas de tout repos », Imagine, janvier-février 2015.
[11] Le guide social, « Le secteur gériatrique en proie à des actions de protestation », sur guidesocial.be ; RTBF, 4 et 16 mars 2015.
[12] RTBF, 16 mars 2015.
[13] Anne-Marie Impe, « Un résident sur deux sous antidépresseurs », Imagine, janvier-février 2015.