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Les sans-abris, malvenus dans l’espace public
30 mars 2015
Article résumé par l’Observatoire belge des inégalité avec l’accord de l’auteure, à partir de la version originale en ligne sur le site du JIM.
Sem Vandekerckhove@flickr
Parce qu’ils n’ont pas de logement, l’espace public est un élément central de la vie des personnes sans abri, qui par ailleurs les définit largement : on parle des « gens de la rue ». Or, l’espace, s’il est public, n’en est pas moins pourvu de normes, de règles formelles et tacites qui régulent les comportements et que les personnes sans abri ont vite fait de transgresser pour usage « anormal » de l’espace. Sans abri, mendiants, errants, ceux qui incarnent la différence, font partie des figures « indésirables » de la ville. Une tendance semble à cet égard se dessiner dans plusieurs pays d’Europe : celle de chasser les pauvres de l’espace public. La France a vu récemment la multiplication des arrêtés anti-mendicité, et, dans certaines villes, la création d’une interdiction de fouiller dans les poubelles (Nogent-sur-Marne) ; en Grèce, les personnes en rue qui ne respectent pas les normes d’hygiène peuvent être mises en détention et en Hongrie, dormir une nuit en rue est punissable d’une amende de plus de 200 euros, de 60 jours d’emprisonnement en cas de récidive. On observe ainsi un renforcement des mesures répressives attestant d’un traitement policier de la misère. Ces mesures, généralement prises au nom de la sécurité de tous (et « pour le bien des personnes elles-mêmes ! ») assimilent les pauvres à des délinquants, voire à des criminels. Il semblerait qu’on ait choisi de résoudre la question de la pauvreté : comme nettoyer en balayant les poussières sous les canapés [1].
En Belgique, la mendicité et le vagabondage ont été décriminalisés en 1993. Cependant, depuis 1999, de nouvelles mesures, sanctionnent les comportements de ceux qui ne sont pas les bienvenus dans l’espace public : les sanctions administratives. Ces mesures, qui ne concernent pas explicitement les personnes sans-abri, imposent une amende ou retirent une permission accordée par les autorités locales dans le but de punir les individus qui violent les règlements communaux. Avec les sanctions administratives, le traitement des personnes sans abri est devenu une affaire locale soumise à régulation pénale. En effet, les communes peuvent définir elles-mêmes les comportements qu’elles souhaitent proscrire, ainsi que les sanctions assorties : des amendes allant jusqu’à 250 euros.
Sanctionner les comportements « menaçants »
Les règlements communaux et de police régulent donc un panel de comportements. Ils concernent « la propreté, la salubrité, la sureté, la sécurité publique ». L’État laisse aux communes une marge très large pour déterminer ce qui doit être entendu par ces notions. Tant les modalités que le contenu des sanctions restent libres de détermination. Par exemple, le « Règlement Général de Police d’Ixelles » qui concerne la propreté et l’hygiène publique, interdit de cracher, d’uriner, de déféquer, mais aussi de se baigner ou de « salir » l’espace public, de déranger les voisins avec des mauvaises odeurs, de camper pour plus de 24h. Mais encore : les comportements qui « menacent la sécurité publique » ou bloquent le passage pour les piétons ou les voitures aux feux rouges sont interdits ainsi que toutes les activités qui peuvent « priver les individus de l’accès à l’espace public » [2]. Les activités quotidiennes d’une personne sans abri peuvent facilement transgresser ces règlements, laissant aux agents une grande marge de discrétion pour décider de qui « menace la sécurité publique ». On peut d’ailleurs se demander en quoi, par exemple, une gêne olfactive porte atteinte à l’ordre public. De manière détournée, ces règlements déclarent presque qu’il est illégal d’être sans abri. Mais si ces règlements ne concernent pas uniquement les personnes sans-abri, certaines villes ou communes ont décidé d’aller plus loin en ciblant directement ceux qu’elles considèrent comme des fauteurs de trouble, et de s’attaquer à la mendicité.
Astuces : À défaut d’interdire, réguler la mendicité
En effet, la mendicité étant décriminalisée depuis 1993, les villes et communes ont développé une série de moyens pour contourner l’ « interdiction d’interdire ». Ainsi, le Règlement de Police de Liège organise la mendicité par zones et par heures, sous forme de tournante. La mendicité est « répartie » (chaque jour les mendiants doivent changer de quartier), « régulée » selon certains horaires et interdite le dimanche et les jours fériés [3]. La loi autorise de cette façon aux agents de la sécurité locale de disperser les mendiants et de les forcer à circuler dans la ville. Depuis mai 2012, la ville a durci son règlement en insérant la possibilité de procéder à des arrestations administratives pour les mendiants récidivistes [4]. À Charleroi, la mendicité est interdite sur les voiries étroites de moins de 5 mètres ainsi que dans les tunnels et sur les ponts [5]. La commune d’Etterbeek, inspirée par les mesures prises à Liège, a voté le 7 mai 2012 un nouveau règlement interdisant la mendicité devant les magasins et limitant au nombre de 4 par rue les mendiants dans certaines rues commerçantes. On assiste ainsi à l’apparition progressive de règlementations locales explicites concernant la mendicité sur l’espace public [6]. C’est ici la pauvreté qui est directement visée, et pénalisée, et si ce n’est toujours par une amende, dont on sait qu’elle restera impayée, parfois par une mise temporaire au cachot [7].
Gestion locale : Négocier des espaces, apprécier des comportements
Si les textes communaux offrent l’image d’une condamnation stricte des incivilités, nos entretiens avec les personnes concernées (sans abri, policiers, des travailleurs de rue) suggèrent un tableau nettement plus nuancé. Les récits et anecdotes rapportés témoignent du décalage entre les pratiques d’interdiction de fait et les règlements, dévoilant à la fois le caractère local de la gestion des personnes sans abri sur l’espace public et la part d’arbitraire qui accompagne cette gestion. Tantôt chassés sans autre forme de procès, tantôt tolérés, l’issue des situations dépend de plusieurs facteurs qui s’influencent les uns les autres : interconnaissance (qualité des relations personnelles avec les acteurs en présence — commerçants, citoyens, agents de police ou de sécurité etc.) ; temps d’ « installation » ; respect de certaines règles tant informelles que formelles ainsi que de ceux qui les posent ; type de lieu (privé, semi-privé, public) ; plaintes des tiers ; représentation qu’ont les tiers des personnes sans-abri. L’issue des situations n’est jamais vraiment jouée d’avance. Parfois, les personnes sans abri, même lorsqu’elles ne violent aucun règlement, sont invitées à quitter les lieux. Généralement, l’intervention policière dépend fortement des plaintes répétées des commerçants. Elles constituent de fait, un facteur central d’ « évacuation ». L’argumentation est hygiéniste mais aussi sécuritaire. C’est d’autant plus le cas pour les espaces « quasi publics », « privés à usage public », régis par des règles plus strictes et possédant souvent leurs propres services de sécurité (centres commerciaux, sociétés de transport en commun etc.) [8]. Ici, plus clairement qu’ailleurs, les espaces doivent être propres pour les clients.
Transformer le mobilier – inscrire la géographie des espaces publics
Outre les mesures claires, traduites dans des règlements, limitant l’usage et l’accès des personnes sans abri à l’espace public, il existe des mesures bien connues, plus « douces » mais non moins insidieuses qui limitent de fait l’accès et l’utilisation de l’espace. C’est le cas des reconfigurations du mobilier urbain. Ces mesures, qui incitent au déplacement, sont symboliquement et matériellement tout autant pénalisantes. De cette façon, pénaliser des pratiques est devenu une caractéristique de la géographie des espaces publics. L’essentiel est de mettre en mouvement, ceux qui seraient tentés de « prendre racine ». Ainsi, la rénovation des stations de métro a donné lieu au remplacement des bancs traditionnels par des installations plus « modernes » qui séparent les places sur les bancs empêchant toute possibilité de s’allonger. Il en va également des petites barrières, grilles etc. qui s’apposent à la frontière des lieux fréquemment utilisés. La présence des personnes sans abri sur l’espace public est ainsi pénalisée. Ce type de mesure relève d’une volonté, souvent avouée d’ailleurs, d’épurer les espaces des « indésirables » [9].
Intensification ? À suivre…
Les politiques mises en œuvre montrent à quel point le gouvernement décide de prendre les « problèmes » par les mauvais bouts, en proposant une réponse sécuritaire à un problème social. Ces mesures qui ciblent les plus pauvres sont d’autant plus inefficaces qu’elles sont plus coûteuses que de fournir un hébergement. Sous prétexte de vouloir préserver la sécurité et l’ordre public, les pauvres sur l’espace public sont assimilés à des délinquants potentiels, voire des criminels. Ils peuvent toujours crier que ce sont eux, en rue, qui sont en danger…
Rapport de recherche à la base de cet article (en anglais) :
Notes
[1] L’intention de cet article est de traiter des mesures répressives envers les personnes sans-abri, particulièrement par rapport à la question de l’accès à l’espace public. Il ne s’agit pas d’analyser globalement la position de la société belge vis-à-vis du phénomène, qui oscille davantage entre logique humanitaire et logique sécuritaire, mais de nous attarder précisément sur ce deuxième pôle. Il s’agira davantage de présenter les mesures existantes et les pratiques de fait que de procéder à une analyse des changements historiques. Les données sont issues en grande partie des observations et des entretiens réalisés pour le « Belgian report on criminalisation of homeless people », (Martin L., Potts C., 2012) commandité par la Feantsa et Housing Right Watch.
[2] Règlement Général de Police d’Ixelles : http://www.ixelles.be/site/23-Algemeen-politiereglement. Le règlement de police de la Ville de Bruxelles définit les mêmes interdictions : http://www.bruxelles.be/artdet.cfm?id=4797&
[3] Voir règlement de Police de Liège : www.liege.be
[4] La procédure d’application des sanctions s’établit selon une hiérarchie montante à chaque nouvelle transgression. Ainsi, en cas de première infraction au règlement, le mendiant reçoit un PV et une copie du règlement communal. À la deuxième infraction, un deuxième PV est dressé et un assistant social se voit chargé de vérifier que la personne reçoit les aides auxquelles elle a droit. C’est la troisième infraction qui peut être considérée comme trouble de l’ordre public et mener à une arrestation administrative.
[5] Le règlement de police de 2005, modifié en 2009 contient 10 articles concernant directement la mendicité. http://www.charleroi.be/node/6828
[6] Pourtant, ces règlements spécifiques concernant la mendicité sont non nécessaires étant donné que les règlements communaux proscrivent déjà les comportements agressifs, les occupants menaçants, les personnes qui gênent le passage etc.
[7] La punition commence avec une amende, mais dans l’incapacité de payer celle-ci, les « fauteurs » sont parfois envoyés en prison, ce qui instaure littéralement comme un crime le fait d’être désespérément pauvre.
[8] Ainsi, la Stib, dispose d’un règlement relativement précis (qui interdit un lot de comportements et d’activités allant de la mendicité au fait de gêner par son odeur, ses affaires, sa présence) mais aussi ses propres services de sécurité qui peuvent poser des amendes en cas d’infraction au règlement.
[9] Comme les bancs pour les sans abri, la musique classique diffusée le soir dans les stations de métro a pour objectif de dissuader les bandes de jeunes et dissoudre le fameux sentiment d’insécurité.