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Discrimination raciale Politique

Le communautarisme, un faux concept qui permet d’opérer des discriminations raciales

21 avril 2025 Observatoire Belge des Inégalités

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Le mot communautarisme s’est progressivement immiscé dans le lexique utilisé par les acteurs politique en Belgique francophone. Tel qu’il est mobilisé dans les discours, le communautarisme serait une menace grandissante pour notre société ; la notion est aujourd’hui régulièrement mobilisée pour disqualifier les actions ou perspectives d’adversaires politiques, qualifiées de “communautaristes”.

Il faut constater que le qualificatif est utilisé comme s’il désignait un phénomène bien défini. Or, jamais la notion n’est réellement expliquée : elle a ainsi tout d’une fausse évidence. La question qui servira de fil rouge à cet article est de savoir ce que désigne en réalité le terme communautarisme lorsqu’il est utilisé par les acteurs politiques. L’idée défendue dans cet article est qu’il s’agit avant tout d’un qualificatif dénigrant à l’endroit des minorités et qu’il est la traduction d’un “suprémacisme civilisationnel”.

Le communautarisme : une notion récente

Un premier élément à noter est que le mot communautarisme est d’usage relativement récent. Le mot n’apparaît en effet qu’en 2004 dans le dictionnaire Le Robert [1]. En voici la définition :

Système qui développe la formation de communautés (ethniques, religieuses, culturelles, sociales…) pouvant diviser la nation au détriment de l’intégration. [2]

Avant de rentrer en profondeur dans la signification donnée au terme, intéressons-nous à la temporalité de son utilisation dans les médias et l’espace politique belge. La figure 1 montre sa fréquence d’utilisation dans le journal Le Soir et dans les documents parlementaires et interventions à la Chambre des représentants depuis 1989 [3].

Il ressort que le terme commence à être utilisé au début des années 2000, suivant la même temporalité qu’en France [4]. Avant cette date, le terme est peu, voir pas du tout utilisé : la première intervention au parlement le mobilisant et venant d’un membre de parti date de 2003 ; son auteur est Daniel Féret, fondateur du Front National belge, parti aujourd’hui disparu [5]. Voici l’extrait mobilisant la notion (en italique dans le texte) :

L’afflux d’étrangers à la démographie galopante est tel dans certaines villes et régions du pays que l’appareil scolaire et culturel est incapable de communiquer convenablement nos langues nationales, nos usages, nos valeurs. Au lieu d’intégrer, on va laisser se développer, on va encourager le communautarisme. A défaut de politique d’intégration résolue, les autorités ne pourront pas faire autrement que de reconnaître les particularismes de certains groupes ethniques et religieux importants et prolifiques, de laisser se développer des pratiques en totale contradiction avec les valeurs fondamentales comme l’égalité des sexes, le mariage monogame, une conception pacifique de la religion. (La Chambre, Séance plénière, 16-07-2003, CRIV 51 PLEN 007)

Se demander quels acteurs mobilisent le terme “communautarisme” permet de situer politiquement la notion. Les interventions au parlement sont utiles à cette fin puisqu’elles donnent la possibilité d’identifier facilement leurs auteurs, notamment les partis desquels ils sont issus. La figure 2 montre la répartition des auteurs (selon leur affiliation) de l’ensemble des interventions à la Chambre depuis 1989 qui mentionnent le terme communautarisme.

On observe ainsi que la référence à cette notion n’est pas neutre politiquement : celle-ci est avant tout mobilisée par la droite francophone. Le Mouvement Réformateur (MR) est l’auteur à lui seul de plus de la moitié (52%) des interventions ou documents mentionnant le terme. Les partis flamands le mentionnent très peu : d’abord parce qu’il s’agit d’un néologisme de la langue française, qui n’a pas vraiment d’équivalent en néerlandais (le terme se traduit bien “communautarisme” en néerlandais, mais n’est pas usité) ; ensuite car il s’agit très probablement d’une notion qui a été importée depuis la France [6]. C’est à partir des années 1990 que le terme communautarisme s’est diffusé en France, notamment au gré des “affaires du foulard” successives pour parler de l’islam, considéré comme une menace pour la “culture française” [7].

Par conséquent, nous partirons des discours du MR mobilisant cette notion, pour essayer de comprendre son sens politique.

Le communautarisme : une logique de division ?

Proposant une loi interdisant le niqab et la burqa dans l’espace public en 2010, Daniel Bacquelaine (MR) affirmait :

Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est le refus d’une société fondée sur le communautarisme. C’est le refus d’une société basée sur l’exclusion. C’est le refus d’une société dans laquelle, finalement, chaque communauté ou chaque groupe se développerait pour son propre compte sans tenir compte de l’ensemble dans lequel il vit. (La Chambre, Séance plénière, 29-04-2010, CRIV 52 PLEN 151)

Selon cette lecture du MR, le port de vêtements religieux par certaines catégories de la population serait la preuve d’une division de la société qui mettrait en péril le vivre ensemble. Ce discours permet de dégager une définition du communautarisme, signifiant ici le repli sur soi de communautés ou de groupes qui agiraient pour leur propre compte. La définition est extrêmement large et il faut noter d’emblée qu’elle pourrait s’appliquer à la Belgique entière, le pays étant institutionnellement divisé en communautés linguistiques fortement cloisonnées et se querellant depuis des dizaines d’années.

Si l’on se réfère à cette définition, alors on pourrait dire que l’ensemble des membres de notre société fait preuve de communautarisme. L’entre-soi est en effet un fait social généralisé qui structure l’ensemble des relations sociales, dans la plupart des domaines de la vie. Nous avons parlé du partage de la Belgique en groupes linguistiques. Prenons un exemple plus intime, celui de la formation des couples. La figure 3 montre entre quelles catégories socio-professionnelles se forment les couples qui vivent dans le même ménage en Belgique en 2023 [8].

On voit que 60% des directeurs et membres des professions intellectuelles vivent en ménage avec une personne qui est elle-même directeur ou qui exerce une profession intellectuelle. Le fait n’est pas étonnant, puisque la société belge est largement divisée d’un point de vue socio-économique : les différentes catégories socio-professionnelles ne fréquentent pas les mêmes lieux, n’ont pas les mêmes activités de loisir, n’ont pas les mêmes aspirations professionnelles, financières ou personnelles ; elles se fréquentent donc peu souvent en dehors des frontières sociales, impliquant qu’elles ont moins l’occasion de lier des relations amoureuses entre elles. Ce phénomène est bien l’indicateur d’une société ségréguée, et par ailleurs inégalitaire. En effet, le phénomène joue un rôle dans la reproduction des inégalités de générations en générations : le fait que des parents aient des positions sociales similaires maximise les chances que leurs enfants ne soient pas très différents socialement, en favorisant – ou empêchant – la transmission de ressources.

Les médecins constituent une profession exemplative du point de vue de cette question, puisqu’elle est connue pour être l’une des plus fortement “homogame” (se mettant en couple avec elle-même) : en France, presque un médecin sur quatre a un-e conjoint-e lui/elle-même médecin. Il est probable que la situation soit similaire en Belgique. Une des raisons qui explique le phénomène est que les lieux d’exercice de la médecine - hôpitaux, cliniques, cabinets - sont des lieux de travail réservés aux professionnels de santé, dans lesquels ceux-ci passent beaucoup de temps, menant de facto à ce qu’ils se fréquentent plus souvent. Ce phénomène a des répercussions sur l’organisation des soins de santé, puisque l’homogamie des médecins - et plus largement le fait qu’ils sont près d’un sur deux à être en couple avec des cadres supérieurs - est un élément avancé pour expliquer leur réticence à s’installer dans les espaces ruraux, contribuant à l’existence de déserts médicaux [9].

On le voit : les catégories socio-professionnelles constituent bien des divisions de la société, et peuvent suivre des logiques propres au détriment des autres groupes ou de la société entière ; elles répondent donc parfaitement à la définition du communautarisme du MR telle qu’on la lit dans cette première citation. Cependant, on le sait : on ne dit pas des directeurs, professions intellectuelles, cadres supérieurs ou médecins qu’ils sont “communautaristes”. On ne dit pas des lieux de travail réservés à certains types de professionnels, tels les hôpitaux, qu’ils créent du “communautarisme”. A l’inverse, cette fermeture est même valorisée, puisque l’on parle de la “communauté médicale” (comme on parle de la “communauté scientifique”, groupe tout aussi fermé). Cette définition est donc insatisfaisante pour saisir ce que l’on nomme communautarisme ; il nous faut chercher ailleurs.

Le communautarisme : une affirmation du religieux ?

S’opposant à la nomination d’Ihsane Haouach en tant que commissaire du gouvernement pour l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, du fait qu’elle porte le foulard islamique, Denis Ducarme (MR) a tenu ce discours en 2021 :

Mes valeurs de défense de la neutralité de l’État, de séparation entre l’Église et l’État, de défense d’un socle commun de valeurs qui encouragent le vivre-ensemble plutôt que l’inverse, comme le fait le communautarisme – en divisant, en écartant, en opposant – ces valeurs doivent être respectées. Ce combat libéral et mes valeurs, moi, membre de la majorité, avec cette nomination faite au nom du gouvernement, je trouve que vous les méprisez, que vous les foulez aux pieds, que vous en faites litière, et je ne l’accepte pas ! D’autant plus, comme je l’ai dit, que vous négligez les principes fondamentaux qui sont liés à la neutralité de l’État. Cette fonction portée ainsi est incompatible avec le principe de neutralité de l’État. (La Chambre, Commission de la santé et de l’égalité des chances, 02-06-2021, CRIV 55 COM 502)

Selon cette idée, le communautarisme - manifesté ici par le port du foulard islamique d’une mandataire politique - constitue un élément qui saperait les “valeurs fondamentales” de notre société, notamment la séparation entre l’Église et l’État. Cette deuxième citation nous permet de dégager une deuxième caractéristique du communautarisme selon le MR : la remise en cause de la séparation de l’Église et de l’État.

Or, cette idée repose sur une prémisse tout à fait discutable, selon laquelle l’État belge aurait aujourd’hui accompli une séparation véritable avec l’Église. En réalité, d’un point de vue du droit, la Belgique n’est pas un pays laïc, à la différence de la France. La “neutralité” qui est mobilisée par le MR est originairement une notion née du pacte scolaire, impliquant “le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves” (article 24 de la Constitution), mais pas du refus des signes religieux ; elle est ici réinterprétée dans une conception laïciste assez peu cohérente dans le contexte belge. En effet, dans le petit royaume de Belgique, les cultes sont financés par l’État. En 2007, il a été estimé que l’État belge dépensait, hors enseignement, environ 300 millions d’euros par an pour les cultes, en comptant le financement de la “laïcité organisée” - en Belgique, la laïcité n’est pas un principe d’organisation de la société comme en France, mais bien une famille spirituelle parmi d’autres cultes (catholicisme, islam, protestantisme…).

Le tableau 1 détaille la nature des dépenses pour chacun des cultes. Ces dépenses consistent notamment dans les salaires et les pensions des ministres des cultes (évêques, curés, pasteurs, rabbins, imams…), dans le fonctionnement et l’entretien des églises (rénovation, achat des hosties, électricité, salaire de l’organiste…), les aumôneries dans les hôpitaux et prisons, les émissions religieuses à la radio et la télévision (notamment sur la RTBF) ou encore les exonérations de précompte immobilier pour tous les édifices de culte.

Financement public des cultes en Belgique (millions d’€, 2007) [10]
SalairesFabriques d’égliseAumônerieExonération précompte immobilierPensions et patrimoineTotal%
Culte catholique 77,8 110,7 5,9 12,3 34,8 / 16,7 258,2 86,4%
Culte protestant 4,2 1,6 0,4 0,2 0,5 6,9 2,3%
Culte israélite 0,9 0,0 0,1 0,0 0,1 1,2 0,4%
Culte anglican 0,3 0,1 0,0 0,0 0,0 0,4 0,1%
Culte islamique 6,7 0,3 0,1 0,1 7,2 2,4%
Culte orthodoxe 1,2 0,5 0,0 0,1 1,8 0,6%
Laïcité organisée 11,7 9,6 1,8 0,1 23,3 7,8%
Total 102,8 122,8 8,4 12,8 35,4 298,9 100%

L’histoire de notre pays fait que le culte catholique bénéficie de la grande majorité de ce financement, situation que l’on peut considérer comme inégalitaire en regard de la pratique réelle des différents cultes en Belgique de nos jours.

Mais c’est certainement dans l’enseignement que les montants engagés par l’État sont les plus importants. A côté du l’enseignement “officiel” organisé par la Communauté flamande, la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Communauté germanophone, les provinces et les communes, il existe en Belgique de nombreux établissements privés qui organisent l’enseignement “libre”, confessionnel catholique pour une large part. Ainsi, 60.6% des élèves du secondaire sont scolarisés dans l’enseignement catholique en Belgique en 2019-2020, soit la majorité d’entre elles et eux. L’enseignement catholique dit accomplir sa mission pédagogique “en faisant résonner la parole de Dieu et en gardant vivante la mémoire de son histoire”, comme le mentionne le Secrétariat général de l’enseignement catholique (SeGEC), représentant des établissements de l’enseignement catholique auprès des autorités publiques [11]. Dans les faits, la déchristianisation de la société belge fait que l’on retrouve maintenant dans les écoles catholiques de nombreux élèves ou membres du personnel qui ne se définissent pas comme pratiquants, croyants ou même catholiques. Cependant, institutionnellement, l’enseignement confessionnel n’a pas été sécularisé puisque les pouvoirs organisateurs sont toujours liés aux autorités religieuses et les cours de religion y sont obligatoires (les milieux catholiques ont par ailleurs obtenu qu’ils soient aussi organisés dans l’enseignement officiel). De plus, la marque du religieux y est encore très visible : le bâti des établissements catholiques regorge de symboles religieux, les écoles proposent aux élèves des activités extrascolaires chrétiennes et les évènements scolaires peuvent être accompagnés de célébrations religieuses [12].

Bien que privé, cet enseignement est largement subventionné et ouvert à tous les élèves ; il est ainsi assimilable à un service public. On doit dès lors observer qu’en matière d’enseignement, il n’y a pas de séparation entre l’Église et l’État. La dimension religieuse structure notre État de bien d’autres manières, celui-ci étant héritier d’une structure en “piliers”, dont l’un d’eux est catholique ; il y a ainsi un syndicat, une mutuelle… chrétiens [13]. Ce pilier a du pouvoir, puisqu’il est aussi composé d’un parti qui se revendique ouvertement chrétien - le CD&V (Christen, Democratisch en Vlaams ; “chrétien, démocrate, flamand” en français) - défendant des positions conservatrices en termes d’avortement ou d’euthanasie du fait de cette filiation religieuse. Pourtant, on ne dit pas de l’enseignement catholique qu’il favorise le “communautarisme”, ni du CD&V, régulièrement au pouvoir depuis des décennies, qu’il est “communautariste”. Il faut donc encore chercher ailleurs ce qui fait l’essence de ce que l’on désigne généralement par communautarisme.

Le communautarisme : une forme de prosélytisme ?

En 2017, le MR a proposé une résolution visant à la mise en place d’un contrat-citoyen que tous les résidents belges devraient signer et par lequel ils s’engageraient à respecter un socle commun de valeurs. Le but de ce contrat est notamment de lutter contre le “multiculturalisme” et le “communautarisme”. Dans le texte soumis à la Chambre, on lisait :

Des revendications plus politiques que religieuses se multiplient et visent de nombreux domaines de la société : la fonction publique, l’enseignement, l’entreprise et le monde du travail notamment par le biais des accommodements raisonnables. Nous constatons également que, depuis plusieurs années, le communautarisme et le multiculturalisme ont fortement émergé en Belgique et ailleurs en Europe. Le fanatisme et l’intégrisme religieux sont également de plus en plus présents dans nos sociétés. Ces revendications à caractère plus politique ont fait bouger les lignes et sapent progressivement les fondements de notre socle commun des valeurs. Certaines valeurs sont néanmoins parfois radicales et l’État doit se positionner face à cela. On a pu faire le constat que les accommodements raisonnables sont aussi néfastes pour la cohésion de la société. Souvent arborés au motif de “réconcilier” la société, ils ne font que la diviser davantage. (Proposition de résolution visant à la mise en place d’un contrat-citoyen pour toutes les personnes de dix-huit ans résidant en Belgique, 27-04-2017, DOC 54 2443/001)

Dans cette acception, le communautarisme désigne les desseins conquérants d’un groupe, qui voudrait supposément imposer sa loi à l’ensemble de la société. Autrement dit, le communautarisme serait aussi un prosélytisme politique.

Le fait que des groupes circonscrits aient des intentions politiques et mènent des actions en ce sens est un élément banal de la vie sociale. Il existe dans notre société de nombreux groupes de ce type : associations professionnelles, fédérations sectorielles, syndicats de travailleurs ou patronaux… qui défendent leurs vues politiques. Reprenons l’exemple des médecins, que nous avons évoqué précédemment : ceux-ci constituent aussi un groupe actif politiquement, qui s’est opposé tout au long du 20e siècle à l’établissement d’un système fort de remboursement des soins de santé. La raison en est que ce système demande le plafonnement de leurs honoraires, ce qui n’est pas à leur avantage financièrement [14]. Aujourd’hui, les syndicats de médecins continuent ce combat, en menaçant que les médecins se déconventionnent [15], en s’opposant à l’interdiction de facturer des suppléments d’honoraires aux patients BIM (plus précaires) ou pour des examens radiologiques [16], etc.

Les partis politiques eux-mêmes sont des groupes situés socialement, et dont le désir est pourtant d’imposer des réformes à la société entière. Le Mouvement réformateur (MR), par exemple, comprend parmi ses cadres une sur-représentation de membres des classes supérieures et d’indépendants [17]. Il n’est donc pas étonnant que leur programme soit structuré autour de réformes avantageant ce type d’acteurs (et désavantageant d’autres, comme les salariés avec de faibles salaires ou les allocataires sociaux) : dérégulation du marché du travail, réduction des impôts sur les sociétés et des cotisations sociales des employeurs, et donc définancement des services publiques, affaiblissement de la sécurité sociale, etc. En conséquence, il est cohérent que l’électorat du MR se concentre davantage dans les classes supérieures, comme le montre la figure 4 [18].

Le MR apparaît ainsi comme un groupe restreint dont la position dans la hiérarchie sociale est élevée, concevant des mesures pour faciliter la vie de ce même groupe restreint, mais voulant les imposer à toute la société et ce au détriment des plus fragiles. En cela, cette dynamique rentre en partie dans la troisième définition du “communautarisme” que nous avons épinglée ; on ne qualifie pourtant pas le MR de groupe “communautariste”.

Peut-être est-ce l’élément religieux qui manque aux perspectives du MR pour qu’on puisse utiliser un tel qualificatif ? Rien n’est moins sur. Si l’on s’intéresse au CD&V, on voit qu’il constitue lui-aussi un groupe restreint, notamment du point de vue religieux. Le tableau 2 montre que l’inscription des adhérents du CD&V dans le pilier catholique était extrêmement élevée en 2006 (date de l’enquête qui a récolté ces informations) : on voit que l’écrasante majorité (97,2%) est chrétienne, alors même que la société belge/flamande se sécularise. Plus des trois-quarts des adhérents ont obtenu leur diplôme secondaire dans l’enseignement confessionnel, et plus de 9 sur 10 sont affiliés à la mutualité chrétienne et au syndicat chrétien (lorsqu’ils sont affiliés à un syndicat).

Inscription des adhérents du CD&V dans le pilier catholique (2006) [19]
Adhérents au CD&V
Catholique / chrétien 97,2%
Diplôme secondaire dans l’enseignement confessionnel 77,3%
Affilié à la mutualité chrétienne 91,6%
Affilié au syndicat chrétien (ACV) si affiliation syndicale 95,7%

Cette inscription religieuse a des effets politiques majeurs : le CD&V n’est pas un parti marginal ; il structure la vie politique belge depuis des décennies. Tout récemment, une proposition d’allongement du délai au cours duquel il est autorisé de pratiquer une interruption volontaire de grossesse était sur la table. Néanmoins, le CD&V - membre de la coalition pour former le gouvernement fédéral suite aux élections de 2024 - s’y est opposé fermement, déclarant qu’il ne soutiendra jamais cette proposition [20] ; cette dernière a alors été mise au frigo [21].

Tous les éléments de la troisième définition du communautarisme sont ici rencontrés - petit groupe imposant ses vues religieuses conservatrices à l’ensemble de la société -, pourtant, à nouveau, on ne qualifie pas le CD&V de “communautariste”. Mais quel est donc en définitive ce communautarisme dont on parle tant ?

Le communautarisme : en réalité un qualificatif “racial”

On a vu que le repli sur soi, la dimension religieuse et la logique prosélyte ne sont pas des critères suffisants pour que les acteurs politiques ou médiatiques qualifient des groupes et leurs actions de “communautaristes”. Quel est donc l’ingrédient manquant pour qu’un phénomène soit désigné comme tel ? La réponse apparaît assez clairement lorsqu’on analyse les contenus où le mot “communautarisme” est mobilisé : ce qualificatif est surtout utilisé pour parler des populations arabes (migrantes ou descendantes de migrants) ou musulmanes, que ce soit leurs initiatives, vêtements ou quartiers d’habitation. C’est en effet le cas pour plus de 50% des articles du journal Le Soir qui mentionnent le terme communautarisme ! En voici quelques extraits :

C’est la percée du Team Fouad Ahidar, qui a répandu des messages ambigus lors d’une campagne souterraine flirtant avec un communautarisme dangereux, qui mérite une attention toute particulière (2024).

La difficulté aussi pour Molenbeek, c’est que beaucoup de gens qui réussissent partent. » [L’ex-maïeure MR de Molenbeek] estime que le manque de mixité sociale mais aussi le communautarisme religieux restent des réalités (2024).

La question du voile, c’est un problème pour ceux qui font du communautarisme. Pas pour nous [au MR] ! La règle est claire : il y a une liberté pour les individus de le porter en rue, chez un employeur privé, s’il le souhaite. Mais il y a un principe de base : la neutralité de l’État (2021).

Il est bel et bien question de communautarisme, de la relation que chaque parti entretient avec ses communautés d’électeurs (soudées par une affinité d’origine, de religion…) Et, en particulier, de celle que le PS bruxellois a entretenue avec la communauté turque (2020).

Par conséquent, il nous faut constater que le “communautarisme” est une notion à géométrie variable. Cette désignation infamante pourrait s’appliquer à un grand nombre de groupes sociaux ; elle est pourtant réservée aux minorités. L’homogénéité sociale, une affirmation de sa religiosité ou une implication politique ne sont généralement des éléments considérés comme problématiques que lorsqu’ils sont le fait de minorités, particulièrement lorsqu’elles sont étiquetées comme “musulmanes”. Il y aurait notamment une religiosité qui pose problème (souvent islamique), et une autre pour qui ce n’est pas le cas (chrétienne). Du fait de ce ciblage, l’accusation de communautarisme invisibilise les particularités du groupe dominant, notamment sa religiosité ou sa fermeture.

Les discours mobilisant le communautarisme actualisent finalement une sorte de partage civilisationnel entre un “Eux” - les populations arabes (migrantes ou descendantes de migrants), particulièrement ceux/celles qui sont musulman-es, quand bien même ils/elles sont né-es en Belgique - et un “Nous” - les blancs possiblement chrétiens [22]. A notre sens, ces accusations de communautarisme ont un caractère suprémaciste, puisqu’elles construisent une vision des arabes et des musulmans selon laquelle ce sont des populations homogènes, repliées sur elles-mêmes et à la culture retardée : elles seraient sexistes, potentiellement intégristes et sournoises politiquement. Dans le même temps, ces accusations construisent une vision des “belges blancs” selon laquelle ceux/celles-ci seraient plus civilisé-es, notamment parce qu’ils/elles respecteraient un socle de “valeurs fondamentales”, par exemple l’égalité hommes-femmes. Or, c’est bien l’un des partis traditionnels (le CD&V, avec la NVA) qui s’est opposé à l’élargissement des droits des femmes en matière d’avortement.

L’accusation de communautarisme ramène ainsi les descendant-es de migrants (et particulièrement ceux/celles qui sont musulman-es) à leurs origines et les infériorise du fait de prétendues particularités culturelles qui les rendraient au mieux incivil-es, au pire dangereux-ses. Par conséquent, cette accusation a comme effet de bloquer les minorités dans leur participation dans la vie publique du pays. Ihsane Haouach a par exemple dû démissionner du poste de commissaire du gouvernement pour l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes du fait du “communautarisme” supposé de sa nomination [23]. Au moment où nous écrivons ces lignes, c’est la Team Fouad Ahidar qui est l’objet d’accusation de “communautarisme”, entre autres parce que leurs listes comporteraient beaucoup des candidats musulmans [24], les rendant infréquentables politiquement. Que l’on sache, cette accusation n’est pas portée à l’endroit des partis chrétiens, dont les adhérents sont catholiques en grande majorité, nous l’avons vu.

La nature suprémaciste de cette accusation a alors des effets de discrimination raciste, celle-ci menant à cibler spécifiquement les minorités.

Notes

[1Stéphane Dufoix, 2016, « Nommer l’autre », Socio, n° 7.

[2Le Robert 2008.

[3Les articles du journal Le Soir ont été trouvés en faisant une recherche via la base de données Europresse. Les documents parlementaires ont été identifiés en faisant une requêtes dans les bases de données de la chambre.

[4Stéphane Dufoix, 2016, “Nommer l’autre”, Socio, n° 7 ; Fabrice Dhume, 2018, “Communautarisme, une catégorie mutante”, Laviedesidees.fr.

[5Wikipedia, Front national belge.

[6Ce n’est pas pour autant que des discours d’une même nature ne sont pas tenus en Flandre ; ils s’énoncent cependant dans des termes différents. Par exemple, le terme de “segregatie” (ségrégation) peut être utilisé dans le même sens que celui de “communautarisme” en français : https://www.zuhaldemir.be/nieuws/genkse-islamschool-staat-haaks-op-integratie. Le fait de se focaliser sur le concept de communautarisme identifie ainsi par construction davantage des acteurs francophones. Ce focus francophone n’est peut-être pas entièrement artificiel, car il existe de fait une attention à la diversité culturelle et ethnique en Flandre qui n’existe pas dans le monde francophone belge. Voir Marco Martiniello, 2008, “Vers une citoyenneté multicutturelles”, Hommes et Migrations.

[7Fabrice Dhume, 2018, “Communautarisme, une catégorie mutante”, Laviedesidees.fr.

[8Les données sont issues de l’enquête SILC 2023. Dans celle-ci, tous les membres des ménages sondés sont interrogés. Ainsi, pour éviter de compter deux fois les partenaires d’un couple (en "ligne’ et en "colonne" dans le graphique), un seul des partenaires est sélectionné (tiré aléatoirement dans le ménage). Les couples sont considérés quel que soit le sexe des partenaires. La catégorie socio-professionnelle est basée sur le métier actuel ou passé des personnes (s’agissant des pensionnés). Les personnes n’ayant jamais travaillé ne sont pas prises en compte, quel que soit le partenaire.

[10Caroline Sägesser, 2009, Le financement public des cultes en France et en Belgique : des principes aux accommodements dans François Foret (éd.), Politique et religion en France et en Belgique, Editions de l’Université de Bruxelles.

[13l’existence des piliers montre par ailleurs une autre logique de division très forte de la société belge.

[14Joël Girès, 2017, Les médecins contre le peuple ? Une opposition historique au système de protection sociale, Observatoire belge des inégalités.

[17Emilien Paulis, Emilie van Haute, 2016, Composition et profil sociologique du parti dans Pascal Delwit (éd), Du parti libéral au MR. 170 ans de libéralisme en Belgique, Edition de l’Université de Bruxelles.

[18Pascal Delwit, 2021, Le Mouvement réformateur (MR). Étapes d’un réalignement conservateur dans Les partis politiques en Belgique, pp. 275-299, Editions de l’Université de Bruxelles.

[19Emilie van Haute, 2021, Le CD&V (Christen-Democratisch & Vlaams), pp. 137-168, Editions de l’Université de Bruxelles.

[22Corinne Torrekens, 2005, “Le pluralisme religieux en Belgique”, Diversité Canadienne, Volume 4 : 3, pp 56-58.