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Travail

Le métier de facteur face aux transformations du secteur postal

6 mai 2019 Thomas Hausmann

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D. a 52 ans, il est facteur depuis 1989. C’est un facteur à l’ancienne il aime son métier et connaît par cœur le morceau de ville qu’il parcourt avec sa besace, l’ancienne, celle en cuir avec double sangle dans le dos, qui n’est plus réglementaire, certes, mais tellement plus pratique.

D’une administration publique à une entreprise cotée en bourse

Depuis ses débuts de facteur son environnement a beaucoup changé. La Régie des Postes est devenue La Poste en 1992, mais le tournant a lieu au début des années 2000 avec la libéralisation progressive du secteur postal. La Poste devient une entreprise privée de droit public, première étape d’une mue profonde pour devenir une entreprise compétitive sur un marché postal qui doit devenir concurrentiel en 2011. Un an avant la date butoir La Poste laisse la place à bpost. Même si l’Etat demeure l’actionnaire majoritaire, son capital s’est ouvert progressivement à des partenaires financiers et industriels (tous partis après quelques années) pour finalement être introduit en Bourse en 2013. Depuis la loi De Croo en 2015 une privatisation totale est théoriquement possible puisque l’Etat belge, actionnaire majoritaire avec 51% obtient le droit de passer sous la barre des 50%. Le reste de l’actionnariat est actuellement très fragmenté [1] :

Libéralisation et privatisation amènent avec elles des logiques comptables, absentes auparavant, les coûts doivent être compressés. L’entreprise se restructure plusieurs fois, le dernier plan en date (Vision 2020) date de 2015. Ses effets les plus visibles sont l’automatisation du tri et la centralisation dans cinq grands centres industriels ainsi que la rationalisation de la distribution en faisant notamment passer les centres de distributions (Mail center) de 400 à 60. Ces profondes modifications ont un impact sur l’emploi : entre 2005 et 2015, 10.000 ETP [2] disparaissent (-31% ) [3].

Il ne sera évidemment plus question de recruter sous le statut de fonctionnaire. L’entreprise a d’abord recours aux employés contractuels dont les conditions d’emploi étaient encore relativement proches des statutaires, pour finalement ne recruter dès 2009 que des distributeurs auxiliaires. Ces « facteurs low-cost », d’abord envisagés à temps partiel avec un tarif horaire inférieur de 20% aux statutaires, ont suscité une forte réaction syndicale. Une série d’actions syndicales a permis de faire accepter le principe du temps plein, d’augmenter le salaire horaire et d’accorder quelques avantages extra-légaux mais les disparités restent importantes, en particulier en matière de pensions (régime du secteur privé, moins favorable) ou de rémunération (pas de barémisation selon l’ancienneté, ni d’indexation automatique du salaire).

Du travail collectif à l’industrialisation du tri

Lorsque D. arrive au Mail Center à 6h en ce froid matin, il regrette de ne pas prendre le temps d’un café avec ses collègues. Avant de se diriger vers une de ces étranges étagères où il devra trier son courrier, il jette un regard autour de lui. Le grand hall commence à s’activer malgré les heures variées de début de service. Certains arrivent à l’heure précisée sur leur feuille de route, quand d’autres, parmi les plus anciens, ont gardé le souvenir d’avant et viennent à 6h. Ceux-là prennent le temps de saluer leurs collègues, de prendre des nouvelles et de faire connaissance avec les nouveaux arrivés. D’autres encore arrivent plus tôt, ils savent que la journée va être longue et qu’il faut prendre de l’avance.

D. commence à « sloter », c’est-à-dire mettre le courrier dans l’étagère où chaque case correspond à une boite de la tournée. Même si le courrier arrive déjà trié des centres de tri industriel, il doit y ajouter les prospectus et autre « courriers non adressés » qui finiront dans toutes les boîtes de la tournée. Au début de sa carrière le produit arrivait en vrac, les agents du bureau triaient ensemble le courrier, pendant une grande partie de leur journée de travail. Cela permettait de discuter, de créer un collectif de travail mais aussi de connaître plus en détail les différentes tournées. Compétence pratique lorsqu’il faut remplacer un ou une collègue au pied levé.

Elément clé de la politique de rationalisation de l’entreprise et de la transformation du métier de facteur, le logiciel Géoroute est présenté dès 2001 Ce logiciel de cartographie très précis fonctionne grâce à la base de données ROMA que les gestionnaires de données, attachés à chaque Mail center, nourrissent de la description détaillée de chaque tournée : temps d’attente au feu rouge, relief du paysage, charge du courrier, distance entre les maisons,… C’est d’ailleurs sur cette base que les machines de tri automatique préparent les tournées. Une fois toutes les informations renseignées, Géoroute peut calculer le temps nécessaire à chaque tâche, ce qui lui permet théoriquement de créer des « services » de façon optimale. Chaque service correspond à l’ensemble des tâches (tri, collecte, distribution) attribuées à un poste de travail pour une journée normale.

La mise en place est laborieuse, le système se heurte à de nombreuses difficultés techniques et organisationnelles ce qui entraîne un regain de la tension sociale. Tant et si bien que l’expérience est mise en pause pendant quelques mois. Après de longues négociations émaillées de conflits, les syndicats donnent leur feu vert à l’implémentation du système tout en restant très vigilants : les agents se plaignent d’inadéquations entre la réalité de terrain et ce que leur demande Géoroute. Les tournées ne sont souvent pas réalisables dans le temps imparti. Même après huit versions différentes du logiciel des difficultés de cet ordre subsistent encore.

Au choix politique européen de la libéralisation du secteur postal, s’ajoutent les dynamiques internes à celui-ci : le développement d’internet a fait chuter la poste aux lettres (-30% entre 2010 et 2017) tandis que le commerce en ligne a fait exploser le volume des colis (+57% sur la même période) [4].Les tournées sont évidemment impactées, elles se déséquilibrent au gré de la pénétration de la digitalisation dans les différentes strates de la population. La tendance est donc à l’augmentation du nombre de boîtes aux lettres par tournées (parfois le triple). Mais la disparition progressive des lettres masque l’existence des courriers envoyés en nombre (69% du volume de courrier en 2017, qui correspond aux lettres de l’administration, les factures, …). Ce produit doit parfois être distribué dans toutes les boites de la tournée ce qui rend plus pénible le port de la sacoche tout en augmentant le temps nécessaire à la tournée. Par ailleurs, facteurs et livreurs de colis sont des métiers différents, nécessitant un parc automobile adapté.

Précarisation du métier de facteur

Tous les deux ans, l’organisation du service postal des Mail Center tente de rééquilibrer les services de chacun de ses agents en redessinant les tournées. Chaque réorganisation se fait sous le contrôle des organisations syndicales qui peuvent amender à la marge la nouvelle organisation postale. Une fois celle-ci définie, les services sont répartis au cours du « pointage ». Chacun indique quelles tournées il aimerait avoir. Les fonctionnaires statutaires ont la priorité, ils sont titulaires de leur tournée et assurés de la garder. Les contractuels puis les distributeurs auxiliaires se répartissent les tournées restantes, avec un avantage à l’ancienneté. Les agents restants seront appelés à pallier les absences courtes ou longues des titulaires.

La titularisation des tournées revêt une importance tant pour le bien-être au travail des facteurs que pour l’efficacité des services. La maîtrise de la tournée permet dans une certaine mesure de prévoir la charge de travail malgré la variabilité des volumes à distribuer, la longueur accrue des tournées et l’augmentation du temps de distribution par rapport au tri, mais aussi d’effectuer la distribution dans les délais impartis. A contrario, les facteurs remplaçants, et plus encore les intérimaires, peinent à respecter l’horaire prescrit. La stabilité dans la tournée ouvre la possibilité de créer des liens avec les usagers et d’assurer ainsi le rôle social que les facteurs, anciens comme nouveaux, valorisent comme un des aspects importants du métier.

Le fonctionnement actuel du « pointage », basé sur le statut et l’ancienneté, fait porter les inconvénients de l’instabilité et de la polyvalence aux plus jeunes, auxiliaires ou intérimaires, et singulièrement aux jeunes femmes, moins nombreuses parmi les facteurs statutaires. Si d’une façon générale la rationalisation des tournées a occasionné une intensification du travail et une réduction de l’autonomie des facteurs, entraînant une augmentation du stress, des dépassements horaires non payés et un sentiment avéré de dépossession de la dimension relationnelle du métier, le mal-être au travail est davantage marqué chez les auxiliaires en raison de l’instabilité de leur travail. De ce point de vue, l’inégal accès à la titularisation est un important révélateur des inégalités entre statuts. D’un autre côté cependant, le critère de l’ancienneté retenu pour le choix des tournées constitue une forme d’aménagement des fins de carrières permettant aux plus âgés, en l’occurrence les facteurs statutaires, de bénéficier des « services » les moins pénibles au plan physique.

Conclusion

En une vingtaine d’année le métier de facteur s’est profondément transformé. D’un fonctionnaire ancré dans un territoire qui assurait la distribution du courrier, quasi-incarnation du lien social, on est passé à des travailleurs au statut précarisé, souvent ballotés entre des tournées qu’ils connaissent mal, dont la fonction est de livrer ce qu’il subsiste du courrier et un volume croissant de colis. La digitalisation progressive de la vie quotidienne a réduit la part du courrier physique à sa portion congrue tandis que le nombre de colis liés au commerce en ligne bat des records chaque année. Cette mutation profonde du secteur postal aurait à elle seule chamboulé la vie des agents postaux mais elle a vu ses effets sur l’emploi amplifiés par la libéralisation du secteur décidée à l’échelle européenne. Une des premières conséquences a été la privatisation partielle de l’entreprise et l’avènement d’une logique comptable. Comme dans bien d’autres secteurs, la menace de la concurrence poussent les organisations syndicales dans leurs retranchements et débouchent finalement sur des processus parallèles de restructuration de l’entreprise et de rationalisation des processus de travail. En bout de course, les effets se font sentir sur les employé.e.s qui souffrent d’une charge de travail croissante, dont on exige un rendement plus intense tout en leur retirant les moyens de jouer le rôle social qui faisait une part importante du métier.

Cet article se base sur des entretiens avec des travailleurs de bpost et des responsables syndicaux réalisés dans le cadre d’un projet de recherche portant sur les transformations et négociations du travail et de l’emploi chez les opérateurs postaux historiques de France, Belgique, Bulgarie, Espagne et Royaume-Uni.

Notes

[1Les investisseurs institutionnels sont généralement des investisseurs long-terme, bpost ne semble pas être une cible pour la spéculation. En tout cas aucun actionnaire ne se détache en particulier : DWS Investment (2.64%), Norges Bank (1.93%), Blackrock (1.56%), The Vanguard Group (1.33%) et, entre 0.4 % et 0.92% Degroof Petercam, Fideuram, Blackrock et Dimensional Fund advisor.

[2Equivalent temps plein

[3Rapports annuels bpost

[4Source : IBPT