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Travail Genre

Les ouvrières du nettoyage

Précarité d’emploi, inégalités de temps et division sexuelle du travail

7 juillet 2019 Esteban Martinez, Guy Lebeer
Cet article est la republication d'un article initialement paru le 20 février 2017

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Le secteur du nettoyage constitue dans la plupart des pays de l’Union européenne une importante source d’emploi pour une population peu qualifiée, majoritairement féminine. En ce qui concerne la Belgique, près des deux tiers des emplois dans ce secteur sont occupés par des femmes [1]. Les conditions de travail pénibles dans l’activité de nettoyage résultent des dérégulations introduites par le recours généralisé à la sous-traitance et au travail à temps partiel. Cet article se propose de montrer l’importance des inégalités hommes-femmes dans le secteur et d’en décomposer les mécanismes, propres à l’organisation du travail.

Division sexuée du temps et du travail

Le travail de nettoyage est une activité largement sous-traitée, à savoir qu’elle est réalisée par une entreprise-prestataire au service d’une entreprise-cliente et en outre sur le site même de cette dernière. L’externalisation de l’activité de nettoyage vise à mieux maîtriser, voire réduire, les coûts de main-d’œuvre, ce qui se répercute sur les conditions de travail à travers l’augmentation des cadences de travail et le fractionnement des emplois. Le travail à temps partiel constitue l’une des modalités dominantes de l’organisation du travail du secteur. Il s’impose, avant tout, en raison de l’organisation des chantiers selon l’horaire coupé qui découpe le temps de travail en deux blocs homogènes, le matin et le soir, et de la préférence marquée par les employeurs pour un régime de travail flexible n’occasionnant pas le paiement de sursalaires en cas de prestation d’heures complémentaires.

Division sexuée du temps de travail

Si, en raison de l’organisation des chantiers, la pratique du temps partiel s’impose à tous les travailleurs, la division sexuelle des emplois se marque néanmoins à travers la surreprésentation des femmes dans le temps partiel et, plus spécialement, dans les emplois prévoyant des durées de prestations courtes :

Durée de travail dans le secteur du nettoyage selon le sexe
HommesFemmes
Moins de 15 heures par semaine (soit moins de 3 heures par jour) 12,9 31,1
Entre 15 et 30 heures par semaine (entre 3 et 6 heures par jour) 27,9 55,4
Plus de 30 heures par semaine (soit plus de 6 heures par jour) 59,2 13,5
100,0 100,0
Source : Memoclean, base de données de l’Union Belge des Entreprises de Nettoyage et de Désinfection (UGBN). Belgique, données 2014.

Plus que le régime de travail contractuel, c’est donc bien la répartition des emplois en fonction du nombre d’heures effectivement travaillées qui constitue l’indicateur le plus pertinent des inégalités entre hommes et femmes. Alors que la durée de travail hebdomadaire normale pour un temps plein est de 37 heures dans le secteur du nettoyage belge, on voit que seulement 13 % des femmes font plus de 30 heures par semaine (contre 59 % des hommes).

Division sexuée du travail

Tout d’abord, les hommes sont massivement présents dans les sous-secteurs du nettoyage industriel, de l’enlèvement des déchets et du lavage des vitres, c’est-à-dire des tâches et des fonctions associées à des barèmes salariaux horaires supérieurs à ceux accordés pour le nettoyage habituel de bureaux et d’espaces collectifs assimilés et qui, de plus, peuvent être réalisés en continu pendant les heures normales de travail.

Ensuite, dans le sous-secteur du nettoyage de bureaux, qui représente 55% du chiffre d’affaires du secteur du nettoyage, hommes et femmes sont placés formellement sur un pied d’égalité. Cependant, quand on observe la distribution réelle des tâches sur les chantiers, il apparaît quand même qu’hommes et femmes ne sont pas vraiment interchangeables. Le cas d’un ouvrier travaillant sur le chantier d’une banque est représentatif du modèle d’emploi masculin. Tous les matins, il nettoie les trottoirs à l’extérieur des bâtiments. À l’intérieur, il passe l’auto-laveuse, la cireuse, il nettoie les tapis. Il est aussi chargé de la manutention, du débarquement du matériel sanitaire (serviettes, papier toilette, produits d’entretien). Il effectue également des activités de nettoyage classique mais en remplacement des absents. Dans le même chantier, les ouvrières sont plus volontiers affectées exclusivement au nettoyage classique des bureaux, munies d’un chariot et d’une serpillière.

En fin de compte, les disparités salariales entre hommes et femmes s’expliquent davantage par les différences de durée effective de travail que par le positionnement dans la hiérarchie salariale. Les horaires longs et les compléments d’heures sont prioritairement concédés aux hommes dans un contexte général où les unes et les autres demandent à travailler davantage d’heures. Cette division sexuée des emplois, attribuant aux hommes les durées de travail les plus proches du temps plein, repose sur les représentations des rôles masculin et féminin tant dans la famille qu’au travail. En effet, nous avons vu sur les chantiers de l’étude une logique sexuée par laquelle le responsable du chantier, généralement un homme, tend à privilégier les hommes et à augmenter leur temps de travail jusqu’au temps plein tandis qu’il laisse les femmes à temps partiel, même quand elles ont plus d’ancienneté ; une logique par laquelle est renforcée l’idée que l’homme est le chef de famille et qu’à ce titre il doit être privilégié dans la répartition des heures, alors même que bon nombre de femmes sont dans des situations de monoparentalité [2].

Horaires coupés et décalés

Dans la plupart des chantiers, le travail est organisé selon l’horaire coupé : il est concentré sur deux plages horaires, en début de matinée et en fin d’après-midi ou en soirée – c’est-à-dire en dehors des heures de travail prestées par les agents de l’entreprise cliente – sans que cela occasionne le paiement de sursalaires. De tels horaires résultent d’une entente entre les entreprises clientes et les employeurs pour abaisser le coût du nettoyage, à travers l’intensification du travail obtenue par la suppression de tous les temps morts, pauses, interruptions, perturbations et la mobilisation du travail en fonction de blocs d’heures éventuellement empilables pour constituer le temps de travail rémunéré. Pourtant, à y regarder de plus près, la nature de l’activité ne suffit pas à justifier ce mode d’organisation. Par exemple, dans les chantiers comptant une forte présence masculine, comme dans le métro bruxellois, l’essentiel du travail de nettoyage s’étale sur toute la matinée, à des heures de forte affluence du public.

Cette organisation du travail constitue un des principaux motifs du renoncement au travail à temps plein, surtout pour les femmes qui continuent à assumer la plus grande part des charges domestiques et familiales. Le secteur du nettoyage emploie une majorité de femmes susceptibles d’être en charge d’enfants : près de 60 % des ouvrières appartiennent aux classes d’âge intermédiaires (25-45 ans). L’horaire coupé pose à tout le moins le problème de l’amplitude de la journée de travail et de plages de travail décalées par rapport au rythme habituel d’une journée, de même que celui des temps d’interruption entre les plages de travail, temps « captés » par le travail mais non rémunérés (comme les temps dans les transports), autrement dit celui du décalage qui peut exister entre le temps consacré à l’activité professionnelle et le temps de travail réellement rémunéré. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que l’horaire coupé induise des comportements de retrait de la part des travailleuses, amenées à renoncer à l’une ou l’autre des plages de l’horaire coupé.

L’exigence de la disponibilité au travail

Le travail à temps partiel, l’organisation des chantiers selon l’horaire coupé et les horaires de travail décalés sont considérés par les employeurs – mais aussi certains travailleurs – comme une évidence dans le secteur. L’articulation de ces trois caractéristiques de l’organisation des chantiers place les salariés du nettoyage en porte à faux par rapport aux rythmes dominants qui définissent le partage des temps privés et des temps professionnels pour la majorité de la population. L’acceptation de ce régime de travail est une condition d’embauche et de maintien dans l’activité. Il n’est donc pas question de le refuser, même s’il suscite de nombreuses plaintes de la part des salariés de l’étude.

Le meilleur horaire ? de 8 h à l’après-midi, en une fois. Mais ça, ce n’est pas possible : les employés sont occupés à travailler dans les bureaux pendant la journée. Si je viens à 11 h, les gens seront là. Ce n’est pas possible. (…) D’abord, à 15 h, faire les poubelles, ça dure une heure. Les employés sont là. Ils partent vers 16 h. Là où il n’y a personne, on nettoie les bureaux. Puis les toilettes, quand c’est calme. Puis les bureaux qui n’ont pas pu être faits parce que les gens étaient encore là. (ouvrière).

Au fil de l’enquête, il est apparu que, dans le secteur du nettoyage, la pratique des horaires coupés était à la base de la plupart des difficultés de conciliation de la vie professionnelle avec la vie familiale. En fait, l’organisation des chantiers selon l’horaire coupé va de pair avec les horaires décalés. Il s’agit donc de placer les plages de travail des nettoyeurs en dehors de celles des clients qui sont, le plus souvent, présents pendant la journée de travail standard. Autrement dit, on ne tient pas compte, s’agissant des heures de nettoyage, du rythme d’existence des personnes, des sollicitations de la vie familiale, personnelle et sociale ou de ce qu’elles ont à faire pendant la période de « non travail » entre deux plages de travail, et qu’il est difficile de considérer comme une période de repos.

Je commençais le matin à 6 h. Bon, mon mari me conduisait. À 10 h j’avais fini, je devais prendre le bus (…). J’arrivais au tram, je prenais le tram, je descendais du tram, je devais attendre la correspondance. Parfois la correspondance, je ne l’avais pas tout de suite, je l’avais ratée, j’arrivais à la maison, il était 12 h 45, 13 h, pour faire trois heures de travail. J’avais juste le temps d’aller chercher mes enfants, de les faire dîner et de les reconduire à l’école. Je prenais mon tram pour retourner au travail. Je finissais à 19 h. Mon mari venait me chercher. De 19 à 22 h, j’avais encore un chantier. Pour faire 7 h 30 par jour, je finissais à 22 h. (ouvrière).

Les témoignages recueillis soulignent le fait que les horaires coupés, outre leur charge physique et psychologique, représentent pour les salariés un investissement professionnel sans commune mesure avec le salaire qu’ils en tirent. C’est grâce à la disponibilité de leurs salariés et donc surtout des femmes que les firmes peuvent se soumettre aux exigences des clients et ces derniers ne semblent pas se préoccuper des conditions de vie et de travail d’une main-d’œuvre qui relève de firmes extérieures. Ce n’est finalement qu’à travers le renoncement à l’une ou l’autre des séquences de travail et donc à une partie du salaire, que les femmes tout particulièrement parviennent à limiter les tensions entre leur engagement professionnel et les exigences de la vie privée.

Notes

[1Cet article rend compte des résultats d’une étude intitulée « Temps de travail, charge de travail et conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée » (Lebeer G., De Schampheleire J., Krzeslo E., 2009, rapport réalisé à la demande du Centre de Formation du Nettoyage). Dans une phase exploratoire, les organisations syndicales et les principaux employeurs du secteur ont été consultés afin de connaître leur interprétation des transformations de l’organisation du travail et des effets sur les conditions de vie et de travail des salariés. Dans un deuxième temps, une campagne d’entretiens a été réalisée auprès de quelque 131 ouvriers et ouvrières chargés de nettoyer les bureaux et les bâtiments industriels d’une dizaine d’entreprises privées et d’administrations publiques pour le compte de cinq sociétés de nettoyage parmi les plus importantes de Belgique.

[2En Belgique, alors que pour l’ensemble des salariés, les situations de monoparentalité concernent 8,4 % des personnes (5,6 % chez les hommes, 11,7 % chez les femmes), le taux est de 11,6 % pour les salariés du nettoyage (5,5 % chez les hommes, 14,8 % chez les femmes). Source : Banque Carrefour de la Sécurité sociale – base de données.