Quelle place pour l’expertise du patient dans le monde médical ?
Le cas des membres d’associations de malades dans la lutte contre le cancer du sein
11 mai 2015

Seattle Municipal Archives@flickr
Depuis une trentaine d’années, mettre en place une démocratie sanitaire plaçant le patient au « centre » du système de soins fait l’objet d’un large consensus social (organisation de la prise en charge des maladies chroniques, institutionnalisation des comités d’éthique et des droits des patients, multiplication des associations de malades, etc.) [1]. Néanmoins, dans la pratique médicale comme dans le discours public, il ne va toujours pas de soi de reconnaître que les patients possèdent un certain savoir sur leur maladie, la médecine s’étant attribué historiquement l’exclusivité des connaissances sur les corps malades. En effet, dans la conception qui est encore aujourd’hui la nôtre du savoir médical, les patients ont des croyances sur leur maladie, là où les médecins ont le savoir sur celle-ci [2]. Or, la médecine traite la maladie et le corps biologique, et non le malade et l’expérience sociale de la maladie. En effet, le malade possède un savoir acquis dans le vécu de la façon dont la maladie frappe tous les aspects de sa vie (vie affective et familiale, vie professionnelle, etc.), une forme d’expertise indépendante et irréductible à celle des conceptions scientifiques du rapport à la maladie.
Durant mon travail d’observation dans des groupes de soutien de femmes atteintes d’un cancer du sein en Belgique francophone [3], j’ai pu constater que ces malades défendent un rapport au corps alternatif à celui de la médecine moderne. Tout au long du parcours de maladie, les traitements médicaux et les effets secondaires de ceux-ci (ablation totale ou partielle du sein, perte du système pileux, ménopause précoce, effets sur la sexualité et les projets d’enfants, arrêts de travail prolongés, etc.) sont le lieu de la négociation, et donc aussi des rapports de domination, entre le discours professionnel et le discours profane sur le corps. Pour ces femmes, tout l’enjeu de la négociation des traitements est de faire reconnaître leur « expertise expérientielle » [4], c’est-à-dire le résultat de l’acquisition de connaissances par le vécu de la maladie. Une telle reconnaissance de la légitimité de leur expertise permet de ne pas s’effacer devant le discours pédagogique et rationnel des médecins, et de s’engager ainsi dans un travail de partage et de confrontation des valeurs. J’illustrerai avec les propos de Valérie :
[à une question de relance sur les rapports entretenus avec le corps médical] Pour moi, un médecin c’est un égal. Il a un savoir que je n’ai pas, mais moi j’ai des savoirs qu’il n’a pas (…). Un médecin doit m’expliquer ce que j’ai (…) que ce soit l’effet d’un médicament et comment il agit sur mon corps, voilà, j’ai besoin d’explications parce qu’on a moins peur de ce qu’on connaît quand on a une bonne explication et donc je crois qu’on y réagit mieux (…). Je peux être chiante parce que si on ne répond pas à ma question, je vais continuer… je veux dire qu’il ne faut pas me prendre pour une andouille. Il y a des médecins qui ont essayé de me prendre pour une andouille, je ne vais plus les voir. Les mandarins, ça existe toujours et aussi bons soient-ils dans leurs domaines ils peuvent être extrêmement puants par leur suffisance (…). Moi je connais mon corps ça fait cinquante ans que je vis avec (…). Mon corps, c’est peut-être la seule chose sur Terre qui m’appartienne vraiment (…), notre seule liberté, c’est encore vis-à-vis de notre corps. Si on n’a pas envie d’être touchée, si on n’a pas envie d’absorber une substance, c’est notre droit, c’est notre choix. Par contre on doit le faire en connaissance de causes, en connaissant toutes les implications que ça peut avoir. (Valérie, 50 ans, diagnostiquée à 41 ans, membre du groupe depuis 2005)
Dans les discours des femmes interrogées, on retrouve aussi très souvent l’idée que malgré les dispositifs institutionnels de personnalisation des soins (consultations spécialement dédiées aux cancers féminins, projets personnalisés de soins, etc.), des pans entiers de l’expérience de la maladie, qui sont pourtant essentiels à la dignité de la femme avec un cancer du sein, n’intéressent pas les praticiens - dignes héritiers d’une médecine jugée toujours aussi techniciste et patriarcale. Dans l’extrait suivant, Isabelle parle de l’impact du tamoxifène sur sa vie. Ce traitement est un inhibiteur des récepteurs des œstrogènes prescrit pour prévenir une rechute des cancers du sein hormonodépendants, tant chez les femmes en pré qu’en post-ménopause. Il provoque une ménopause artificielle, des douleurs articulaires, des troubles du sommeil, une prise de poids ou encore une perte de la libido. D’après Isabelle, ces effets secondaires seraient largement sous-estimés par les praticiens.
[à une question de relance sur le vécu des effets secondaires de l’hormonothérapie] Avant [la prise du traitement], je me souvenais de quand j’avais un fou rire, une sensation de bien-être, ou quand je mangeais quelque chose qui me goûtait vraiment, je veux dire… On dégage une hormone, y a l’hormone du plaisir tout simplement, qui sort dans le rire ou dans un orgasme. Tout ça j’ai vu à leur tête [celle des médecins] que c’était comme si on ne parlait pas de ça. Je me suis dit : mais moi j’ai besoin de cette sensation, c’est ça qui nous fait nous sentir vivants (…). Alors je me dis : maintenant si tu as le choix entre vivre cinq ans en ressentant pleinement toutes tes sensations (…) ou vivre dix ans comme ça, je choisis les cinq ans. Et ça je leur ai expliqué, mais (…) j’ai l’impression de ne même pas être écoutée dans ce sens-là (…).
Le plus gros effet secondaire, c’est mes insomnies. (…) Je ne trouve pas le sommeil, je n’arrive pas à faire des siestes la journée, donc je m’endors vers trois, quatre, cinq, six heures du matin, ça dépend des jours. C’est pour ça que je suis toujours à mi-temps sur la mutuelle parce que sans ça, je ne tiendrais pas le coup. (…) Par exemple, dans mon travail, je peux faire des petites fautes d’inattention, heureusement je n’en fais pas des graves, mais j’ai l’impression d’en faire plus et (…) j’ai même l’impression parfois de devenir bête, entre guillemets, c’est comme si toutes mes compétences diminuaient par la fatigue. Je suis aussi moins apte à surmonter les choses parce que mon moral baisse, même si je garde un bon moral… parfois je ne sais pas comment je fais, mais je garde un bon moral même si on pourrait croire que je n’ai pas le moral du fait que je suis fatiguée. Je suis beaucoup plus sensible, je pleure plus facilement, mais je ne suis pas dépressive pour autant. J’adore rire et plaisanter. Même quand j’étais malade, j’étais la première à sortir des blagues, même quand je recevais ma chimio (…). Je sais que mon moral n’est pas touché même si quelque part… il est en quelque sorte touché parce que je pleure beaucoup plus facilement qu’avant et je ressens que parfois quand je parle, comme maintenant, je sens que ça commence à vibrer [d’émotion], ce que je n’aurais probablement pas ressenti si je n’étais pas si fatiguée (…).
Ils [les médecins] se foutent du fait que je ne dorme pas, j’ai vraiment l’impression qu’ils s’en foutent. Ils ne cherchent pas de solution. Ils notent dans mon dossier médical : se plaint d’insomnies, mais sans plus. Quand je vois les comptes rendus de mon dossier, je vois surtout qu’on m’a bien tout expliqué et que je suis en rébellion contre ci, contre là. Mais je ne suis pas d’accord avec le fait qu’on m’ait tout bien expliqué et je ne suis pas d’accord que je sois en rébellion. (Isabelle, 42 ans, diagnostiquée à 36 ans, membre du groupe depuis 2008)
Si la médecine n’entend pas les difficultés que représentent l’hormonothérapie pour Isabelle, tant au niveau personnel que professionnel, comment reconstruire ce que la maladie a démoli ? L’hormonothérapie est un exemple remarquable de ce que ces femmes considèrent comme des silences de la médecine, lesquels seraient néfastes pour la dignité et la qualité de vie des femmes vivant avec/après un cancer du sein. L’examen des récits des femmes actives dans ces groupes fait de la médecine un lieu de déception dans l’effort individuel et collectif de s’opposer à la démolition de la vie sociale des malades. L’engagement dans des associations d’entraide est un moyen d’agir sur sa propre vie et de témoigner de ces formes particulières de violence faites aux malades. Ces femmes appartiennent aux classes moyennes diplômées et ont développé toute une série de compétences et de stratégies pour s’affirmer en tant qu’expertes de leur corps et de leur maladie : qu’en est-il des modes de résistance des femmes ayant d’autres trajectoires sociales ? Qu’en est-il des modes de légitimation de cette expertise sur le corps pour des pathologies plus stigmatisantes que le cancer du sein - pensons par exemple aux cancers des voies aérodigestives supérieures qui sont particulièrement fréquents chez les personnes présentant une dépendance de longue durée à l’alcool et au tabac et vivant dans des conditions économiques précaires ? Ainsi, la problématique de l’expertise légitime sur le corps se pose de façon prégnante à tous les niveaux de médicalisation, depuis la relation médecin-patient jusqu’aux lieux relatifs aux décisions politiques, scientifiques, éthiques et financières dans le domaine de la santé.
Notes
[1] Voir l’article du périodique « Bruxelles Santé » consacré au sujet : http://www.questionsante.org/bs/Democratie-sanitaire.
[2] Pour reprendre la distinction de B. Good (GOOD, B. (1998), Comment faire de l’anthropologie médicale ? Médecine, rationalité et vécu, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Les empêcheurs de penser en rond »).
[3] HAMARAT N. (2012), Du corps mutilé : action associative et modalités d’engagement individuel dans la lutte contre le cancer du sein, Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de Master en sociologie, Université libre de Bruxelles.
[4] Pour reprendre le concept de T. Borkman (BORKMAN, T. (1976), « Experiential knowledge : a new concept for the analysis of self-help groups », Social Service Review, LX, n°3, pp.445-456).