Sentiments d’injustice et théorie du complot
Représentations d’adolescents migrants et issus des migrations africaines (Maroc et Afrique subsaharienne) dans des quartiers précaires de Bruxelles
28 mai 2018
Cet article a initialement été publié sur le site de Brussels Studies
Cet article s’appuie sur une enquête de terrain ayant pour sujet les vécus et représentations d’adolescents migrants et issus des migrations à Bruxelles [1]. Durant près de trois années, dans le cadre de cette recherche collective, j’ai enquêté dans des quartiers et des écoles de Bruxelles auprès de jeunes migrants et de fils/filles de migrants, âgés de 12 à 20 ans, en provenance d’Afrique (Maroc ainsi qu’une dizaine de pays d’Afrique Subsaharienne) qui évoluent dans des environnements marqués par la précarité. Les données ont été récoltées lors d’observations participantes, d’entretiens collectifs en milieux scolaires, d’entretiens avec des professionnels concernés (enseignants, assistants sociaux, éducateurs, cliniciens…) et de récits de vie menés plus spécifiquement à Bruxelles-Ville, dans le quartier des Marolles, ainsi qu’à Molenbeek-Saint-Jean et à Evere. L’étude met en évidence les difficultés et les ressources de ces jeunes, leurs stratégies de résistance ainsi que leurs interprétations des obstacles rencontrés. Particulièrement, l’analyse de leurs quêtes de rationalité des discriminations subies et des injustices ressenties donnent à voir des schémas d’interprétation issues de théories du complot.
Violences institutionnelles explicites et dénis de reconnaissance
Les jeunes rencontrés, dont le phénotype, c’est-à-dire l’apparence physique, indique clairement qu’ils ont une origine étrangère, racontent tous ce vécu d’être renvoyés à leur « couleur de peau », à leur « religion », dans le cas des musulmans notamment, à leurs « origines » et ce, de façon dévalorisante. Ils sont conscients que leur nom, leur phénotype, leur quartier de provenance ou encore les écoles de moindre qualité qu’ils ont fréquentées jouent contre eux dans l’accès à une certaine ascension sociale. A ces vécus de « discrimination collective » [2] et aux atteintes racistes du quotidien s’ajoutent des événements où l’exclusion tacite se transforme en confrontation directe. Evénements qui, pour certains, ne peuvent trouver sens qu’en terme de théories du complot avec pour visée le rejet des étrangers et le maintien des écarts sociaux et ethniques. Les images véhiculées dans les médias à propos des adolescents en exil et les confrontations avec les forces de l’ordre sont deux phénomènes majeurs où se ressentent ces discriminations.
Médias et stigmatisation
Les jeunes expriment beaucoup de colère par rapport aux faits et aux langages utilisés pour parler d’eux ou de leur quartier dans les médias. Les jeunes d’origine subsaharienne sont particulièrement choqués des images de l’Afrique véhiculées (guerres, famines, violences ethniques…), ainsi que des images associées aux migrations africaines en Europe (migrations illégales, bandes urbaines…). Ces images sombres, violentes ou à l’accent de pitié, les enferment dans des représentations réductrices et profondément biaisées.
Dido (19 ans, Belge, né au Congo RDC, arrivé en Belgique à l’âge de 7 ans, récit de vie, 2008) : Dans les médias, ils font exprès de parler de nous comme ça. On joue avec la peur et, donc, quand on voit un Noir, on a peur. C’est pour créer une division, pour qu’on pousse à faire confiance à certaines personnes et pas à d’autres. Ils le font exprès pour créer un sentiment de peur.
Jacinthe : Pour toi, quels avantages aurait un État à pousser les divisions ?
Dido : Pour que les populations le soutiennent dans sa politique sécuritaire et de fermeture de frontières. On chauffe et après, on sort une loi et les gens soutiennent ça plus facilement.
Pour les jeunes de confession musulmane rencontrés, principalement belgo-marocains, c’est du lien établi entre leur religion et les pratiques extrémistes, voire terroristes, dont ils doivent en permanence se défendre. Le 11 septembre 2001 et la manière dont cet événement a été traité dans les médias et sur les scènes politiques mondiales est venu, racontent-ils, nourrir les fantasmes et cristalliser les peurs [3]. Depuis, les regards se sont transformés. Les médias, dans le choix et la manière de mettre en lumière les événements, ont pour ces jeunes clairement un parti pris.
Sofian (17 ans, Belgo-marocain, entretien collectif réalisé en milieu scolaire, 2009) : Dès qu’ils voient quelqu’un qui est musulman ou bien qui porte le voile, ils te prennent pour un terroriste. Déjà de un, il faut savoir la vraie vérité pour les trucs du 11 septembre et tout ça. C’est depuis ce jour-là que ça a commencé… À partir du 11 septembre 2001, c’est fini… Et déjà, qui a fait cet attentat-là ? Moi je peux vous mettre ma main au feu que ce ne sont pas les musulmans, déjà, de un. De deux, tout ça, c’est des détournements avec Bush. Ils se sont associés entre eux. C’est prouvé.
Revenant sur cette séance, Aidan, professeur de religion avec lequel je mène ce travail d’entretien collectif, me dit : « Cette question des ‘grands’ [4] est très importante pour eux. Ils ont le soupçon d’une magouille globale ». A force de se sentir désignés et diminués, en peine de possibilités d’identification positive que ce soit en référence au passé (colonisation, importation de main d’œuvre…) ou au présent, certains développent une vision du monde où tout est lu en termes d’humiliations et de discriminations. Cette position d’infériorité dans laquelle ces jeunes sont enfermés, et, de laquelle ils ne peuvent, faute de connaissances du passé et de reconnaissance au présent, ni s’échapper ni sortir leurs ancêtres et leurs parents, les oppresse.
Pour eux, médias et politiques manipulent l’opinion publique et concourent à accentuer les craintes qu’inspirent les personnes d’origine étrangère. L’objectif supposé est le maintien du racisme et le soutien des politiques de fermeture des frontières. Ces stigmatisations et leurs analyses sous forme de complot alimentent la colère des jeunes et participent du cercle vicieux d’augmentation des mises en danger et des incivilités.
Confrontations avec les forces de l’ordre
Via des contrôles humiliants, dans certains des quartiers enquêtés, des jeunes souffrent d’un face à face quasi permanent avec les forces de l’ordre. Ces contrôles se surajoutent aux dynamiques de relégation, aux discriminations, au racisme ordinaire et aux images stéréotypées véhiculées par certains médias. En effet, ces jeunes ont grandi avec l’idée et l’expérience qu’en cas de besoin, la police ne serait pas là pour les protéger ni eux, ni leur famille. Ils marquent souvent un lien explicite entre ce manque de protection de la part des forces de l’ordre, comme des instances judiciaires, et la nécessité de trouver d’autres protections, de montrer leur force pour se faire craindre. Jeunes et policiers, érigés en groupes ennemis, sont pris dans une spirale de la surenchère, où les contrôles abusifs entraînent une augmentation de la délinquance dite d’expression [5] . Ces contrôles abusifs, les peines plus lourdes encourues plus vite, l’emprisonnement des pairs donnent chair aux ressentis de xénophobie [6]. Ces confrontations viennent nourrir un sentiment d’extériorité à la société belge, bien que la plupart y soient nés.
Yacine (20 ans, Belge, fils de parents algériens, récit de vie, 2009) : On rentrait d’une activité théâtrale et sur le chemin, on s’est fait arrêter par les flics. On nous a directement fouillés, insultés, tabassés et puis, on nous a emmenés dans le commissariat et là, ils ont continué ce qu’ils avaient commencé.
Jacinthe : Tu as une idée de pourquoi le contrôle a dégénéré ?
Yacine : Ils cherchaient des coupables. Il y a une vieille dame qui s’était fait agressée et pour eux, on était dans les lieux. Ils n’ont pas cherché à savoir.
Jacinthe : Tu disais depuis l’agression, ton rapport à la Belgique a changé ?
Yacine : Oui, parce qu’il y a une phrase qui m’a marqué, c’est que pour eux les Arabes, ça ne va pas au théâtre, ça vole. Cette phrase, je l’ai toujours et ça a changé.
Jacinthe : C’est quoi qui a changé ?
Yacine : A partir de ce moment-là, je me suis plus intéressé aux racines de mes parents, en particulier à celles de mon père.
Jacinthe : Et le lien entre les deux, c’est quoi ?
Yacine : Il y avait une coupure entre le fait que je me sentais Belge et mes racines. Pour eux, malgré le fait que je sois né ici, je ne suis pas Belge. Il y a ma culture, ma couleur de peau, mes origines. Pour eux, je n’étais pas à ma place ici. C’est ce que j’ai ressenti.
Pour eux, la gestion policière en repli sur les quartiers, outre certains abus, a pour effet de focaliser l’attention de la population autour de la petite délinquance, des jeunes qui font peur. Ces choix politiques, expliquent-ils, viennent « endormir » la population et la détourner des questions de fond qui dépassent de loin, et la petite délinquance, et les compétences locales, pendant que les « puissants », les « mafias mondiales », pour reprendre leurs mots, agissent sans être inquiétés.
Conclusion
Interprétant leur mise au ban (quartiers, écoles, emplois…) ainsi que les violences symboliques, morales et physiques vécues dans le registre de l’injustice et du complot, ces jeunes donnent du sens au passé (les silences qui entourent l’histoire coloniale et les histoires migratoires) tout autant qu’à leur ressenti de xénophobie et aux discriminations contemporaines, en particulier au sein des institutions (administrations, écoles… mais aussi polices et médias). Ces visions du monde ont des effets contrastés. Elles alimentent les processus de défiance (eux/nous), les sentiments victimaires, voire d’infériorité. S’ajoutant aux faits discriminatoires et xénophobes, ces représentations participent des spirales de l’échec dans lesquels ces jeunes sont souvent pris. Mais cette appréhension du monde en termes de théorie du complot est également une manière de prendre prise sur les événements en les rendant cohérents. Leurs analyses tentent de donner du sens à ce qu’ils perçoivent d’un cumul de faits, et surtout de violences, passés et présents, ressentis comme omniprésents, mais niés, non solutionné, dans leur quotidien.
Contre ces processus, il importe d’agir sur le plan des discriminations socio-économiques, sur le plan des politiques scolaires et de logement, ainsi que d’entamer une réflexion de fond sur les possibilités offertes à ces jeunes d’être Belges tout en étant de couleur de peau noire et/ou de confession musulmane. Il faut admettre et contrer les dynamiques qui enferment ces jeunes dans une altérité supposée menacer l’identité belge, européenne, et occidentale. Réhabiliter dans une histoire inclusive le rôle de leurs ancêtres et parents dans la construction de l’Europe, de la Belgique, de Bruxelles qui, de fait, rappellerait la légitimité de leur présence et accorder à ces jeunes la pleine citoyenneté, présuppose de les reconnaître comme partie intégrante de la nation et, non, comme pièces rapportées. Car, en effet, si l’Europe, que ce soit d’un point de vue économique ou culturel, est ce qu’elle est aujourd’hui, c’est aussi le fruit des colonisations et des migrations [7].
Notes
[1] Cette recherche collective a donné lieu à l’ouvrage « Adolescences en Exil », Jamoulle et Mazzocchetti, 2011.
[2] REA A., NAGELS C. et CHRISTIAENS J., 2009. États généraux de Bruxelles. Les jeunesses bruxelloises : inégalité sociale et diversité culturelle. In : Brussels Studies. Note de synthèse nº 9, 2 février 2009. http://brussels.revues.org
[3] L’enquête a été réalisée avant les attentats de Paris et de Bruxelles de 2015 et 2016. Nous pouvons sans grande difficulté imaginer que ces processus ont été accentué par ces événements.
[4] les « grands », ce sont les « puissants », « ceux qui tirent les ficelles »…
[5] BAILLEAU F., 2009. Jeunes et politiques publiques. Comment juger et punir les jeunes. Les Rencontres de Bellepierre, nº 3. www.lrdb.fr
[6] Différents travaux ont en effet montré que les jeunes migrants ou descendants de migrants, en particulier en provenance du continent africain, subissent un processus de criminalisation : étant plus contrôlés, leurs conduites à risque sont davantage judiciarisées, ils purgent des peines plus lourdes, proférées plus rapidement, d’autant plus s’ils ont peu d’appui et/ou de connaissance du fonctionnement de la justice [Brion et al., 2000].
[7] HINE D. C., KEATON T. D. et SMALL S. (eds), 2009. Black Europe and the African Diaspora. Urbana and Chicago : University of Illinois Press.