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Cadre de vie Classes sociales

Une consommation alimentaire durable et inclusive ?

26 juillet 2019 Louise de Brabandère
Cet article est la republication d'un article initialement paru le 26 novembre 2018

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Les magasins dits “d’alimentation durable” fleurissent à Bruxelles. Les produits qu’ils proposent sont locaux, issus de circuits courts, artisanaux, on y favorise le vrac dans une démarche de réduction des déchets. Ces magasins existent sous différentes formes : certains choisissent celle de la coopérative, d’autres celle du commerce traditionnel.

Nous avons réalisé une enquête [1] dans un supermarché qui propose des produits locaux pour travailler en direct avec les producteurs. Le magasin se veut accessible en proposant de tels produits à un prix abordable.

Un sacré défi sur les épaules du durable : répondre aux enjeux environnementaux, tout en étant économiquement pérenne et socialement “équitable” et “solidaire”, c’est-à-dire tant permettre aux producteurs de bénéficier de revenus corrects que de rendre les produits vendus accessibles à toutes les couches sociales de la population [2]. Notre enquête montre que, dans la réalité, toutes les dimensions de l’aspect social défendu par le durable ne sont pas rencontrées : les clients proviennent d’un même univers social particulièrement aisé [3]. Dans cet article, je pointe la tension qui existe entre les enjeux environnementaux, la garantie d’un revenu suffisant pour les producteurs et l’accessibilité des produits vendus à toutes les classes sociales. La controverse environnementale prenant une place de plus en plus importante dans l’opinion publique, cette tension va en s’intensifiant. En outre, la présence très marquée de discours individualisant sur les problèmes écologiques (“il suffirait que chacun fasse sa petite part pour sauver la planète”) contribue à masquer des enjeux de classe et d’inégalités plus structurelles.

Une volonté d’inclusion sociale … quelle réalité quand on pousse la porte ?

Analia Glogowski, The Brusselsprouts

Un rapide sondage [4] auprès des clients du supermarché permet de se faire une idée de la clientèle et de ses racines sociales. Si l’on se fie au type d’étude et de profession de la clientèle, celle-ci est issue de la classe moyenne supérieure à capital culturel élevé. Tous les répondants ont fait des études universitaires, sauf une cliente. Alors que 34% de la population belge détient un diplôme du supérieur [5], un peu plus de 94% des clients que l’on rencontre dans le magasin d’alimentation durable ont fait des études supérieures.

Niveau de diplôme des clients du magasin d’alimentation durable en comparaison avec celui de la population
Niveau d’étudeChez les clientsDans la population belge (de 15 ans et plus) en 2016
Secondaire ou moins 5,9 % 65,2 %
Supérieur 76,5 % 33,9 %
Doctorat 17,6 % 0,9 %
Total 100 % 100 %

Quant aux professions rencontrées, elles sont dans la grande majorité hautement qualifiée. Nous avons croisé des juristes, une chargée de projet dans une association, un professeur universitaire... Essentiellement des cadres supérieurs ou des professions intellectuelles – les positions les plus hautes sur l’échiquier social –, aucun ouvrier qualifié ou peu qualifié.

Le terrain montre donc une autre réalité. Bien que le supermarché soit situé en plein cœur de Matonge [6], l’inclusion socio-culturelle espérée n’est pas rencontrée.

Comment expliquer cette homogénéité sociale dans la clientèle ? Je propose ici plusieurs pistes qui montrent en quoi ce type de supermarché est taillé pour un certain type de personne, avec un certain style de vie. On peut donc supposer que ces supermarchés se ferment aux autres.

Le prix pardi !

Premièrement, on pense à la question matérielle du budget. On a fait nos courses dans un magasin d’alimentation durable, dans un supermarché conventionnel et dans un supermarché low cost [7]. Pour cuisiner et déguster deux plats relativement classiques pour 4 personnes, on n’a pas payé la même chose.

Budget repas dans trois supermarchés, Bruxelles
Alimentation durableConventionnelLow cost
Spaghetti bolognaise 16,96€ 8,73€ 7,35€
Curry végétarien 9,41€ 5,13€ 4,18€

On pourrait se dire que ces produits ne sont pas comparables. Ceux proposés en magasin d’alimentation durable sont généralement issus d’agriculture biologique, les méthodes de production sont plus respectueuses de l’environnement, mais sont souvent financièrement plus coûteuses. En outre, les produits proviennent d’une économie « locale » et « solidaire ». Le prix des produits s’inscrit dans une revendication : la nécessité de soutenir les paysans et les producteurs en payant un « prix juste ». Pourtant, il s’agit plutôt de savoir qui peut payer le “prix juste”. Les ménages de classes sociales inférieures peineront à le payer, expliquant déjà sans doute leur faible fréquentation de ce type de magasin. Mais le fait que les magasins d’alimentation durable soient fréquentés majoritairement par les classes supérieures tient aussi à une frontière symbolique. Les inégalités entre les classes sociales se traduisent aussi dans des styles de vie et des goûts différents. Et ces magasins sont justement porteurs d’une symbolique qui conforte les clients dans une éthique propre aux classes moyennes-supérieures.

Freins symboliques

Faire ses courses, une “expérience humaine” et “authentique”

Le deuxième frein que l’on remarque est donc d’ordre symbolique, qui peut se décliner sous différents aspects. Les magasins d’alimentation durable portent par exemple un imaginaire d’“authenticité” (“les petits commerces typiques de quartier”), opposé à celui de l’impersonnalité des grandes surfaces. Ainsi, dans la bouche des clients, le lieu est plus qu’un supermarché conventionnel. Il offre une autre “expérience de consommation” : une histoire est racontée, celle des producteurs qui sont mis à l’honneur. Le client retrouve en faisant ses courses la proximité qu’il recherche : l’idée de renouer avec le producteur comme avec la terre (des produits locaux), et avec le quartier (commerce du coin).

Il y a plus de personnalité, c’est plus original. La qualité est meilleure, il y a plus d’amour. Il y a une histoire. D’ailleurs, on voit des posters. On voit les personnes et on se dit tient ça vient de chez lui. C’est mieux que de voir des posters 5 pour le prix de 3, c’est ça la différence aussi.

Le magasin est pourvu d’une “dimension plus humaine”. S’opposent dans le discours les qualificatifs du “petit”, de “l’humain” au côté “usine” et “diabolique” des grandes surfaces et de la grande distribution :

Quand tu côtoies des magasins à dimension plus humaine, c’est un peu dur quand tu vas dans une grande surface, une usine, c’est un peu dur le passage de l’un à l’autre. Mais tu sais pas te permettre d’acheter tout dans des petits magasins. Donc ouais, j’y vais encore, mais dans mon éthique de vie c’est un peu le diable, j’essaye de pas trop y aller, c’est juste financièrement, si j’étais riche j’irais jamais là.

Un look épuré

Un autre aspect de la frontière symbolique réside dans le fait que les supermarchés d’alimentation durable partagent certains codes esthétiques répondant – on pourrait croire naturellement ! – aux goûts des clients rencontrés. Lorsque l’on rentre dans le supermarché, pas de publicité ni de fioritures. Plutôt des contenants bruts, les légumes et les fruits dans leurs bacs d’origine. Les affiches indiquent la provenance des produits et mettent un visage sur le producteur. Comme le souligne une des responsables du supermarché :

On s’est rendu compte que c’était le public [les jeunes] qui était plus sensible à ça [le supermarché d’alimentation durable axé sur les produits locaux]. Mais souvent, quand tu crées un projet, tu crées un projet à ton image, un peu taillé pour toi.

Ainsi, par analogie, certaines catégories de distributeurs de produits alimentaires appellent certaines catégories de consommateurs.

Par opposition à l’esthétique pure et brute et ses matériaux “naturels”, on trouve la publicité et les paillettes des supermarchés “classiques” :

J’ai l’impression d’être considéré comme une personne humaine et non comme un espèce de client qu’il faut accabler de promos, d’extra-promos et de publicités. J’ai aussi l’impression que c’est moins paillette. Quand je rentre dans un Delhaize, je trouve que ça fait boite de nuit, il y a des lumières partout, c’est un espèce de show. Un côté que j’aime bien chez [le magasin d’alimentation durable], c’est la sobriété qu’on retrouve aussi chez des gens qui font du local et qu’on n’a pas besoin de toute une foire, de simples paniers suffisent, la simplicité en fait.

On voit comment des pratiques alimentaires peuvent se mêler à la stratification sociale des goûts esthétiques, les classes moyennes supérieures se distinguant du “kitsch”, des “paillettes”, du “show” par leur goût pour l’’épuré”, le “brut”. Le look des magasins d’alimentation durable, par leurs choix pratiques, mais aussi esthétiques, répond aux goûts d’un certain milieu.

Être un “consom’acteur” !

Un dernier aspect de la barrière symbolique est la dimension politique que revêt ce type de consommation. En rentrant dans le magasin, on remarque des affiches sur la dette publique ou le TTIP (en français : le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement). Des causes que les clients connaissent, même s’ils ne se considèrent pas « militants ». Un client qui tend vers une consommation « zéro déchet » nous explique :

Je trouve ça hyper politique d’avoir un mode de vie, quand tu consommes chez tel ou tel magasin c’est un choix politique en soi, c’est un modèle économique que tu finances.

Il nous parle aussi des “aberrations du bio” et de la distinction de l’alimentation durable pourvue d’une dimension plus éthique :

Il y a deux bio : celui du Delhaize, l’argument qui fait vendre. Je pense à un documentaire que j’ai vu sur le bio low cost... Des gens confondent bio et éthique, ce n’est pas parce que c’est bio que les produits vont pas être produits dans des serres en Espagne, dans des conditions horribles avec des gens sans papiers. Pour moi, le bio, c’est le petit producteur en lien direct, qui fait attention à l’environnement, qui dépend pas de multinationales, qui n’utilise pas de chimique. Ce qui est intéressant de penser, on parle toujours des coûts de production, mais il faut aussi parler des coûts d’impact. Les grandes entreprises savent se payer des droits de polluer. Ils ont beaucoup d’argent…

On voit qu’en faisant leurs courses, les clients mettent en actes leurs convictions morales, écologiques et politiques. Faire le choix d’aller dans un magasin d’alimentation durable est plus qu’un choix pratique lié à sa proximité : certains clients viennent de loin. L’activité n’est plus anodine, faire ses courses c’est aussi exercer ses connaissances sur la saisonnalité, la provenance et la traçabilité des produits proposés. Il faudrait donc se reconnaître dans la figure du « consom’acteur » pour y faire ses courses : un consommateur actif, acteur de sa consommation responsable, raisonnable et raisonnée.

Conclusion : responsabilité individuelle ou collective ?

L’alimentation durable peut-elle être inclusive ? Nous avons souligné les frontières sous-tendues par ce type d’alimentation au pouvoir moral et symbolique fort. Les discours des clients dessinent les contours d’un lieu fréquenté par un entre-soi [8]. L’alimentation durable, même si elle semble vouloir prôner un modèle de société égalitaire, ne réduit pas magiquement les inégalités sociales. De ce point de vue, le constat est même terrible, puisqu’elle semble s’adresser principalement à une population favorisée. On peut se demander si le combat pour une alimentation durable, s’il passe par le marché en mettant en avant la figure du « consom’acteur » ne mène pas souvent au paradoxe d’en exclure les personnes les moins favorisées. Pour contourner ce paradoxe, ne détachons pas la question de l’alimentation du contexte inégalitaire social et structurel dans lequel vivent les individus. Pour favoriser une alimentation durable on pourrait imaginer replacer la focale non pas sur la responsabilité des individus [9] et leurs choix de consommation, mais sur la responsabilité de l’État dans sa gestion de la santé publique et de contrôle des mécanismes de marché dans la production et la distribution alimentaire : interdiction de pesticides, subsides à des produits alimentaires durables de base pour faire baisser les prix à la consommation, repas bio proposés gratuitement ou à faible prix dans les collectivités (écoles, maisons de retraite publiques, etc.) Pour que l’acte politique ne soit pas individuel, à travers la figure du « consom’acteur », mais collectif.

Tableau comparatif des produits dans les trois types de magasins à Bruxelles (septembre 2018)

Notes

[1Cet article fait suite à un travail de terrain réalisé par Brieuc Lovibond, Diana Serôdio, Marie-Helene Tissarchontou et Louise de Brabandère dans le cadre de leurs études de sociologie (janvier 2017).

[2La lutte contre la pauvreté étant une composante essentielle au développement durable, entendue comme la pauvreté des producteurs (équitable) et de la société (inclusion sociale).

[3Moi-même cliente des supermarchés d’alimentation durable et étant blanche, de famille noble/bourgeoise et diplômée du supérieur, je suis partie du constat de “qu’est-ce qu’on se ressemble !” en regardant les autres clients.

[4Auprès d’une vingtaine de clients, l’objectif étant d’avoir un aperçu des données socio-démographiques de la clientèle. Une analyse quantitative approfondie serait nécessaire pour analyser plus finement cet aspect.

[5Les données pour la population belge sont issues des enquêtes de l’European Social Survey (ESS) de 2016 accessibles en ligne. Nous avons additionné les données des différentes catégories de diplôme ESS pour correspondre aux niveaux d’études retenus dans notre sondage.

[6Quartier à la fois marqué par l’histoire belge de colonisation du Congo et l’arrivée de population d’Afrique sub-saharienne ; et par sa localisation stratégique entre les institutions européennes et le quartier Saint-Boniface aux multiples restaurants et cafés “branchés”.

[7Nous avons sélectionné, pour les supermarchés conventionnel et low cost les produits les moins chers et non biologiques. Pour un détail de calcul du prix, voir tableau en annexe.

[8Cette tension entre mixité sociale et entre-soi se retrouve aussi dans les cafés « branchés », voir Dans les cafés « branchés » de Bruxelles : la mixité sociale sous contrôle

[9Sur la responsabilisation des individus comme « lutte » contre les inégalités, voir L’égalité des chances contre l’égalité