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Politique Classes sociales

L’égalité des chances contre l’égalité

15 février 2016 François Ghesquière, Joël Girès

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On assiste depuis une trentaine d’années à une mutation des politiques sociales. Schématiquement, on peut distinguer deux figures de l’action de l’État : l’État social et l’État social actif. Dans le premier modèle, représentatif de la situation des années 60, il était légitime que les inégalités sociales soient réduites par des mécanismes de redistribution des richesses. Les risques sociaux (comme la perte d’emploi) étaient considérés comme inséparables du fonctionnement de la société. Le mécanisme de l’assurance obligatoire était largement développé pour protéger les individus contre ces risques [1]. Ainsi, l’État garantissait aux individus des droits « inconditionnels » [2] (les allocations de chômage par exemple). De ce fait, les personnes n’avaient pas à prouver leur mérite pour bénéficier des allocations sociales [3].

Le modèle de l’État social actif, quant à lui, est incarné par les politiques actuelles, qui visent à responsabiliser les individus pour les pousser à être « actifs ». Ainsi, les allocataires sociaux doivent maintenant prouver qu’ils cherchent « activement » un emploi, et qu’ils s’adaptent aux exigences du marché, en suivant des formations adéquates par exemple. Aux droits sociaux correspondent désormais des devoirs. Cette dimension responsabilisante ne touche pas que les politiques d’emploi, mais un nombre important de domaines. De fait, ces politiques déplacent les risques de la collectivité vers les individus : la mauvaise situation d’un individu est désormais considérée comme le résultat de sa mauvaise volonté, de son manque de compétences, bref de ses caractéristiques individuelles. Les dispositifs issus de ces politiques participent ainsi à la production d’un imaginaire collectif qui renvoie la situation des exclus, pauvres ou chômeurs à leur propre responsabilité [4].

Dans le même mouvement, on assiste à un grignotage de la légitimité du principe d’égalité par celui d’égalité des chances [5]. Ce dernier, appuyé par le mouvement de responsabilisation individuelle, devient de plus en plus dominant dans l’espace public. L’égalité des chances suppose que les inégalités sociales sont le produit des efforts inégaux des individus. Dans cette conception, il est de la responsabilité des individus de maximiser leurs chances et d’être « actifs » pour les mériter. Par exemple en signant un « contrat d’intégration », le jeune usager du CPAS doit prouver sa « volonté » de s’en sortir. On remarque ainsi toute l’affinité qu’entretient le projet de l’État social actif avec les notions de mérite et d’égalité des chances.

L’égalité des chances : un projet désirable ?

L’idéal d’égalité des chances s’est construit en intégrant, tant bien que mal, deux valeurs divergentes : la liberté et l’égalité. La valeur de liberté suppose que « rien ne doit plus entraver la conquête, par les meilleurs, de positions de domination qui leur reviennent légitimement » [6]. Dans cette approche idéologiquement de « droite », la compétition et la concurrence acharnée sont les (seuls) facteurs du progrès. Au contraire, la valeur d’égalité soutient l’idée que l’intervention de l’État est nécessaire pour garantir le caractère « juste » de la compétition. Ce caractère équivoque de la notion d’égalité des chances implique qu’elle peut être politiquement utilisée de multiples façons, parfois contradictoires. Par exemple, les partisans du versant « liberté » de l’égalité des chances s’opposent généralement à la discrimination positive, car elle est considérée comme une entrave à la conquête des bonnes places par les « meilleurs ». Par contre, ceux qui s’appuient sur la valeur d’égalité soutiennent généralement ces dispositifs, car ils permettent une concurrence « équitable ». C’est probablement ce caractère ambigu qui a fait le succès de cette notion, puisque chacun peut y voir ce qu’il veut.

En plus de valoriser la compétition, l’égalité des chances est conciliable avec – et même nécessite – l’existence de hiérarchies. Dans une conception d’égalité des chances, de profondes inégalités sont justifiées parce que ceux qui occupent les bonnes et mauvaises places les ont méritées. Par exemple, le fait qu’un cadre supérieur gagne mieux sa vie qu’un ouvrier est justifié par l’idée que tous deux avaient les mêmes chances de départ d’atteindre la position la plus haute : le cadre supérieur a simplement travaillé plus dur pour obtenir la position qu’il occupe. L’ouvrier aurait pu occuper cet emploi s’il en avait eu la volonté... Ainsi, en responsabilisant les personnes de leur sort, l’égalité des chances conduit non seulement à légitimer (et donc à renforcer) certaines inégalités, mais aussi à culpabiliser les personnes les plus démunies pour ne pas avoir réussi, là où d’autres y sont arrivés.

Ghislain Berger - Sprint@flickr

De ce fait, un monde d’égalité des chances parfaite verrait toujours autant de pauvreté et de misère. En effet : l’idée d’égalité des chances ne mène pas à critiquer l’existence même de pauvreté ou d’inégalités, mais à souligner le caractère injuste du fait que certaines catégories de personnes ont plus de chances d’être pauvres que les autres. Ainsi, un monde d’égalité des chances parfaite serait un monde où tout le monde, enfant de ministre ou d’ouvrière du nettoyage, aurait la même « chance » de devenir pauvre. Ce serait un monde où régnerait la lutte de tous contre tous, où ceux qui occupent les meilleures places seraient ceux qui se sont tués à la tâche pour être les premiers, et où la pauvreté n’aurait pas diminué, mais comprendrait simplement les perdants – non « méritants » – de la compétition. On peut se demander si ce projet de société est souhaitable…

L’égalité des chances : un mythe

Quoi qu’il en soit, cet idéal d’égalité des chances est sans doute irréalisable dans une société inégalitaire. Cela impliquerait que, malgré que la société soit foncièrement inégalitaire, les cartes soient rebattues à chaque génération, pour que chacun ait les mêmes chances. Or, l’enfant d’un haut fonctionnaire ou d’un grand entrepreneur partira avec bien plus de chances de réussite que l’enfant d’une personne moins favorisée, bénéficiant de ressources parentales auxquelles le deuxième n’a pas accès : des ressources monétaires, une familiarité avec le système scolaire, etc. Les différentes analyses montrent très bien ces inégalités systémiques en Belgique : un enfant issu d’un quartier aisé de Bruxelles a plus de chance de décrocher son CESS [7] ; un enfant qui a des parents universitaires a plus de chances de réussir l’université [8]. En définitive, un enfant de cadre supérieur a 53 fois plus de chances qu’un enfant d’ouvrier peu qualifié de devenir cadre supérieur à son tour [9]. Certes, certains individus arrivent à défier leur sort probable, mais ce ne sont que des exceptions qui confirment la règle de l’inégalité des chances.

Ainsi, bien que l’idée d’égalité des chances soit très à la mode de nos jours, elle ne renvoie à rien de réel. Dès lors, les notions de mérite et de responsabilité doivent être remises en cause, puisqu’elles relèvent d’une vision mythique de la société selon laquelle la situation d’un individu n’est que le produit de ses efforts. En effet, quand on veut, on ne peut pas forcément, le destin social étant hautement balisé par les ressources que l’on possède – ou non – et par les multiples mécanismes sociaux qui favorisent les classes supérieures [10]. Par exemple, les politiques de lutte contre la pauvreté ont comme objectif de remettre les pauvres à l’emploi. Aussi insensé que cela puisse paraître, un des dispositifs prévus est de diminuer les allocations de chômage pour « motiver les personnes à aller travailler » [11], afin de les sortir de la pauvreté. Cette mesure est d’une violence rare, puisqu’elle rend les pauvres responsables de leur sort alors que le problème réside avant tout dans le manque d’emplois et l’insuffisance de la redistribution des richesses [12]. Même en fournissant la meilleure formation professionnelle aux « pauvres », il est impossible qu’ils décrochent tous un emploi – non pas qu’ils n’en soient pas capables, mais parce qu’il n’y a, aujourd’hui, pas assez d’emplois disponibles ! [13] Dans ce contexte, quand bien même l’« ascenseur social » ne serait pas en panne, tout le monde ne pourrait pas le prendre – ou plutôt si l’un le prend pour monter, l’autre le prendra pour descendre.

Pour l’égalité

Pour toutes ces raisons, nous défendons un idéal d’égalité, et non d’égalité des chances. Nous l’avons vu, le projet d’égalité des chances ne vise pas à construire une société solidaire et démocratique puisqu’elle intègre pleinement la compétition et la hiérarchie. C’est pourquoi nous ne pensons pas que ce soit un idéal politique désirable. En outre, l’égalité des chances est difficilement réalisable sans une réduction drastique des inégalités entre groupes sociaux. À notre sens, une société réellement démocratique doit pouvoir offrir une place digne à chacun, indépendamment de son histoire de vie, de son milieu familial ou de son « mérite ».

Notes

[1Castel, R. (1999), Les métamorphoses de la question sociale. Paris : Gallimard.

[2Le terme inconditionnel est mis entre guillemets car il existe des conditions pour ouvrir le droit à ces allocations. Mais ces conditions sont d’ordre administratif (par exemple ne pas avoir d’emploi, avoir cotisé, avoir un enfant…) et non liées à la situation de pauvreté de la personne et à son mérite.

[3Franssen, A. (2003), Le sujet au cœur de la nouvelle question sociale, La revue nouvelle, n° 12.

[4Macquet, C. & Vrancken, D. (2006), Le travail sur Soi. Vers une psychologisation de la société ? Paris : Éditions Belin, p. 93.

[5À ce sujet, voir l’ouvrage intéressant de François Dubet (2010), Les places et les chances. Repenser la justice sociale. Paris : Éditions du seuil.

[6Cuin, C.-H. (1993), Les sociologues et la mobilité sociale. Paris : PUF, p. 37.

[7Le CESS est le diplôme secondaire supérieur donnant accès aux études universitaires. Pour des précisions sur ces résultats, voir l’article « La contribution de l’université aux inégalités scolaires ».

[9Voir l’article « Classes sociales et inégalité des chances ».

[11Cette mesure est notamment présentée dans le Plan d’action national inclusion 2008-2010, p. 18.

[12Pour plus de détails sur le caractère individualisant des politiques de lutte contre la pauvreté en Belgique, voir l’article « La politique de lutte contre la pauvreté en Belgique ».