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Dans les cafés « branchés » de Bruxelles : la mixité sociale sous contrôle

4 juillet 2016 Daniel Zamora, Mathieu Van Criekingen

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Souvent présentés comme des espaces ouverts à la « mixité » et à l’échange, les nouveaux cafés à la mode semblent pourtant n’être qu’un nouvel « entre-soi » destiné à un public très ciblé. Aussi, le café « branché », loin de s’intégrer dans les quartiers populaires, contribue souvent à les transformer.

Consommer « branché » tout en développant la mixité sociale par une offre commerciale alternative est devenu une des idées centrales des politiques publiques en matière de « renouveau » urbain à Bruxelles. En particulier, la valorisation de la mixité – ou de la diversité – fait aujourd’hui partie intégrante des discours, politiques comme médiatiques, mettant en exergue le rôle joué par une série de cafés reconnus comme branchés dans la revitalisation souhaitée des quartiers populaires bruxellois. Ces cafés auraient ainsi le don de permettre la résurrection de ces quartiers oubliés, volontiers présentés comme autant de no man’s land opportunément redécouverts par des catégories de populations – les classes moyennes – par ailleurs ciblées par d’autres dispositifs d’action publique. Les cafés branchés agiraient de la sorte comme vecteurs d’une diversification bienvenue de la composition sociale des quartiers populaires. Nous pouvons cependant nous interroger sur l’omniprésence du discours sur la mixité sociale qui accompagne la création de ce type d’établissements. Quels sont les effets réels de l’installation de certains commerces « alternatifs » dans un quartier populaire ? S’adressent-ils réellement à un public « mixte » ?

Deux enquêtes, réalisées avec des étudiants en sociologie [1], révèlent que derrière ce discours pour le moins séduisant, les cafés branchés sont moins ouverts qu’ils ne laissent l’entendre. Il semble ainsi être moins le signe d’un « renouveau urbain » sous le blason de la mixité que des marques, parmi d’autres, d’une forme particulière de recomposition des inégalités dans la ville…

Les cafés branchés à l’épreuve de la mixité

Les résultats de l’enquête menée sur ces nouvelles enseignes branchées [2], viennent fortement mettre en doute le discours sur la mixité. Ainsi, il est intéressant de constater que les clients rencontrés dans les cafés branchés ont des profils socio-démographiques typés, en net décalage par rapport à celui des habitants des quartiers dans lesquels ces cafés sont situés. Parmi les clients, deux tiers des clients rencontrés ont déclaré exercer un emploi, alors que les actifs occupés comptent pour un habitant sur deux dans les quartiers correspondants. Le décalage est plus net encore pour les chômeurs : moins d’un client rencontré sur dix mais plus d’un habitant sur quatre. Il l’est également si l’on confronte les niveaux de diplôme : près de neuf clients sur dix sont diplômés de l’enseignement supérieur (université ou haute école) ou y sont étudiants, soit une proportion très supérieure à la moyenne bruxelloise (35%) [3]. Ensuite, moins d’un tiers des clients rencontrés déclare habiter dans la même commune que celle où se trouve le café, et à peine un peu plus d’un client sur cinq déclare travailler dans la commune.

Ces premières indications conduisent déjà à devoir relativiser le discours sur la mixité sociale que véhiculeraient ces cafés et qu’il arrive souvent de lire dans les médias et les bouches des acteurs politiques tels qu’Atrium ou de mandataires communaux. Elles dégagent plutôt l’image de cafés fréquentés par une clientèle à la fois moins hétérogène qu’on ne le laisse entendre et distincte de la population des quartiers environnants, en termes socio-professionnels en particulier.

À l’encontre du discours sur la « mixité », il semble donc que les publics se mélangent peu. En effet, les activités pratiquées permettent en fait de maintenir un « entre-soi » confortable : on fréquente des espaces dans lesquels on réalise des activités qui sont pratiquées par des personnes du même niveau social.

Olivier Ortelpa - Flagey

L’opposition au goût populaire

Il est ainsi significatif de relever qu’une certaine différence voire distance par rapport à la population locale est en partie recherchée par les clients. Comme le remarque un caméraman de 46 ans au chômage, le public de ces cafés est constitué selon lui de « gens intéressés par la littérature, la musique, la culture. Des gens culturels », tandis qu’un journaliste de 30 ans remarque que « beaucoup de gens viennent ici pour travailler ou pour des rendez-vous professionnels…. Ici ce n’est pas vraiment des gens du quartier mais des extérieurs pour travailler ». Se dégage ainsi une impression de cafés fonctionnant comme « repères » dans la ville pour une catégorie de population relativement typé, à haut capital culturel. A cet égard, les entretiens trahissent chez de nombreux clients une volonté à peine masquée de ne pas vouloir se mélanger à des publics plus populaires. Décrits parfois comme des « barakis », « les vulgaires, les beaufs », parfois perçus au travers d’un vague sentiment d’insécurité, les classes populaires de ces quartiers ne font pas l’unanimité auprès des personnes interrogées. Certains disent explicitement vouloir éviter « les cafés de quartier ou il n’y a que des vieux cochons qui fument leur cigarette » (logopède, 32 ans) ou ces « bars d’origine… enfin, [c]es gens qui aiment le foot, discuter le foot… Ce n’est pas mon truc du tout » (caméraman, 46 ans). Comme le précise assez crument un des interrogés en parlant des clients, « ils n’aiment pas être près des personnes issues des classes populaires » (décorateur, 34 ans). La population qu’on y retrouve semble ainsi au cœur des préoccupations des clients. Un ingénieur civil explique ainsi choisir ses cafés « en fonction de la population » qui en compose la clientèle. Cette importance donnée à la population est pour lui la garantie d’ « une certaine qualité » et de « bien s’y sentir » afin de ne pas devoir se « mêler avec les SDF du quartier ». Comme l’exprime très explicitement un des clients interrogés, « un bon café est un endroit où il y a des habitués, où on peut sécuriser sa socialisation, écouter de la musique, aussi faire des rencontres » (consultant indépendant, 62 ans). Ainsi, un client n’hésite pas à dire à propos des cafés populaires et de leur public qu’ils « ne correspondent pas à mon goût ».

Comme l’écrit Sylvie Tissot, ces cafés « branchés » ont une façade d’ouverture, mais présupposent toujours que cette mixité n’existe que dans une « proportion raisonnable » [4]. Une subtile logique d’exclusion et d’inclusion faite de « micro-ségrégations » impose, dans les faits, un contrôle très diffus mais d’une grande efficacité. Par exemple, elle n’est pas liée à des dispositifs tels que des sorteurs ou des prix trop élevés. Certes ces cafés sont plus onéreux que les cafés populaires, mais si on veut cependant comprendre ce qui fait « obstacle » à une réelle mixité, il faut regarder les logiques internes de ces cafés. Ces logiques peuvent ainsi s’exercer au travers de choses a priori aussi anodines que les horaires d’ouvertures ou les services proposés. Par ce biais, les cafés branchés organisent de manière prudente et régulée les rapports entre groupes sociaux, exaltant d’une part un mode de vie urbain associé à certaines élites culturelles, et excluant, d’autre part, la majorité des classes populaires sans même avoir recours à aucune contrainte forte de type économique ou sécuritaire.

On note également l’absence, dans les cafés « branchés », d’écrans télévisés ou de machines à sous, matériels essentiels et récurrents dans les cafés populaires. L’endroit des jeux étant un endroit important, dégagé, il concentre les regards, plaisanteries et autres complicités. C’est un lieu de passage et de sociabilité entre les clients qui jouent et ceux qui sont accoudés au comptoir. Le café est ici un espace presque familial et non caractérisé par la recherche d’intimité à chaque table.

À l’inverse, dans les cafés « branchés », l’idée d’installer une télévision ou une machine à sous semble étrange pour les interlocuteurs auxquels on s’adresse. Choix reflétant alors l’envie de façonner l’intérieur du café aux habitudes des élites culturelles, venant-là plutôt pour lire, que ce soit des romans, des magazines ou la presse (nationale ou internationale) fournie gratuitement par le café. En journée, ces cafés constituent également un endroit de travail pour de nombreuses personnes attablées en compagnie de leur ordinateur portable. Dans ce cadre, ce n’est pas la télévision qui constitue l’élément central mais la musique, minutieusement choisie.

Deux manières de prendre un café

La logique de consommation des clients de ces cafés est également assez différente. Dans les cafés « branchés », les clients sont avant tout là de passage, afin de passer un moment de détente ou de travail, accompagnés ou seuls. Les relations entre clients sont ici dénuées de familiarité et marquées par une certaine distance. Il y a peu de liens entre les nouveaux arrivants, mais ils sont néanmoins attentifs à ce qui se passe autour d’eux. Comme le remarquait Pierre Bourdieu, l’individu domine sur le « communautaire », « chaque table constitue un petit territoire séparé et approprié » [5]. Rares sont ceux qui connaissent le patron ou les serveurs. Le client doit aller lui-même passer commande au bar, ce qui reflète un souci de procurer une plus grande liberté et entre-soi au consommateur. On ne vient pas simplement « consommer » un produit, mais profiter d’un espace à l’image de son propre mode de vie.

Dans le café populaire, pour les plus connus, l’entrée dans le café est quasi rituelle, un signe de la main accompagné d’un bref salut, suivi d’une poignée de main au serveur et au patron qui lui sont familiers ainsi que l’un ou l’autre client. Cette convivialité se retrouve aussi dans la mobilité des clients qui naviguent d’une table à l’autre. Les tables ne sont pas des espaces clos et privés, au contraire, le café est un ensemble, où seuls quelques étrangers, clients de passage, s’isolent à une table et demeurent à l’écart du reste.

Styles de vie et ségrégation spatiale

L’idée défendue par les cafés branchés et les pouvoirs publics de Bruxelles selon laquelle ils pourraient favoriser la mixité sociale par une offre commerciale « alternative » relève d’un mythe qu’il convient de déconstruire. Le style et les formes de sociabilité qu’imposent ces cafés s’opposent en tout point à ceux des classes populaires rendant ainsi compliquée une mixité réelle. Ils impriment de manière tellement prononcée un certain style de vie à l’espace social que la coexistence réelle et conséquente (pas seulement par une proximité spatiale) devient une chimère cherchant plus à masquer les rapports sociaux inégalitaires qu’à les dépasser. La logique-même des cafés dans leur fonctionnement et les services qu’ils offrent sélectionnent, en amont, comme on a vu, le public.

Loin d’être « ouverts », ces nouveaux cafés ne constituent qu’un autre « entre-soi » similaire à ceux des cafés plus anciens. Un café ne peut donc être un espace neutre socialement pouvant « favoriser » de la mixité sociale. Cet espace particulier sera généralement soumis à la domination et au contrôle de ceux dont il porte la culture. En définitive, proximité spatiale ne fait pas proximité sociale... une considération sociologique ancienne sur laquelle nos politiques ferment pourtant les yeux.

Notes

[1La première enquête, datant de 2009, a été réalisée dans le cadre du séminaire du cours de sociologie animé par Françoise Noël, et la seconde, en 2012, a été menée dans le cadre du séminaire d’étude approfondie de question de sociologie de Pierre Lannoy, animé par Daniel Zamora. Les étudiants suivants ont participé aux deux enquêtes : Cherpion Louise, Nobels Berangère, Steffens Emilie, El Gammal Jennifer, Groslambert Catherine, Sananikone Wattha, Frère C., Kapanci Sam, Lemaire S., Luxen A, Doucet Sarah, Montanari Lucia, Thibaut Charlotte, Berthe Laure, DeLoecker Raphaelle, Dubois Laurianne, Lefevre Stéphanie, Quentin Dumont, Felicia Solis Ramirez et Halil Ibrahim Altinbas, Amara Camara, Mathilde Berlanger, Daniel Zamora, Philippe De Rijcke, Merry Wafwana et Gaspard Truffeaud. Pour plus de détails sur la méthodologie voir l’article complet dans : Perrine Devleeshouwer, Muriel Sacco, Corinne Torrekens, Bruxelles, ville mosaïque. Entre espaces, diversités et politiques, Editions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 2014.

[2L’enquête a porté sur les cafés suivants : Flamingo, Potemkine, Bar du Matin, Walvis, Barbeton, Mappa Mundo, Zebra bar, Roi des Belges et la Maison du peuple.

[3Source : Recensement de 2001.

[4Sylvie Tissot, « De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste », Raisons d’Agir, Paris, 2011, p. 11.

[5Pierre Bourdieu, « La Distinction », éditions de Minuit, Paris, 1979, p.204.