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L’orthographe m’a tuer
17 juillet 2023
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Cet article est la republication d'un article initialement paru le 15 novembre 2016
Source de fierté ou de honte, outil de sélection des candidats par les employeurs, bête noire des élèves et des enseignants, objet d’apprentissage long et rébarbatif (80 heures rien que pour apprendre l’accord du participe passé ! [1]), véritable obstacle à l’écriture pour certains… Francophones, notre relation avec l’orthographe est décidément complexe. Nous avons interrogé Jérôme Piron, co-auteur d’un spectacle, "La Convivialité" [2], qui porte un regard critique, rafraichissant et… décomplexant sur cet outil « incongru » et peu performant qu’est l’orthographe du français.
Jean Geoffroy, "Un futur savant", 1880.
Qu’est-ce que l’orthographe ?
L’orthographe est l’outil graphique qui permet de retranscrire la langue [3]. Cela permet déjà de faire la distinction entre la langue et l’orthographe, la seconde étant au service de la première. La confusion est répandue : on a l’impression que si on touche à l’orthographe, on va modifier la langue. Mais la langue vit de son côté, elle a ses propres modalités de développement. L’orthographe n’est jamais que le code choisi arbitrairement pour retranscrire cette vie.
La particularité du code orthographique français, c’est que contrairement à la langue qui ne cesse d’évoluer, il est figé depuis 150 ans. On a donc une langue vivante, mais retranscrite par un code qu’on pourrait qualifier de comateux.
Dans le spectacle, vous dites que l’orthographe est un objet de prestige, tu peux expliquer ça ?
On connait tous des gens très fiers d’avoir une bonne orthographe. Le fait de maitriser l’orthographe est un signe de prestige. Nous, ce qui nous interpelle, c’est qu’on rende prestigieuse la maitrise d’une chose dont on n’a pas interrogé la raison profonde. On est fier de savoir accorder correctement le participe passé employé avec avoir, mais on ne sait pas pourquoi on doit le faire comme ça. On fait confiance à ce qu’on nous a appris, on pense qu’il y a forcément de bonnes raisons. Or, et c’est ce qui est à la base du spectacle, il y a en réalité plein de mauvaises raisons, de causes absurdes et d’accidents historiques.
La graphie, donc le fait d’écrire des sons, remonte tout simplement à l’écriture. Mais le fait d’avoir une orthographie, c’est à dire une graphie qui est jugée correcte selon une norme centralisée, c’est assez récent, ça date du 17ième siècle. On décide alors de fixer et de centraliser des pratiques qui étaient jusque là variées. Par exemple, Montaigne avait une orthographe à lui, Rabelais avait la sienne, les gens de cour en avaient encore une autre. C’était très libre, très « libéral » comme approche de la graphie.
Avec le dictionnaire de l’Académie, on instaure une seule orthographe dans le but explicite de pouvoir distinguer ceux qui l’ont de ceux qui ne l’ont pas. Et donc, pourvu qu’elle soit compliquée !
Cette idée est encore renforcée aux 17ième-18ième siècles par la concurrence avec l’italien, grande langue de prestige depuis la Renaissance. Pour concurrencer l’italien, le français cherche alors à se rendre prestigieux. Et dans l’esprit de l’époque, ce qui est prestigieux, c’est l’Antiquité. On va donc alourdir le code graphique de formes hellénisantes et de traces d’étymologie. Le problème, il faut bien le dire, c’est que ça a été fait n’importe comment. On n’a pas du tout maintenu ces traces de manière organisée et rigoureuse. Par exemple on en a tantôt mis des « ph » à des mots qui ne venaient pas du grec [4] , tantôt à certains mots mais pas à d’autres ayant pourtant la même racine.
Enfin, dernière étape importante, le 19ième siècle. C’est la période où l’orthographe devient ce qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire un marqueur social. Il y a plusieurs raisons à cela, mais je pense que l’une des principales, c’est la laïcisation de l’école en France. En fait – et je sais que ça paraît énorme dit comme ça, mais plus je creuse et plus j’en suis convaincu – je pense que l’enseignement de l’orthographe s’est appuyée sur les structures de l’enseignement de la religion catholique qui disparaissait. Elle est devenue la nouvelle religion. C’est pour ça qu’on parle de dogme dans le spectacle : une chose qu’on n’interroge pas et qui permet de classer, de juger.
Concrètement, on a volontairement complexifié l’orthographe en réintroduisant à nouveau toute une série de consonnes doubles, de « ph », de « th » qui avaient disparu – parce que, malgré tout, l’orthographe du français n’avait pas cessé d’évoluer jusqu’alors, comme dans toutes les langues du monde ou à peu près ; c’est véritablement une ère glaciaire de l’orthographe qui commence au 19ième.
A l’époque, l’enseignement du latin et du grec est encore très important et ceux qui maitrisent cette matière ont des facilités pour l’apprentissage de l’orthographe. Les classes possédant un bon capital culturel seront favorisées pour acquérir cette compétence alors qu’elle sera très excluante pour ceux qui ne le possèdent pas. De plus, il faut savoir que le français est assez facile à lire parce que chaque mot a une forme bien différente. Une fois qu’on a photographié cette forme, l’orthographe très complexe – et même inutilement compliquée – facilite la lecture. Par contre, elle rend l’écriture très difficile. Du coup, on a des gens qu’on peut former à lire les manuels mais pas à les réécrire.
Et tout ça a été intériorisé. On a investi l’acquisition de l’orthographe de valeurs morales parce qu’on a oublié que c’était juste un outil. Or si on considère que l’orthographe est juste un outil, alors la manière dont on doit la juger est tout autre : est-ce un bon outil ? Est-il pratique ? La langue doit être riche, complexe, variée, il faut multiplier tout ce qui permet de s’exprimer le mieux possible, mais il faut exclure l’orthographe de ça, parce que c’est juste un code, une forme pour traduire un son.
Une bonne orthographe, c’est celle qui nous permet d’utiliser facilement la langue, pas celle qui nous éloigne de son utilisation. Parce qu’on ne sait pas s’il y a un ou deux « p », alors que ça ne change rien au sens du mot, on est bridé. Si on est d’origine étrangère, ou dyslexique, ou venant d’un milieu moins favorisé, on va se retrouver empêtré dans la manipulation de l’outil avant même d’avoir pu essayer de construire quoi que ce soit. C’est ça, le problème. L’outil doit nous servir à construire, pas à nous en empêcher parce qu’il est trop compliqué à utiliser.
Vous dites aussi dans le spectacle que l’orthographe est utilisée comme outil de sélection voire de discrimination, tu peux donner quelques exemples ?
On peut prendre les études PISA [5] . Si on regarde leurs études de compétences et de résultats en fonction des matières, on voit qu’il y a un critère d’origine sociale. En mathématiques par exemple, l’écart de performance entre les classes supérieures et inférieures est de 4. En français, on a un écart de 10. Pourquoi ? Parce que les mathématiques permettent au cerveau de fonctionner sur des bases logiques. Évidemment, on est meilleur en math si on a un prof particulier ou si on vit dans un milieu qui favorise l’apprentissage en général. Mais il y a quand même moyen de développer une forme de logique. Alors que l’orthographe est arbitraire, il y a énormément de choses qu’on ne peut pas expliquer (pourquoi un « s », pourquoi un « x »,…), c’est comme ça un point c’est tout. Du coup, le poids de la transmission du capital culturel est beaucoup plus grand. Pour reprendre le terme de Bourdieu, l’orthographe est un outil de la reproduction sociale.
Une autre particularité de l’orthographe française, c’est que pratiquement personne ne la maitrise parfaitement. On peut piéger tout le monde. J’ai entendu le chiffre de 80 personnes en France qui ne commettent jamais aucune erreur. On peut comparer ça à un jeu vidéo de type arcade. Ce qui définit ces jeux, c’est qu’il n’y a pas de fin, le jeu s’accélère et le but est de mourir le plus tard possible, mais on est sûr de mourir. L’orthographe fonctionne là-dessus : tout le monde va faire une erreur mais on arrivera à des paliers différents. On peut donc en faire un objet compétitif.
Si on compare avec une orthographe transparente (un son - une lettre, une lettre - un son), ça prend deux semaines pour que chacun maitrise le code, il n’y a pas de compétition dans l’acquisition de ce code. Il peut y en avoir dans son utilisation : certains auront plus de vocabulaire, plus de style, plus d’idées, plus de créativité, mais tout le monde aura accès au code. Alors qu’en français, ce n’est pas le cas. On a un code qui comporte tellement d’exceptions et de particularités qui ne répondent pas à des logiques qu’on peut facilement en faire un objet de compétition, et même de discrimination si on pense, par exemple, à l’importance donnée à l’orthographe dans la sélection des CV.
C’est pour cette raison qu’on s’oppose assez radicalement à tout ce qui est concours d’orthographe, dictée de Balfroid, de Pivot, etc. Alors que l’orthographe devrait être accessible à tous, on s’extasie sur le fait que ce soit compliqué et que certains y parviennent mieux que d’autres. C’est comme si la marche était réservée à ceux qui savaient courir. Or la marche, c’est pour tout le monde, ce n’est pas une compétition.
Mais alors pourquoi une telle résistance à des réformes ?
D’abord il y a une résistance au changement en général. Ensuite, ce n’est pas n’importe quoi qui change, c’est quelque chose auquel les gens accordent une valeur. Tout simplement parce que pendant toute notre vie, nos parents, l’école, les collègues, les journaux nous ont dit unanimement que c’était important. Avec une doxa pareille autour d’un objet, quoi de plus normal de trouver ça « important ».
Vous disiez aussi dans la pièce que c’est dire aux gens « vous avez fait tous ces efforts pour rien »
Quand on a acquis quelque chose dans la douleur, on y tient, c’est sûr ! On est attaché aussi en termes de vécu.
Je crois aussi qu’il y a un simple phénomène d’encodage cérébral – tout ça se complète – qui fait que quand on lit, on a envie d’accéder au sens de ce qu’on lit. Et quand un mot n’est pas écrit comme on l’a appris, on est choqué et on s’arrête à la forme. On est donc parasité dans la fluidité de la lecture. Et ça nous gêne. Et comme cette gêne, on lui a donné tout un fondement moral – la faute, ça vient du vocabulaire religieux – on est doublement perturbé. On est dérangé dans l’acte de reconnaissance de lecture et en même temps on a l’impression qu’il y a quelque chose qui ne respecte pas ce qui doit l’être, et donc qu’il y a faute, que la personne a fauté.
Et puis surtout, comme je l’ai dit, il y a cette confusion entre la langue et l’orthographe. Les gens ont peur qu’on touche à la langue, qu’on s’en prenne au patrimoine. Il y a l’impression qu’on va niveler par le bas, ça c’est le grand truc. On croit qu’on va prendre les fautes qui sont commises et adapter l’orthographe en fonction, ce qui n’est pas du tout le cas. Il me semble que le nivèlement par le bas, c’est d’accepter une orthographe absurde et excluante. Pourquoi est-ce que l’absurdité de l’orthographe n’est pas remise en cause ? Pour moi, c’est ça le vrai nivèlement par le bas.
La Convivialité, un spectacle-conférence de Arnaud Hoedt et Jérôme Piron
Pour aller plus loin :
LEGROS G. ; MOREAU M.-L., Orthographe : qui a peur de la réforme ? Fédération Wallonie-Bruxelles, Service de la langue française, Bruxelles, 2012.
Le blog de Benoit Wautelet : http://chouetteleniveaubaisse.tumblr.com/
WILMET M., Petite histoire de l’orthographe française, Académie Royale de Belgique, Bruxelles, 2015.
WILMET M., Grammaire critique du français, Hachette Supérieur, Duculot, 2e édition, 1998.
CATACH N., Les délires de l’orthographe en forme de dictionnaire, Paris, Pion, 1989.
DE CLOSETS, F., Zéro faute : L’orthographe, une passion française, Paris, J’ai lu, 2011
MANESSE D. ; COGIS D. ; DORGANS M.& TALLER C. Orthographe : à qui la faute ?, Issy-les-Moulineaux : ESF, 2007.
CHERVEL A., L’orthographe en crise à l’école. Et si l’histoire montrait le chemin ? Paris : Retz, 2008.
KELLER M., La Réforme de l’orthographe. Un siècle de débats et de querelles. Paris, CILF (Conseil International de la Langue française), 1999
HONVAULT-DUCROCQ R. (dir.) (2006). L’orthographe en questions. Dynamiques socio langagières. Mont-Saint-Aignan : Publications des universités de Rouen et du Havre, coll. Dyalang.
Notes
[1] CILF ‘Conseil international de la langue française’, voir aussi http://www.lalibre.be/debats/opinions/depasse-le-participe-5472fd043570e74ee322e9f3
[3] « Orthographe » vient de « orthos » qui signifie « droit, correct », et de « graphein », « écriture ». C’est donc la manière correcte d’écrire un mot, de retranscrire les sons qui le composent pour pouvoir le transmettre.
[4] comme "nénuphar", emprunté par l’intermédiaire du latin médiéval à l’arabe "nainūfar, nīnūfar, nīlūfar", lui-même emprunté au sanskrit
[5] Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves, ensemble d’études visant à mesurer les performances des systèmes éducatifs de différents pays.