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Politique Culture Cadre de vie

Implantation de l’entreprenariat culturel et créatif et politiques locales : le cas de Molenbeek

31 décembre 2018 Louise de Morati

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Courant 2016, nous avons réalisé des entretiens auprès de personnes actives au sein de structures du secteur culturel ou créatif installées à proximité immédiate du centre historique de Molenbeek [1] : café branché, espaces de coworking, résidences de plasticiens, galeries, salle de concert programmant de la musique alternative. Autant d’espaces divers qui ont cependant en commun de drainer un public sensiblement mieux doté en capital économique que la moyenne du quartier, mais aussi de bénéficier d’un soutien de la part des pouvoirs publics.

Ce soutien, formalisé par un subside ou manifesté de manière plus discrète, découle d’une vision politique spatialiste déjà décrite par l’Observatoire [2], qui considère que l’action sur les inégalités spatiales aurait un effet sur les inégalités sociales. Ainsi, ces projets sont envisagés comme acteurs de requalification des quartiers : en participant à instaurer une « mixité sociale », leurs activités auraient des conséquences bénéfiques sur la pauvreté locale. C’est à ce titre qu’ils reçoivent des subsides axés sur le développement territorial, comme l’aide de l’opérateur régional Atrium ou les conséquentes subventions européennes « FEDER » [3]. Or, la réhabilitation matérielle et symbolique de ces quartiers sans qu’en soient appréhendés les potentiels dommages collatéraux peut faire partie d’un processus de gentrification urbaine.

Nous entendons par processus de gentrification l’installation d’une classe moyenne intellectuelle valorisant un cadre de vie urbain et « multiculturel » qui rencontre une offre de logements soutenue par des promoteurs privés et les pouvoirs publics (dont l’intervention est légitimée par la logique spatialiste que nous avons décrite plus haut). En conséquence de quoi, le prix des loyers, traditionnellement moins cher, connaît alors une augmentation qui le rend progressivement inaccessible aux classes populaires et amorce un renouvellement de la composition sociologique du quartier. Ce phénomène, littéralement « embourgeoisement », s’est notamment observé à Saint-Gilles [4].

Nous rendrons compte ici de la dimension plus locale du soutien politique aux entrepreneurs créatifs, particulièrement ses aspects informels et non pécuniaires, témoins de la bienveillance de la commune à l’égard des nouvelles offres culturelles s’implantant sur le territoire.

Le contexte molenbeekois

Avec près de 100 000 habitants, Molenbeek-Saint-Jean est la quatrième commune Bruxelloise en termes de population. Une part importante de cette population est issue de l’immigration : entre la fin de la seconde guerre mondiale et le début des années ’70, plusieurs vagues (d’abord en provenance d’Italie puis du Maghreb, plus particulièrement du Maroc) s’y succéderont, dans le but de faire face aux besoins des industries locales. Après les trente glorieuses, la commune est frappée de plein fouet par la désindustrialisation et les crises financière et économique. Aujourd’hui, il s’agit de l’une des commune bruxelloise où le revenu par habitant est le plus bas [5].

La politique locale molenbeekoise, pointée du doigt comme ayant laissé faire l’émergence d’un terrorisme islamiste, affiche aujourd’hui sa volonté de lutter contre « le repli sur soi », notamment en « décloisonnant les quartiers » afin que les jeunes soient « confrontés à d’autres personnes ». Dans la mesure de ses moyens, la commune tente donc de « s’ouvrir », de rendre Molenbeek attractive à une catégorie de population, y compris dans sa politique résidentielle :

Il faut que la politique du logement soit orientée vers cette mixité. Attirer via une politique de logements conventionnels des personnes au revenu plus élevé ou des jeunes non-Molenbeekois, permettrait de répondre à ce problème. (Extrait d’interview, Horizons Bruxellois, 03/2012)

Cette volonté d’instaurer une « diversité sociale et culturelle » se lit dans la mise en place d’activités attractives non seulement pour le quartier mais surtout pour un public extérieur. De manière explicite, la bourgmestre Françoise Schepmans l’exprime dans l’agenda culturel communal : « j’invite tous les Molenbeekois et davantage encore les non Molenbeekois à les découvrir et je l’espère, les apprécier. »

Photo du canal à Bruxelles, marquant la frontière entre Molenbeek et la commune de Bruxelles-ville (Joël Girès)

Réception locale des nouveaux entrepreneurs artistiques

Dans cette perspective, il est intéressant d’interroger la réception, au niveau du pouvoir local, des trois projets les plus récents parmi ceux étudiés : un hangar rénové abritant un collectif d’artistes et des évènements, une ancienne blanchisserie de 6000m² reconvertie en espaces d’atelier pour plasticiens, et un café proposant un espace de coworking. Tous ont mentionné l’accueil chaleureux dont ils avaient été l’objet. Mathieu, porteur de projet, explique par exemple que contrairement à son expérience précédente à Saint-Gilles :

La proximité par rapport au politique et aux pouvoirs publics est complètement différente (...). Il y a vraiment beaucoup plus de chaleur. Les pouvoirs publics sont hyper friands de recevoir des projets comme nous ici à Molenbeek.

Dès leur arrivée, la bourgmestre fait les démarches pour rencontrer Mathieu, après que le président de la maison des cultures et de la cohésion sociale soit venu le voir et l’ait « mis en contact avec des gens de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui [l’a] mis en contact avec des gens de la commune ».

Sarah, à l’initiative du café, me signale que lorsqu’elle a fait la demande de permis d’urbanisme simplifié afin d’initier les travaux, Mme Schepmans, après lui avoir assuré que c’était « un très bon projet », lui a dit qu’il fallait « faire en sorte que ça aille plus vite ». La commune et l’échevin du tourisme auraient été « hyper réactif[s] ». Différents échevins et travailleurs communaux viennent régulièrement en tant que clients habitués (elle appelle l’échevin du logement par son prénom), ce qui permet à Sarah d’avoir vent de différents projets - elle m’explique par exemple qu’on l’a mise en contact avec une serre où elle pourrait éventuellement récolter des légumes.

Quant à Alexandre, instigateur du lieu d’habitation et de création artistique, il m’a également raconté l’accueil positif de la bourgmestre, mais aussi l’indulgence de la police locale concernant le tapage nocturne dont les riverains s’étaient plaints : le commissaire leur aurait rendu visite et « picolé du rouge », leur laissant par la suite son numéro de GSM - anecdote également relatée par Mathieu qui dit que les policiers venus leur demander de baisser le son ont par ailleurs signalé que la bourgmestre leur avait dit « de ne pas trop [les] ennuyer ». Si, à l’heure de notre enquête, le hangar était fermé au public en attendant sa mise aux normes, Alexandre témoignait du soutien dont l’avait alors assuré la bourgmestre.

Reflexivité et ambivalence

Les entretiens nous ont aussi éclairé sur la manière dont les acteurs se positionnent face aux dynamiques à l’œuvre, qu’ils sont loin de méconnaître. Les personnes rencontrées, particulièrement les trois entrepreneurs des projets récents, disent avoir conscience des enjeux urbains qui se jouent à Molenbeek, notamment du potentiel embourgeoisement du quartier et de ses conséquences en termes d’accessibilité du logement. Ils font d’ailleurs nommément référence à la gentrification, concept connoté négativement dans leur discours. La manière dont ils positionnent leur propre intervention dans ce processus est cependant ambiguë. Selon Alexandre, la responsabilité est toute entière celle des pouvoirs publics, la gentrification étant « une théorie de merde qui fait culpabiliser les artistes d’ouvrir des spots ». Il se défend d’y avoir une quelconque responsabilité personnelle, les projets artistiques comme le sien ayant selon lui au contraire vocation à faciliter la cohésion sociale :

La gentrification sordide qui s’opère, elle est réglementée. Si y a de la spéculation immobilière, c’est parce que les communes veulent qu’il y en ait. Sinon y en aurait pas. On est utilisés quoi.

Mathieu pointe également la responsabilité des pouvoirs publics qui, selon lui, sont « tous pour faciliter la gentrification », de même que le propriétaire de leur bâtiment qui voit également « d’un très bon œil » la potentielle transformation du quartier.

Il semblerait que, pour les répondants, leur éventuelle participation à la dynamique de transformation du quartier soit endiguée par leur contribution à la « mixité sociale » du quartier et par leur volonté de s’intégrer localement. Dans leurs propos, la « mixité », souvent explicitée comme de la multiculturalité, est un idéal politique qui renvoie « à une réalité à promouvoir plutôt qu’à une réalité existante » (Lenel, 2016 : 69) [6] :

La multiculturalité, c’est hyper important (Mathieu) ;

Je crois qu’il faut encourager la multiculturalité (Ulysse) ;

En fait c’est beau ! C’est une très belle idée. C’est comme pour moi l’amour éternel tu vois. C’est magnifique ces idées-là. Mais dans la pratique, est-ce que ça existe ? (Sarah).

Selon eux, c’est « un échange de valeurs, et que les gens ils se mettent en contact avec des gens qu’ils ne connaissent pas » (Mathieu), une interaction dont les deux parties ont à gagner. Pour Mathieu, c’est aussi un moyen pour une population au chômage de gagner, au contact de ces nouveaux voisins « plus actifs », une envie d’être plus active. Ce dernier, Ulysse et Alexandre soulignent aussi l’avantage d’amener un public aisé qui consomme dans les commerces du quartier et favorise ainsi le développement économique local. On retrouve ici la croyance en « l’effet de lieu » [7] ou la logique spatialiste, qui anticipe les retombées positives de la proximité entre classes sociales sur l’ensemble du quartier.

Conclusion

Le processus de gentrification peut impliquer les artistes comme agents - parfois involontaires - de la revalorisation symbolique du quartier, les activités proposées permettant de drainer un public plus aisé que les riverains, et permettre à terme d’attirer des « gentrifieurs » mieux dotés en capitaux économiques. Si la place des artistes dans le processus fait débat dans la littérature et est très variable selon les terrains, ils peuvent en tout cas être considérés comme étant « partie prenante d’un mouvement de revalorisation de la centralité et de ses ressources » [8]. Par ailleurs, le soutien à des initiatives artistiques au travers de politiques publiques tournées vers le développement d’offres de type culturel fait partie des types d’action plébiscitées dans le procédé de mise en concurrence des villes - et Bruxelles en prend également le chemin, comme en témoignent les diverses initiatives mises en place visant à stimuler la production innovante de biens et services immatériels [9].

Notes

[1Les données présentées dans cet article sont le fruit d’un stage de master en sociologie, réalisé en 2016 au sein de recherche « The Diversity of Work in the Creative and Cultural Industries » (2015-2019), financée par Innoviris. Menée conjointement par l’USL, l’ULB et la VUB, elle porte sur le secteur des industries culturelles et créatives bruxelloises. Le pan de la recherche dans lequel le stage s’est inscrit est dirigé par Christine Schaut, Jean-Louis Genard et Judith Le Maire, et réalisé par François Rinschbergh. Il vise à nourrir les connaissances sur ce secteur, notamment en appréhendant les acteurs et leurs pratiques avec une approche qualitative. Il s’agit également d’interroger les interactions entre champ de la création à Bruxelles et territoires : à partir d’un terrain circonscrit - un quartier -, observer les interactions qui se nouent entre les habitants et ces institutions et leurs travailleurs.

[3Les sources de financement des organisations au sein desquelles travaillent les acteurs rencontrés sont de diverses nature : le co-working d’artistes est un projet financé par la Smart, une coopérative (anciennement ASBL) offrant des services de comptabilité aux indépendants du milieu artistique ; le café est une entreprise lancée à l’aide de fonds propres et de crowdfunding, ayant également bénéficié du soutien d’Atrium (agence régionale d’implantation de commerce) ; la résidence de plasticien est entièrement autofinancée ; la galerie et la salle de concert reçoivent divers subsides structurels des Communautés française et flamande ainsi que d’un fonds Feder pour la période 2014-2020.

[5Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse et Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale (2016), Zoom sur Molenbeek-Saint-Jean – Bruxelles, édition 2016.

[6E. Lenel, (2016), Une sociologie de la co-existence en contexte de « revitalisation urbaine », Analyse des effets sociaux de la programmation de la mixité sociale dans le territoire du Canal à Bruxelles, Thèse en sociologie, Université Saint-Louis, Bruxelles.

[8Lire à ce propos : E. Vivant et E. Charmes (2008), « La gentrification et ses pionniers : le rôle des artistes off en question », Métropoles.

[9Lire à ce propos : J.-L. Genard, E. Corijn, B. Francq, C. Schaut, (2009) « États généraux de Bruxelles. Bruxelles et la culture », Brussels Studies, Note de synthèse n°8.