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Déplacements des femmes et sentiment d’insécurité à Bruxelles : perceptions et stratégies

15 septembre 2016

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Cet article est tiré d’un article scientifique initialement publié dans la revue Brussels Studies.

En 2011, une enquête, intitulée « Victimation et sentiment d’insécurité en Île-de-France », a mis en lumière l’écart entre hommes et femmes face au sentiment d’insécurité dans les moyens de transport. Selon cette enquête, 43,4% des femmes auraient peur dans le métro, contre 19,1% des hommes [1]. L’inégalité entre hommes et femmes face à ce sentiment est ainsi flagrante, dévoilant des relations asymétriques entre les sexes. Considérant qu’à Bruxelles cette problématique est encore mal connue, cet article entend apporter une contribution à une meilleure compréhension de l’usage et du vécu féminins dans l’espace bruxellois.

Investiguer le sentiment d’insécurité des femmes à Bruxelles

Plusieurs études se sont intéressées au décalage apparent entre sentiment d’insécurité et insécurité « réelle » des femmes. Déjà en 1992, Elizabeth Stanko remarque que bien que les études de victimisation révèlent que les jeunes hommes sont le groupe le plus exposé aux actes de violences dans l’espace public, les femmes expriment en moyenne trois fois plus souvent la peur du crime que les hommes [2]. Ce décalage nous invite à nous interroger sur le lien entre le sentiment d’insécurité et l’identité féminine. Il semble en effet, que le sentiment d’insécurité est le fruit d’un processus complexe : il est à la fois la conséquence d’agressions réelles envers les femmes qui échappent souvent aux statistiques lors qu’elles ne sont pas déclarées à la police, et résultat d’une intériorisation d’une supposée vulnérabilité propre aux femmes.

L’étude présentée dans cet article repose notamment sur des entretiens individuels semi-directifs menés auprès de dix femmes vivant et se déplaçant de manière autonome à Bruxelles [3].

Se déplacer dans un contexte de sentiment d’insécurité

Le sentiment d’insécurité s’intègre dans les déplacements des femmes à différents niveaux et à différents degrés d’« intensité ». Il peut tout d’abord conduire à un renoncement à la mobilité. La peur « immobilise » notamment à certaines heures, dans certains lieux ou sans accompagnement. Généralement, ces trois aspects sont liés ; par exemple, pour éviter un trajet de retour la nuit, sans renoncer pour autant à une activité, certaines répondantes prennent des mesures organisationnelles spécifiques afin de décaler ce déplacement au lendemain, lorsqu’il fera de nouveau jour :

« J’ai une copine qui habite le quartier et comme ça met vraiment longtemps pour rentrer, je demande souvent de dormir chez elle quand il y a une soirée » (Sarah, 23 ans).

Certaines excluent un trajet pédestre ; même si un déplacement à pied serait tout à fait raisonnablement envisageable, la sortie se limite souvent aux horaires du dernier métro ou du dernier bus :

« C’est pas que j’évite d’y aller, à dîner chez mon amie par exemple, mais je rentre forcément avec le dernier métro. […] Pour y aller à pied, il faut passer par la Gare du Midi, et ça, toute seule, je le ferais jamais » (Valentina, 32 ans).

L’organisation d’un accompagnement peut devenir la condition sine qua non pour participer à un évènement ou à une activité. Il faut bien se rendre compte du poids d’une telle limitation : elle signifie une perte d’autonomie, qui ne peut être compensée que par des efforts organisationnels supplémentaires.

Une autre charge des déplacements quotidiens des femmes provient de la nécessité ressentie de choisir stratégiquement trajets, trajectoires et placements en vue d’éviter les désagréments et dangers potentiels. Ainsi, la peur de certains lieux peut amener les femmes à les éviter en choisissant une trajectoire plutôt qu’une autre, ce qui implique des détours pour éviter les ruelles ou certains arrêts de métro. On remarque aussi des stratégies de positionnement dans l’espace immédiat au moment du déplacement. Les entretiens montrent que dans un micro-espace, les femmes cherchent la proximité de certains éléments, comme des groupes de personnes qui sortent en même temps du métro :

« Je cherche pas la proximité immédiate mais le fait de les avoir en vue, donc je vais essayer de marcher à la même allure qu’eux pour pas me faire distancer » (Françoise, 50 ans).

D’autres évitent, au contraire, les lieux ou personnes redoutés en les contournant, ce qui se manifeste dans une pratique aussi subtile que le changement de trottoir. Guy Di Méo parle à ce sujet des « murs invisibles » qui se dressent et délimitent les espaces accessibles aux femmes [4]. Ainsi, le choix du trajet, de la trajectoire et du positionnement se voient affectés par le sentiment d’insécurité, dessinant une géographie des déplacements urbains propre aux femmes.

Il faut remarquer que la possibilité d’adapter son comportement aux angoisses liées aux déplacements est fortement dépendante des compétences sociales des individus ainsi que de leurs ressources économiques qui permettent l’accès à divers modes de déplacement (grâce à un abonnement ou une voiture personnelle, par exemple). On note même que pour maîtriser leur mobilité quotidienne, certaines femmes prennent en compte le sentiment d’insécurité dans leur choix de lieu de résidence :

« Par exemple, je visite l’un ou l’autre appartement pour y habiter, et quand je regarde l’adresse je pense ’oui mais t’as vu, quand tu rentres tard le soir, t’as vu la rue par laquelle il faut passer » (Françoise, 50 ans).

Or, de telles réflexions supposent la possibilité de soumettre le choix du lieu de résidence non seulement au critère des prix immobiliers mais également à celui d’une cartographie préalable des déplacements « sûrs ».

Manières d’interagir et de se sentir dans l’espace urbain

S’il est moins visible sur le plan géographique, l’impact du sentiment d’insécurité sur la manière d’interagir et de se sentir dans l’espace urbain s’avère tout aussi prégnant dans les témoignages recueillis. S’engager dans l’espace public avec un sentiment d’insécurité signifie empiéter un territoire qui est considéré comme menaçant, et dans lequel il ne faut ni s’attarder, ni attirer l’attention. Ainsi, un aspect important affectant la manière pour les femmes de se déplacer se situe au niveau de l’attitude et de l’apparence adoptées. Dans ces stratégies, il s’agit en partie de dissimuler son identité féminine, notamment à travers des vêtements qui soient « neutres », ce qui signifie le moins féminins possible. Ces stratégies ne sont pas forcément vues comme efficaces, mais elles montrent en tout cas que les femmes ont intériorisé ce qui les rend vulnérables, à savoir leur identité féminine. Cette vulnérabilité peut aussi être contrebalancée par des démonstrations de force et de courage : « regarder d’un air déterminé », avoir « l’air de savoir où je vais, même si ce n’est pas le cas » (Judith, 27 ans), « montrer que je suis ma route et qu’il ne faut pas m’embêter » (Anne, 30 ans), « mettre un regard fâché, dur » (Rika, 45 ans)... L’élément le plus important est d’éviter d’attirer le regard masculin, qui semble être la première invitation au contact non voulu, en feignant la non-accessibilité. Il importe de souligner le caractère contraignant de ces attitudes : elles excluent les contacts qui, en soi, pourraient être les bienvenus.

Ces attitudes envers les autres vont de pair avec ces préoccupations tout à fait intérieures que sont les idées, pensées et émotions nourrissant le sentiment d’insécurité. Expression de l’anticipation d’un danger imminent contre lequel il faut se protéger, l’état d’alerte consiste à être prête à réagir et à se défendre à tout moment, lorsqu’un environnement est vécu comme insécurisant. Le fait de se protéger physiquement en se munissant d’éléments de défense permet dans ces cas de se rassurer, et de s’armer mentalement :

« Quand je me sens pas à l’aise je prends mes clés et je les mets entre mes doigts » (Rika, 46 ans).

L’impression de devoir surveiller ou scruter son environnement en permanence fait partie de cet état d’alerte. Les femmes affirment être sur leurs gardes tout en analysant les personnes venant en face, en écoutant les échos de voix lorsqu’elles traversent un passage ou en regardant par-dessus leur épaule. Certaines parlent explicitement d’une « peur », d’une « angoisse », du fait d’être « stressées », ou de la méfiance qui les habite à un moment ou un endroit de leur déplacement.

Ces différents états d’esprit qui accompagnent les déplacements des femmes apparaissent bien comme de véritables entraves à profiter pleinement de la vie urbaine.

Aux sources du sentiment d’insécurité féminin en milieu urbain

Perception des présences masculines en milieu urbain

Dans le contexte d’anonymat propre au milieu urbain, les femmes tentent d’identifier parmi les inconnus qui croisent leur route ceux qui pourraient devenir des agresseurs potentiels. Ce que les présences insécurisantes ont en commun est notamment leur identité masculine. En effet, l’espace est perçu et vécu de manière très différente par les répondantes selon qu’il est occupé par des hommes de manière exclusive ou selon qu’il est partagé avec des femmes. Cette crainte est en partie liée au fait que, contrairement à la femme, l’homme est vu comme agresseur sexuel potentiel, le viol étant un crime particulièrement redouté par les femmes. C’est en ce sens que l’homme en sa qualité masculine devient menaçant – et la femme rassurante, par sa seule présence qui atténue la domination masculine sur l’espace.

La force de l’idée de faiblesse : la vulnérabilité féminine face à l’agressivité masculine

Les témoignages des femmes font ressortir qu’elles ont bien conscience du poids de l’imaginaire dans leur peur : se « faire des films », « ça se passe dans la tête », « c’est purement psychologique »... Le sentiment d’insécurité qui est à l’origine de ces comportements est alors dénoncé comme processus purement psychologique. La justification de comportements apparemment « irrationnels » ou estimés exagérés est considérée par certaines comme un trait de caractère personnel : « je suis couillonne », « je suis parano », « j’ai toujours été comme ça »... Or, manifestement, la peur n’est pas un trait de caractère individuel, mais une expérience partagée. Comment expliquer cette force de l’idée de danger permanent vis-à-vis de l’homme et l’incapacité (ressentie) des femmes à se défendre en cas d’agression ? La domination masculine, et la manière dont elle est imposée et subie, est le fruit d’une « violence symbolique », violence qui, contrairement à la violence physique, est fondée sur la « reconnaissance » de la dominée de son infériorité. Ce processus produit l’acceptation par la dominée de sa condition de soumission, ce qui permet qu’un tel rapport se pérennise. Le fait de lier la vulnérabilité féminine à son corps, à sa « nature », empêche la remise en question du rapport social dont il est l’expression et contribue donc à pérenniser la perception de la femme comme étant le sexe faible et vulnérable.

Eléments de réponse au niveau de la mobilité quotidienne des femmes à Bruxelles

Face à la problématique de l’insécurité des femmes et du partage inégal de l’espace public entre les genres, de nombreux programmes d’aménagement proposent des réponses urbanistiques. A Bruxelles, l’association Garance effectue des enquêtes de terrain et diffuse par la suite les multiples propositions recueillies pour rendre l’espace public plus accueillant pour les femmes [5]. Ces quelques expériences indiquent une prise en compte émergente du point de vue féminin dans l’aménagement de l’espace public. Les mesures infrastructurelles ou de gestion ne doivent cependant pas occulter le fait que le sentiment d’insécurité des femmes résulte fondamentalement du rapport social inégal entre les genres, qui structure encore notre société.

Notes

[1IAU ÎdF, 2011. Enquête « victimation & sentiment d’insécurité en Île-de-France » de 2011 : premiers résultats. Paris : Institut d’Aménagement et d’Urbanisme Île de France.

[2STANKO, Elizabeth. A., 1992. The Case of Fearful Women : Gender, Personal Safety and Fear of Crime. Women and Criminal Justice. 1992. Vol. 4, pp. 117-135.

[3Le choix des femmes enquêtées répond à une volonté de diversification des profils, afin de recueillir un éventail de témoignages tout en faisant émerger une éventuelle convergence entre les paroles de femmes. Cette diversité recherchée touche autant à l’âge (l’âge il varie entre 23 et 56 ans), aux pays d’origine (Belgique : 5, France : 2, Italie : 1, Turquie : 1, Roumanie : 1) qu’à l’occupation (employée, à la recherche d’emploi, étudiante, mère au foyer, ...) et la situation conjugale et familiale (mariée ou non, avec ou sans enfants).

[4DI MÉO, Guy, 2011. Les murs invisibles. Femmes, genre et géographie sociale. Paris : Armand Colin.

[5ZEILINGER, Irene ; CHAUMONT, Laura, 2012. Espace public, genre et sentiment d’insécurité. Bruxelles : Garance ASBL.