L’allocation universelle : un remède à l’inégalité ?
31 mars 2016
L’allocation universelle [1] est « un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres, sur base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie » [2]. Apparue dans les années 1980 dans le débat politique belge, cette idée trouve ses partisans tant à gauche qu’à droite. Quels sont les arguments des uns et des autres ? L’allocation universelle constitue-t-elle une réelle opportunité pour lutter contre la précarité et créer plus d’égalité entre les citoyens ? Cet article propose une réflexion critique sur la question.
Samantha Marx @flickr
Un revenu inconditionnel et pour tous, l’idée est alléchante !
Dans une société où la valeur d’un individu ne se mesure presque qu’exclusivement à son travail, mais où, dans le même temps, l’emploi vient à manquer et se dégrade, il est plus que tentant de penser qu’un revenu déconnecté de l’emploi puisse permettre à tout citoyen d’exister, de s’émanciper et de s’épanouir. Ainsi, l’allocation universelle permettrait à la personne de choisir librement son activité, d’opter pour un temps partiel, de tenter de « monter son affaire » sans risquer de se retrouver sans revenu, de prendre un job qui l’intéresse même s’il est mal payé, de reprendre des études ou une formation sur le tard… Bref, l’individu, libéré des contraintes financières, reprendrait son existence (sa vie professionnelle et familiale, ses loisirs) en main.
Pour ses partisans, l’allocation universelle constitue également un moyen d’éviter le « piège du chômage » [3] c’est-à-dire l’enfermement dans le chômage des demandeurs d’emploi à qui ne sont proposés que des jobs dont le salaire est inférieur aux allocations de remplacement, et qui « choisissent » donc de ne pas travailler. Avec l’allocation universelle, le demandeur d’emploi pourrait sortir du chômage en acceptant un job qui rapporte peu mais qui augmente son revenu net d’autant. Ainsi, « l’allocation universelle peut donc être conçue comme une manière de prendre en charge collectivement une partie de la rémunération des travailleurs les moins bien payés » [4].
Par ailleurs, pour les demandeurs d’emploi, la non exigence de contrepartie est importante : fini de devoir prouver sa disponibilité et sa recherche active d’emploi. Plus largement, l’allocation universelle pourrait constituer un réel pas en avant dans le respect de la vie privée de chacun. Par exemple, on sait que la cohabitation permet de faire des économies d’échelle, et pourtant nombreux sont ceux qui ne font pas ce choix actuellement – ou sont contraints de le cacher – par peur de voir leurs allocations diminuer.
Pourtant, elle pose plus de problèmes qu’elle n’en résout
L’allocation universelle pourrait permettre aux individus de choisir librement leur vie, dans la mesure où cette allocation constituerait un montant décent et suffisant pour vivre. Or, dans les conditions actuelles, il sera sans doute difficile d’attribuer une somme suffisante pour vivre à chaque Belge. Certains de ses partisans eux-mêmes, parlent d’un montant de quelques centaines d’euros par mois [5]. Il faudra donc continuer à travailler pour pouvoir vivre décemment.
On peut donc s’attendre à ce que l’instauration d’une allocation universelle renforce la précarité et la flexibilité de l’emploi au détriment des travailleurs, parce que ceux-ci seraient encouragés à accepter des activités peu rémunérées, du travail occasionnel, temporaire, à temps partiel [6].
On notera d’ailleurs que l’argument de l’allocation universelle comme outil de lutte contre le piège du chômage rentre clairement dans une analyse néolibérale du chômage : s’il y a du chômage c’est parce que le coût du travail (c’est-à-dire les salaires) est trop élevé. Dans cette approche, pour réduire le chômage, il faut baisser les salaires – et en particulier les salaires les plus faibles. Cette explication est non-seulement historiquement fausse – cela fait 30 ans que l’État réduit régulièrement les « charges » patronales sans que le chômage ne diminue – mais elle ne permet pas de saisir les enjeux collectifs, comme la réduction du temps de travail, qui permettraient de résoudre effectivement le problème du chômage.
Pour les opposants à l’allocation universelle, ce système constitue une réelle remise en cause de la sécurité sociale [7]. La sécurité sociale, avec le mécanisme de l’assurance, introduit une logique redistributive et solidaire des revenus qui proviennent du travail : plus on gagne, plus on cotise ; au contraire, quand on est dans le besoin (maladie, absence d’emploi), on reçoit un revenu de remplacement [8]. À l’opposé, l’allocation universelle repose plutôt sur une logique de responsabilisation individuelle : chaque personne reçoit une rente, et se débrouille avec. Pour le reste, quelle que soit sa situation ou les événements malheureux qu’il rencontre, c’est à lui de gérer de manière « responsable » sa vie.
Un autre argument des partisans de l’allocation universelle est l’individualisation des droits. Si ce point de vue est intéressant, on doit constater que les droits sociaux actuels (par exemple, les allocations de chômage ou le revenu d’insertion) pourraient être individualisés sans, pour autant, basculer dans une logique d’allocation universelle.
Quid des inégalités sociales ?
Pour les opposants à l’allocation universelle, c’est le système qui crée des inégalités qui doit être combattu. Des sorties sont possibles : une redistribution des richesses et une fiscalité juste, un investissement massif dans les services publics, la réduction collective du temps de travail (avec maintien des salaires), l’instauration d’un revenu maximal et une sécurité sociale forte. C’est parce que des droits ont été collectivement conquis que chacun peut bénéficier de périodes sans travail (congés payés, assurance maladie, congé de maternité, pension de retraite…) [9]. Ainsi, on ne peut penser la société en dehors des rapports sociaux de domination qui la caractérisent. Or, fondamentalement, l’allocation universelle ne remet pas du tout en cause le principe même du capitalisme, qui consiste en l’enrichissement croissant d’une minorité au détriment de la masse. L’inégalité peut perdurer, avec des riches qui pourront continuer à s’enrichir et des pauvres qui devront se débrouiller pour vivre décemment en combinant leur allocation avec des jobs précaires et toujours contraints [10].
En réalité, il apparaît assez illusoire de croire qu’un simple dispositif « gadget » va solutionner tous les problèmes sociaux. Il est certainement préférable, au contraire de la plupart des propositions d’allocation universelle, d’avoir une approche plus globale des inégalités, et ainsi de penser l’État social dans son ensemble [11]. Réduire les inégalités, cela ne passe pas que par donner un peu d’argent à chacun. Il faut prendre en compte l’ensemble de la sécurité sociale qui préserve les individus des aléas de l’existence, mais aussi le système fiscal qui peut plus ou moins redistribuer les revenus, le droit du travail qui protège les salariés, les services publics qui garantissent l’accès à un certain niveau de vie et les politiques économiques qui produisent ou réduisent le chômage.
Notes
[1] L’allocation universelle apparaît parfois sous le terme de revenu citoyen, de revenu de base, de revenu inconditionnel, de revenu d’existence, de dotation d’existence.
[2] Van Parijs, Ph. ; Vanderborght, Y., L’allocation universelle, édit. La Découverte, Paris, 2005, p.26.
[3] Vanderborght, Y. ; Van Parijs, Ph., op.cit., p.58.
[4] Vanderborght, Y. ; Van Parijs, Ph. ; op cit, p.60.
[5] Voir, par exemple, Philippe Defeyt, économiste et président du CPAS de Namur, qui défend l’idée qu’une allocation universelle de 500 ou 600 euros par mois pourrait déjà avoir des conséquences positives. La Libre Belgique « le revenu universel finira par s’imposer », 8/8/2015.
[6] Alaluf, M. ; L’allocation universelle, nouveau label de précarité ?, édit. Couleur Livres asbl, Mons, 2014.
[8] Avec le temps, le champ de l’État social s’est aussi étendu à des prestations assurant un certain bien-être (par exemple la retraite ou les allocations familiales), indépendamment d’un risque social à assurer.
[9] Mateo Alaluf, radio campus, « histoire de savoir », 17 décembre 2014.
[10] Daniel Zamora parle d’un glissement dans le débat de la question de l’inégalité ( qui cible le rapport de force entre riches et pauvres) vers celui de la pauvreté ( qui ne remet pas du tout en question ce rapport de force). Voir Zamora, D., que faire de l’allocation universelle, op. cit.
[11] Ramaux C., L’État social, Mille et une nuits, 2012.