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Richesses Travail

La pauvreté ne touche pas que les chômeurs

L’insuffisance des politiques d’activation pour sortir de la pauvreté.

28 février 2022 François Ghesquière

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Les politiques actuelles de lutte contre la pauvreté en Belgique s’inscrivent pleinement dans la philosophie de l’État social actif et en particulier dans le paradigme de l’activation : il ne faut pas (ou plus) redistribuer les richesses pour réduire les inégalités et aider les plus pauvres mais pousser ceux-ci vers l’emploi pour qu’ils ne dépendent plus de la sécurité sociale ou de l’assistance sociale. Dans cette perspective, le recours à des formations pour un public dont les qualifications ne correspondraient pas, ou plus, aux exigences des employeurs et à des sanctions pour punir les pauvres et éviter qu’ils ne sombrent dans l’assistanat permanent sont les principaux outils politiques mobilisés.

Plusieurs articles publiés par l’observatoire des inégalités ont critiqué cette approche, notamment parce qu’elle se focalise uniquement sur les individus et non sur les rapports sociaux, parce qu’elle ne prend pas en compte le fait que dans une situation de chômage de masse l’amélioration de l’employabilité ne permettra pas de créer de nouveaux emplois de qualité, ou du fait des préconceptions libérales et inégalitaires d’une approche centrée sur le mérite, etc. Dans cet article, la critique est un peu différente. Je voudrais, à l’aide de quelques chiffres, déconstruire l’hypothèse selon laquelle le chômage est équivalent à la pauvreté, c’est-à-dire, en caricaturant un peu, l’idée que tous les chômeurs sont pauvres et que tous les pauvres sont des chômeurs.

Pour ce faire, j’utilise les données de l’enquête SILC qui permettent d’estimer le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté. Selon cette enquête une personne est considérée comme pauvre si le revenu net équivalent annuel de son ménage est inférieur à 60 % du revenu médian national. [1] Ce critère est loin d’être parfait, notamment parce qu’il introduit une séparation artificielle entre des citoyens considérés comme pauvre et les autres, alors que l’on peut passer d’une catégorie à l’autre en gagnant un euro de plus ou de moins. Cette définition de la pauvreté centrée uniquement sur le revenu présente aussi l’inconvénient de ne pas prendre en compte le patrimoine des ménages, leurs dettes, et l’accès (ou le non accès) à des services publics comme la santé, le logement social, etc. Cependant, ces données permettent tout de même d’identifier les personnes qui vivent dans des ménages à faibles revenus. À titre d’exemple, selon cette définition une personne vivant seule est considérée comme pauvre si son revenu mensuel net est inférieur à 1.284 € et une famille de deux adultes et de deux enfants (de moins de 14 ans) l’est si son revenu total net est inférieur à 2.696 €.

Le tableau suivant croise le statut de pauvreté monétaire des personnes (le fait de vivre dans un ménage dont le revenu est inférieur au seuil de pauvreté) avec le statut d’emploi des personnes. [2] Le tableau estime donc le nombre de personnes appartenant à chaque catégorie en Belgique. Même si les nombres précis sont indiqués dans le tableau, il ne faut pas oublier que les données proviennent d’une enquête qui interroge environ 6.000 ménages en Belgique et que les chiffres mentionnés ne sont donc que des estimations et non des chiffres précis. On peut par exemple lire dans le tableau que sur les 750.000 étudiants (d’au moins 16 ans), environ 130.000 vivent sous le seuil de pauvreté alors que 620.000 vivent dans un ménage dont le revenu est supérieur à ce seuil.

Tableau 1 : Estimation du nombre de pauvres et non pauvre selon le statut professionnel
Statut Au dessus du seuil de pauvretéSous le seuil de pauvretéTotal
Salarié à temps plein 2.913.966 72.475 2.986.441
Salarié à temps partiel 1.044.234 82.576 1.126.811
Indépendant 477.945 64.369 542.314
Chômeur 228.232 147.700 375.932
Étudiant 619.891 130.304 750.195
Pensionné 1.976.209 391.382 2.367.590
Incapacité de travail 324.328 114.560 438.888
Au foyer 216.684 155.542 372.226
Autre situation sans emploi (y compris CPAS) 78.074 104.449 182.522
Enfant de moins de 16 ans 1.843.852 332.567 2.176.419
Total 9.723.414 1.595.924 11.319.338

Les chiffres absolus sont cependant peu intuitifs pour comprendre la réalité. C’est pourquoi nous présentons des pourcentages dans le tableau suivant. Ces pourcentages sont simplement calculés en divisant le nombre de « pauvres » d’une catégorie par le total de personnes dans cette catégorie. Ils peuvent être interprétés comme un risque (au sens de probabilité) de pauvreté au sein d’une catégorie. Par exemple, parmi les salariés à temps plein, en Belgique, 2 % vivent sous le seuil de pauvreté. Autrement dit, si on sélectionne au hasard un salarié à temps plein, il y a 2 % de chance que celui-ci ait un revenu équivalent inférieur au seuil de pauvreté. C’est en ce sens qu’on peut parler de faible risque de pauvreté pour les travailleurs à temps plein.

Tableau 2 : Estimation de la part de pauvres et de non pauvre selon le statut professionnel
Statut Au dessus du seuil de pauvreté Sous le seuil de pauvreté Total
Salarié à temps plein 98% 2% 100%
Salarié à temps partiel 93% 7% 100%
Indépendant 88% 12% 100%
Chômeur 61% 39% 100%
Étudiant 83% 17% 100%
Pensionné 83% 17% 100%
Incapacité de travail 74% 26% 100%
Au foyer 58% 42% 100%
Autre situation sans emploi (y compris CPAS) 43% 57% 100%
Enfant de moins de 16 ans 85% 15% 100%
Total 86% 14% 100%

En observant le tableau, on ne peut que constater que les risques de pauvreté sont très différents d’une catégorie à l’autre. Ces taux sont très élevés pour les chômeurs, les personnes au foyer et les personnes ayant une autre situation sans emploi. Au contraire, ils sont beaucoup plus faibles chez les travailleurs et en particulier chez les salariés à temps plein.

Cela s’explique en partie parce que, en Belgique, le marché du travail est relativement bien encadré. En effet, le salaire minimum est supérieur au seuil de pauvreté pour une personne seule : 1.593,84 € brut par mois [3] sont supérieurs au seuil de pauvreté (1.284 €), même en passant du brut au net. Ainsi les salariés à temps plein qui vivent sous le seuil de pauvreté sont soit des personnes en situation de précarité d’emploi – en étant sans emploi pendant six mois le revenu annuel, qui est utilisé pour estimer la situation de pauvreté monétaire, peut être inférieur au seuil de pauvreté –, soit des personnes qui ont une importante charge de famille. Si vivre seul avec le salaire minimum permet de dépasser le seuil de pauvreté, ce n’est plus le cas quand on vit à quatre sur un petit salaire.

On constate également – et ce n’est pas surprenant – que les salariés à temps partiel sont plus à risque de pauvreté, car leur revenu est par définition plus faible. C’est particulièrement le cas pour des emplois peu rémunérés, par exemple dans les secteurs du nettoyage ou de la grande distribution. Parmi les indépendants, l’absence d’encadrement des revenus fait que c’est dans cette catégorie que l’on retrouve les plus hauts mais aussi les plus bas revenus. La rémunération d’un chef d’entreprise ou d’un médecin spécialiste n’a pas grand-chose à voir avec celle d’un coursier à vélo…

Enfin, le fait que le taux de pauvreté soit important pour de nombreux bénéficiaires de revenus de remplacement (chômeurs, bénéficiaire d’un revenu d’intégration, mais aussi personnes en incapacité de travail) s’explique par le fait que de nombreuses allocations (en tous cas leur montant de base ou après dégressivité) sont inférieures au seuil de pauvreté. Par exemple, pour un isolé, le montant du revenu d’intégration sociale (958,91 €) [4], le montant d’une allocation de chômage forfaitaire c’est-à-dire après dégressivité (environ 1.200 € bruts par mois) [5] et le montant de la Garantie de revenus aux personnes âgées (1.232,07 € par mois) [6] sont tous sous le seuil de pauvreté (1.284 € net), sans compter que certains montants des allocations ne sont pas exprimés en net mais en brut.

Ces différences de risque de pauvreté selon le statut pourraient nous faire penser que les politiques d’activation sont justifiées dans la lutte contre la pauvreté. Cependant, un tel raisonnent ne mentionne que rarement divers biais et préconditions. D’une part, le fait que l’activation ne crée pas d’emploi et donc qu’elle ne peut résoudre un chômage structurel. D’autre part, le faible taux de pauvreté des salariés à temps plein s’observe dans le cadre d’un marché du travail fortement encadré, si la création d’emploi passe par une dérégulation du marché du travail et donc une précarisation de l’emploi, cette relation risque de s’affaiblir. On observe d’ailleurs cette dernière situation dans des pays où le marché du travail est peu encadré. Par exemple, aux États-Unis où l’emploi est important, le chômage est faible mais la pauvreté, et particulièrement la pauvreté des travailleurs, est particulièrement criante. Ce raisonnement se base sur les pourcentages en lignes, c’est à dire, sur le risque de pauvreté de chaque catégorie, mais l’image est très différente quand on regarde les pourcentages des différents statuts au sein du total des pauvres. C’est ce que l’on peut voir dans le tableau ci-dessous. On peut y observer par exemple qu’un quart (25 %) des « pauvres » sont des pensionnés. Ce n’est pas la même chose que de dire que un sixième (=+/- 17 %, voir tableau précédent) des pensionnés sont pauvres.

Tableau 3 : Estimation de la part des différents statuts professionnels chez les pauvres et non pauvres
Statut Au dessus du seuil de pauvreté Sous le seuil de pauvreté Total
Salarié à temps plein 30% 5% 26%
Salarié à temps partiel 11% 5% 10%
Indépendant 5% 4% 5%
Chômeur 2% 9% 3%
Étudiant 6% 8% 7%
Pensionné 20% 25% 21%
Incapacité de travail 3% 7% 4%
Au foyer 2% 10% 3%
Autre situation sans emploi (y compris CPAS) 1% 7% 2%
Enfant de moins de 16 ans 19% 21% 19%
Total 100% 100% 100%

Ces chiffres montrent qu’en Belgique les chômeurs constituent une petite minorité des « pauvres » (moins de 10 %). D’un point de vue quantitatif, il y a plus de travailleurs « pauvres » que de chômeurs « pauvres » [7]. Les enfants ou les pensionnés « pauvres » sont aussi plus nombreux que les chômeurs « pauvres ». Ce tableau montre ainsi que le tout à l’activation ne pourra pas fournir de réponse ambitieuse et complète à la pauvreté car, par définition, la majorité des « pauvres » ne sont pas pauvres en raison d’un manque d’emploi : soit ils ont déjà un emploi (salarié à temps plein ou à temps partiel), soit ils n’ont pas d’emploi, mais ils ne sont pas « employables » (enfants, étudiants, personnes âgées, personnes en incapacité de travail, etc.).

Cette dernière interprétation doit être cependant nuancée en raison de la différence du niveau d’analyse entre le statut sur le marché du travail, mesuré au niveau de l’individu, et la situation de pauvreté monétaire, mesurée au niveau du ménage. Ainsi, une personne (en emploi ou hors emploi, comme un enfant ou une personne au foyer) peut sortir de la pauvreté monétaire alors que sa situation personnelle d’emploi ne change pas mais parce qu’un autre membre de son ménage (parent, conjoint…) trouve un emploi – ce qui conduirait à augmenter le revenu du ménage. Cet effet indirect de l’activation sur la pauvreté est possible, mais il ne vaut mieux pas tout miser dessus pour au moins deux raisons.

D’une part, au niveau du ménage, on n’observe pas de recoupement total entre les indicateurs de pauvreté monétaire et d’intensité de travail. Ce dernier identifie les ménages où il n’y a pas ou peu de travailleurs par rapport aux nombre de personnes en âge de travailler. Or, la majorité des personnes sous le seuil de pauvreté ne vivent pas dans des ménages à très faible intensité de travail. Autrement dit, pour plus d’un ménage sur deux, le manque d’emploi ne semble pas une cause directe de la pauvreté. [8] Ces ménages pauvres regroupent des pensionnés, des travailleurs pauvres, des étudiants qui ne subsistent que grâce au CPAS, et pour toutes ces catégories, ce n’est pas l’éloignement de l’emploi et le manque d’activation le problème.

D’autre part, on peut douter que cet effet indirect soit aussi efficace qu’une politique d’aide directe. Pour réduire la pauvreté des enfants n’est-il pas plus pertinent d’augmenter les allocations familiales que d’activer leurs parents ? Pour réduire la pauvreté des plus âgés, ne vaut-il pas mieux augmenter les pensions les plus basses et la GRAPA plutôt que de leur demander de vivre avec leurs enfants qui travaillent ? N’est-il pas préférable de relever les allocations plutôt que d’activer les personnes en incapacité de travail ?

Pour conclure, je voudrais dire que si le lien individuel entre pauvreté et absence d’emploi est important, en particulier en termes de risque de pauvreté – comme nous l’avons vu le risque de pauvreté des chômeurs est bien plus élevé que celui des travailleurs –, la question de la pauvreté au niveau collectif ne peut être réduite à la question de l’accès à l’emploi puisque seulement une partie des pauvres le sont en raison d’un manque d’emploi. Dès lors, une politique ambitieuse de lutte contre la pauvreté doit inclure le développement d’une importante sécurité sociale permettant un large accès à des allocations dont le montant est suffisamment élevé, ainsi que la mise en place de services publics (santé, éducation, logement social, transports en commun, culture, etc.) bien financés et de qualité.

Notes

[1On calcule le revenu équivalent des personnes de la manière suivante. D’abord on estime le revenu net total du ménage en sommant tous les revenus nets perçus par tous les membres de celui-ci : salaires, revenus de l’activité indépendantes, revenu du capital (loyers perçus, dividendes, intérêts, etc.), allocations, pensions, etc. Ensuite, on divise ce revenu du ménage par le nombre d’unité de consommation de celui-ci dans le but de pondérer les ménages par leur taille (pour prendre en compte les besoins différents des gros et petits ménages. Le nombre d’unité de consommation est calculé ainsi : le 1er adulte a un poids de 1, les autres adultes un poids de 0,5 et les enfants de moins de 14 ans, un poids de 0,3. Ce revenu équivalent constitue une estimation du niveau de vie de chaque personne. Le seuil de pauvreté est estimé à 60 % du revenu équivalent médian national.

[2Cette variable est construite en demandant aux personnes d’au moins 16 ans la catégorie qui correspond le mieux à leur situation actuelle : salarié à temps plein, salarié à temps partiel, indépendant, au chômage, étudiant, pensionné (y compris les prépensionnés), en incapacité de travail permanente, au foyer, autre situation d’inactivité (y compris usager de CPAS). En cas de cumul de statut, c’est aux personnes de choisir quel est le statut qu’elles considèrent comme principal. Les enfants de moins de 16 ans sont reclassés dans une catégorie spécifique.

[5L’allocation de chômage est journalière. De ce fait, le montant perçu varie selon le nombre de jours ouvrables par mois. Dans une situation moyenne (26 jours ouvrables sur le mois), le montant mensuel brut s’élève à 1.197,56€. Voir : https://www.onem.be/fr/documentation/feuille-info/t67.

[7Cette affirmation ne serait peut-être plus vraie si l’on additionnait les bénéficiaires d’un revenu d’intégration sociale (RIS) avec les chômeurs, mais on ne peut pas isoler cette dernière catégorie dans les données utilisées. Quoi qu’il en soit le nombre de chômeurs pauvres et de bénéficiaires du RIS pauvres ne serait jamais très supérieur au nombre de travailleurs pauvres.