Écart salarial entre femmes et hommes, déconstruire les indicateurs
6 septembre 2021
Cet article est une version raccourcie et remaniée du article de décryptage : Écart salarial entre femmes et hommes : Comment comprendre et interpréter les indicateurs ?
L’écart salarial est un indicateur souvent utilisé quand on traite des questions des inégalités entre femmes et hommes. Comme tout indicateur, il a été construit selon une logique qui présente des avantages mais aussi des inconvénients. L’objectif de cet article est d’apporter un éclairage sur les indicateurs d’écart salarial de genre, en particulier pour permettre de comprendre ce que ces statistiques peuvent nous dire et ce qu’elles ne nous disent pas.
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Le calcul des indicateurs d’écart salarial de genre
Les données de l’Enquête sur la structure et la répartition des salaires [1] permettent d’estimer le salaire horaire et le salaire annuel des femmes et des hommes exerçant un emploi salarié dans le secteur privé [2]. Sur base de ces salaires il est possible de calculer l’écart salarial annuel et l’écart salarial horaire, selon la formule suivante conventionnellement utilisée [3] :
Cette manière de procéder permet d’obtenir un pourcentage exprimant l’écart salarial par rapport au salaire moyen masculin. Ainsi en Belgique, l’écart salarial annuel de genre est estimé à 20,3 % et l’écart salarial horaire est estimé à 10,9 %. En termes d’évolution, comme on peut le constater dans les graphiques ci-dessous, on constate une réduction de l’écart salarial annuel et de l’écart salarial horaire au cours des vingt dernières années. Ainsi, l’écart salarial annuel est passé de 28,6 % en 1999 à 20,3 % en 2018 et l’écart salarial horaire est passé de 19,2 % en 1999 à 10,9 % en 2018. Cependant, cette réduction diminue ces dernières années, au point qu’on puisse se poser la question d’une stabilisation sous forme de plateau. Entre 2013 et 2018, l’écart salarial annuel est resté à 20,3 % et l’écart salarial horaire s’est seulement réduit de 11,5 % à 10,9 %.
Dans la formule reprise plus haut, le choix du salaire moyen masculin en dénominateur au lieu du salaire moyen féminin est contestable – bien qu’il s’agisse d’un choix uniformément utilisé par les producteurs officiels de statistiques et conforme aux conventions internationales – et ce pour deux raisons.
D’une part, il conduit à une interprétation peu intuitive du pourcentage. En effet, traduit en langage non mathématique, ce chiffre exprime en pourcentage la diminution du salaire des hommes nécessaire pour atteindre l’égalité salariale. Au contraire si l’on avait mis le salaire moyen féminin au dénominateur, l’écart salarial exprimerait en pourcentage l’augmentation du salaire des femmes nécessaire pour atteindre l’égalité salariale ; ce qui est plus intuitif et correspond aux revendications historiques et actuelles des mouvements syndicaux et de femmes.
D’autre part, le choix de ce dénominateur conduit à un chiffre plus faible que si le salaire féminin avait été choisi comme dénominateur – cela s’explique par le simple fait que les salaires masculins sont en moyenne plus élevés que les salaires féminins. Ainsi, avec le salaire féminin comme dénominateur, l’écart salarial annuel serait de 25,4 % et l’écart salarial horaire serait de 12,3 %, contre respectivement 20,3 % et 10,9 % selon la méthode de calcul actuelle. Ce choix peut donc conduire à minimiser l’ampleur et la gravité de l’écart. Précisons toutefois que le choix du dénominateur n’a pas d’effet sur la validité technique de l’indicateur et n’influence aucunement les conclusions que l’on peut tirer des comparaisons dans le temps ou dans l’espace – parce qu’on peut passer mathématiquement de l’un à l’autre en multipliant simplement l’indicateur par le ratio des deux salaires moyens.
Écart salarial horaire ou annuel et décomposition de l’écart salarial
Les salaires annuels permettent de mesurer les salaires totaux indépendamment du temps de travail presté. Selon cet indicateur, une personne travaillant à mi-temps aura donc un salaire équivalent à la moitié du salaire à temps plein pour un emploi identique. [4] Les salaires horaires permettent quant à eux de mesurer les salaires compte tenu du temps de travail presté. [5] L’écart salarial horaire de genre est plus faible que l’écart salarial annuel parce que de nombreuses femmes travaillent à temps partiel. On peut interpréter le passage de l’écart salarial annuel à l’écart salarial horaire comme une décomposition de l’écart salarial annuel. En effet, l’écart salarial annuel peut se penser comme la somme de deux composantes, l’une due au temps de travail et l’autre, résiduelle, expliquée par d’autres facteurs – dont des discriminations salariales directes.
D’autres décompositions possibles et cumulables sont fréquemment réalisées. Ainsi, on décompose souvent l’écart salarial selon la profession ou le secteur d’activité, parce que les professions et les secteurs d’activités féminins sont généralement moins rémunérateurs que leurs équivalents masculins. La décomposition permet de répartir un écart salarial total en une somme de plusieurs facteurs : temps de travail, profession, secteur, âge, diplôme, etc. ainsi qu’un écart résiduel. Ce dernier est souvent interprété comme mesurant les discriminations directes car il estime la différence de salaire pour une même profession, un même secteur, un même âge, un même diplôme, etc. [6] Généralement, les décompositions de l’écart salarial réalisées sur les données belges identifient environ la moitié de l’écart salarial horaire comme résiduel, c’est-à-dire comme ne pouvant pas être « expliqué » par d’autres facteurs [7].
Cependant, il ne faut pas en conclure que seul le résidu de la décomposition relève de l’inégalité salariale. Si la décomposition de l’écart salarial est parfois interprétée comme une « explication » de celui-ci, cette « explication » apporte avant tout une meilleure compréhension des mécanismes générateurs de l’ampleur de l’écart salarial, elle ne peut en aucun cas être considérée comme une justification de celui-ci. L’écart salarial non-décomposé annuel a un intérêt intrinsèque. En effet, même si une partie de celui-ci s’explique par d’autres facteurs qu’une discrimination directe (temps partiel, surreprésentations dans certaines professions, etc.), l’écart salarial total (annuel) a de nombreuses conséquences pour les personnes : différences de revenus nets (et donc de niveau de vie, d’indépendance financière, etc.), différences de revenus futurs (pension, épargne, etc.), différences dans la valorisation sociale et symbolique de l’emploi occupé, etc. Les décompositions sont donc avant tout des outils permettant de mieux comprendre l’écart salarial total plutôt que des méthodes permettant d’ajuster ou de corriger les chiffres.
En outre, les facteurs introduits dans les modèles de décompositions ne sont pas des déterminants naturels et immuables. Ils résultent essentiellement d’inégalités structurelles entre hommes et femmes, de discriminations dans d’autres domaines, de stéréotypes sexistes. Ainsi, si les femmes travaillent plus souvent à temps partiel que les hommes, c’est parce que la société les responsabilise pour la majorité du travail domestique. Par exemple, en Wallonie, seuls 5,0 % des hommes travaillant à temps partiel déclarent le faire pour garder leurs enfants contre 16,6 % des femmes à temps partiel [8]. La surreprésentation des femmes dans les professions moins bien rémunérées peut résulter de discriminations à l’emploi mais aussi d’une naturalisation des rôles sexués et des inégalités de genre – c’est-à-dire considérer que les différences entre femmes et hommes et les inégalités de genre sont immuables parce que fondées biologiquement. Cette naturalisation conduit à une moindre valorisation (notamment pécuniaire) des compétences plus habituellement détenues par les femmes – parce considérées comme innées et non acquises – et in fine à une légitimation de ces inégalités. En outre, il existe de puissants mécanismes de renforcement des inégalités de salaires. Par exemple, une moins bonne insertion des femmes sur le marché du travail peut conduire à une division sexuelle du travail au sein du couple plus traditionnelle, ce qui en retour freine les carrières professionnelles des femmes.
Pistes d’actions en guise de conclusion
En guise de conclusion, je souhaite passer en revue quelques pistes d’actions qui pourraient réduire, voire supprimer, l’écart salarial. Les actions les plus emblématique concernent la lutte contre les discriminations directes : sanctions effectives des comportements discriminatoires de la part des employeurs tant sur l’attribution d’une rémunération que celle des emplois, mise en place de testing, etc. Cependant la lutte contre les discriminations indirectes constitue une partie toute aussi indispensable à une réduction de l’écart salarial. Sur ce point, on peut distinguer les actions à mener au sein du monde du travail des actions en dehors de celui-ci.
Parmi les premières, on peut citer la prise en compte de la question du genre dans la définition des grilles salariales (définition des postes et des barèmes) de manière à correctement valoriser les métiers féminins et à ne pas traiter différemment des postes (quasi) identiques mais occupés par des femmes et des hommes. Une certaine harmonisation salariale au niveau fédéral (notamment dans les accords interprofessionnels) pourrait limiter les écarts salariaux liés au facteur sectoriel. Remarquons qu’il semblerait que les écarts salariaux soient plus réduits quand la négociation des salaires est plus collective qu’individuelle. En effet l’écart salarial est plus faible dans le secteur public – où la totalité du salaire est définie collectivement à travers des barèmes – que dans le secteur privé – où la négociation individuelle est possible, même si elle est limitée [9]. Les revenus des indépendants – qui par définition ne font pas l’objet d’une négociation collective – présentent, eux, des inégalités entre hommes et femmes encore plus importantes [10].
Parmi les secondes, on peut citer les mesures favorisant les carrières des femmes, notamment la combinaison vie professionnelle et vie privée, par exemple le développement de systèmes de garde d’enfants (crèche, accueil extra-scolaire) accessibles, en suffisance et de qualité. Les actions de sensibilisation aux questions de genre, de lutte contre les stéréotypes et contre les discriminations de genre en général permettraient à plus long terme d’aboutir à une société moins sexiste et ainsi à limiter l’influence de certains déterminants de l’écart salarial : inégalité du temps de travail rémunéré à cause d’une répartition inéquitable du travail domestique, orientation scolaire (et par la suite professionnelle) fortement sexuée, etc.
Pour terminer, rappelons que l’écart salarial ne constitue qu’une partie des inégalités de revenus selon le sexe, une autre partie provient du fait que les femmes travaillent moins souvent que les hommes. En effet, les femmes au foyer restent bien plus nombreuses que les hommes au foyer. On estime qu’en Wallonie, près de 9 personnes sur 10 se déclarant au foyer est une femme [11]. Par conséquent, on observe aussi qu’elle se retrouvent plus souvent dépendantes de l’assistance sociale (Revenu d’Intégration Sociale (RIS) ou Garantie de Revenu aux Personnes Âgées (GRAPA)) [12] car leur absence de travail ou sa faible durée ne leur permet ni d’accéder au chômage en cas de perte d’emploi, ni de bénéficier d’une pension suffisante.
Notes
[1] Il s’agit d’une enquête annuelle menée par Statbel (et supervisée par Eurostat) auprès des entreprises employant au moins dix salariés.
[3] Il s’agit de l’indicateur officiel adopté par le Conseil et la Commission européens dans le cadre de la Stratégie européenne pour l’emploi, et par conséquent publié ici par Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/fr/web/products-datasets/product?code=tesem180
[4] Par contre, la durée du travail chez l’employeur est neutralisée. Ainsi, on multipliera par deux le salaire d’une personne ne travaillant que pendant 6 mois dans une entreprise pour qu’il soit comparable à celui d’une personne qui y aurait travaillé 12 mois. Parce que les femmes travaillent un peu plus souvent sous contrat à durée déterminée (11,5 %) que les hommes (10,4%), voir https://statbel.fgov.be/fr/visuals/travail-et-genre, on peut penser que cette opération réduit légèrement la valeur de l’écart salarial.
[5] Certains ajustements doivent être réalisés, notamment pour les employés qui sont payés au mois et pour lesquels le nombre de jours de travail peut changer selon le mois de référence, ainsi que pour tenir compte des jours de travail non rémunérés (ex. maladie, congé parental…). Certaines composantes annuelles du salaires (les primes de fin d’année par exemple) se retrouvent dans le salaire annuel mais sont absentes du salaire horaire. D’autres composantes (avantages extra-légaux comme des voitures de sociétés, des chèques repas, des assurances hospitalisation ou des assurances groupes) ne sont tout simplement pas considérés dans les chiffres. Or ces composantes sont généralement plus importantes pour les hommes que pour les femmes, ce qui tend à sous-estimer les écarts de salaires.
[6] Précisons aussi qu’il existe plusieurs modèles mathématiques de décompositions différents et que leur choix ne relève pas que d’une question technique, notamment parce que la rentabilité (en terme de salaire) d’un facteur (ex. diplôme) telle que considérée dans le modèle peut se baser sur la population masculine, féminine, ou encore moyenne (pondérée ou non) des deux. Sur les différentes méthodes de décomposition, voir Maillard S. & Boutchenik B. « Méthodes économétriques de décomposition des inégalités – de la théorie à la pratique » Actes des 13es Journées de méthodologie statistique de l’Insee, 2018, accessible en ligne : http://jms-insee.fr/2018/S02_1_ACTE_MAILLARD_JMS2018.pdf
[7] L’ampleur peut varier fortement d’une étude à l’autre, en raison des méthodes utilisées, des sources de données, des facteurs pris en compte, etc. Par exemple, dans une analyse récente d’Eurostat (Leythienne D. & Ronkowski P. « A decomposition of the unajusted gender pay gap using Structure of Earnings Survey data » Statistical working papers, Eurostat, 2018 : https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-statistical-working-papers/-/KS-TC-18-003) la part résiduelle de l’écart salarial y est estimée à un tiers. Dans une analyse plus ancienne et portant sur des données différentes (Meulders D., Plasman R., Rycx F. « Les inégalités salariales de genre : expliquer l’injustifiable ou justifier l’inexplicable » Reflets et perspectives de la vie économique, 2005/2, XLIV, pp. 95-107 https://www.cairn.info/journal-reflets-et-perspectives-de-la-vie-economique-2005-2-page-95.htm), la part résiduelle est quantifiée à près de deux tiers de l’écart salarial. À l’IWEPS, une étude interne (non publiée) basée sur les données de l’enquête sur la structure des salaires a estimé pour la Wallonie un écart résiduel de l’ordre de la moitié de l’écart salarial horaire.
[8] Ces chiffres proviennent de l’enquête sur les forces de travail et concernent l’année 2015. Ils sont disponibles dans la publication Égalité entre les femmes et les hommes en Wallonie, Cahier 1 : Insertion des femmes et des hommes sur le marché du travail, IWEPS, 2017, accessible en ligne : https://www.iweps.be/wp-content/uploads/2017/07/Publication-femmes-et-hommes-cahier1-06072017.pdf Précisons également que comme les femmes travaillent plus souvent à temps partiel que les hommes – selon cette même source, 43,7 % des femmes salariées déclarent travailler à temps partiel contre 9,9 % des hommes ; on peut en déduire que l’écart pour l’ensemble des salarié est encore plus important : environ 0,5 % des hommes salariés travaillent à temps réduit car ils doivent garder leurs enfants contre 7,3 % des femmes salariées. Le chiffre de 7,3 % peut sembler faible, mais il concerne toutes les femmes salariées qu’elles aient ou non des enfants (en âge d’être gardés).
[9] C’est ce qui ressort notamment des chiffres d’écart salarial publiés par l’IEFH, dans son rapport : https://igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/136_-_rapport_ecart_salarial_2021.pdf
[10] Ghesquière F., O’Dorchai S. « Travail indépendant et inégalités de genre en Belgique », Reflets et perspectives de la vie économique, LV, 2016/4, pp. 23-40.
[11] Ces chiffres proviennent de calculs propres réalisés sur les données SILC 2019 (Statistics on Income and Living Conditions), à partir du statut socio-économique principal déclaré par le répondant (personnes d’au moins 16 ans).
[12] Voir l’indicateur Part de majeurs bénéficiant de l’aide sociale, disponible en ligne : https://www.iweps.be/indicateur-statistique/part-majeurs-beneficiant-de-laide-sociale/