Le maintien des classes moyennes à Bruxelles : un mirage politique
15 mai 2023 , , ,
Partant des chiffres de migrations entre la Région de Bruxelles-Capitale et le reste du pays, cet article propose une réflexion sur les politiques d’attractivité résidentielle menées par la région de Bruxelles-Capitale depuis 1989 [1].
La question de la « fuite » des classes moyennes vers les périphéries est au cœur des préoccupations politiques depuis la naissance de la Région de Bruxelles-Capitale (RBC) en 1989. En 2019, le contexte est très différent (la population a fortement crû depuis 1995), mais les objectifs restent très similaires si on en croit la déclaration de politique générale de l’actuel gouvernement :
… maintenir les forces vives sur son territoire et attirer les talents de demain. L’accès à la propriété immobilière devra s’en voir davantage facilité afin d’ancrer durablement la classe moyenne au sein de la Région… Ces réformes devront viser à favoriser le maintien et l’attraction d’une classe moyenne active et dynamique sur le territoire bruxellois… La région mènera une politique de logement et de revitalisation urbaine ambitieuse et volontariste… Un régime fiscal favorable en ce qui concerne les droits d’enregistrement sera instauré pour les propriétaires qui acquièrent une nouvelle habitation propre et unique en RBC, afin d’ancrer la classe moyenne sur le long terme [2].
La très forte constance de cette préoccupation de la part des autorités bruxelloises trouve son origine dans le mécanisme de financement de la RBC, initialement largement fondé sur l’impôt sur les personnes physiques (70 % de son financement à l’origine [3]). Avec les réformes successives de l’État, cette part s’est cependant fortement réduite. Elle est devenue ces dernières années inférieure à 30 %. Un changement vers le haut dans la composition sociale de la population ne modifierait donc pas drastiquement les recettes régionales compte tenu du poids déclinant de l’impôt sur les personnes physiques dans le financement de la Région de Bruxelles-Capitale, des différences limitées entre les catégories de revenus eu égard à cet impôt et enfin, de la réforme (future) du mécanisme de solidarité nationale qui se traduira par un gain fiscal lorsque la population augmentera.
Autrement dit, la volonté régionale de maintenir (ou d’attirer) « les classes moyennes » apparaît de moins en moins liée à des motifs fiscaux, et cette réalité transparaît d’ailleurs bien dans la déclaration de politique générale de l’actuel gouvernement qui met l’accent sur la nécessité de mixité sociale, l’attraction des forces vives supposées appartenir aux classes « moyennes », la réduction de la pression automobile liée à la navette…
Le présent article constate et explique l’échec de cette politique de maintien des classes moyennes à Bruxelles. En effet, le constat est désarmant : après 30 années en tête d’affiche des objectifs politiques, la RBC peine toujours à retenir ses « classes moyennes ». Le bilan migratoire intérieur (avec le reste de la Belgique) est structurellement négatif depuis des décennies et s’est même détérioré au cours des 15 dernières années.
Cet article s’interroge sur cet échec, en développant l’hypothèse qu’il est entre autres dû à une double erreur, de cibles et de moyens. En ciblant préférentiellement les ménages avec enfants appartenant aux « classes moyennes » (sans en préciser les contours), la RBC cherche à retenir un groupe en réalité peu susceptible de rester. Elle privilégie en outre l’accès à la propriété comme moyen de les ancrer durablement au sein de la Région. Or cet instrument nie la réalité de la ville comme espace de transition résidentielle.
Les départs sont socialement peu différenciés
La propension à quitter la Région de Bruxelles-capitale est, il est vrai, croissant avec le revenu, avec un maximum au niveau des classes moyennes supérieures (Figure 1). Toutefois, l’écart est limité si on excepte le premier décile dont les mouvements migratoires sont particulièrement contraints par la précarité économique extrême : les taux de départ annuels sont de 2,9 % (ou 29 ‰) pour le second décile et atteignent un maximum de 3,7 % (ou 37 ‰) du cinquième au septième décile pour redescendre au niveau de la moyenne pour les plus riches. Toutefois, en nombre absolu, les départs sont plus nombreux parmi les classes défavorisées, parce que ces catégories sont plus nombreuses au sein de la RBC, d’où le processus de périurbanisation des populations pauvres observées autour de Bruxelles, par exemple dans les territoires anciennement industriels plus ou moins éloignés de Bruxelles, …. [4], [5]
Cette réalité témoigne de la difficulté de la RBC à retenir ses classes moyennes et supérieures malgré 30 années de politiques visant à les maintenir en ville. Ces politiques sont globalement de deux ordres : d’une part, la RBC tente de faciliter l’accès à la propriété, à travers l’acquisition subventionnée de logements et surtout par les politiques de défiscalisation pour l’accès la propriété, espérant ainsi fixer les classes moyennes au sein du territoire de la RBC ; d’autre part, la RBC mène plus globalement des politiques d’attractivité qui visent à rendre la ville plus conviviale, plus verte, moins polluée, moins encombrée, … (piétonnisation du centre-ville, mise en valeur de la culture, verdurisation, …). Toutefois, ces politiques échouent à retenir les ménages moyens au sein de la ville.
La propriété ne maintient pas les classes moyennes en ville
Comme l’indique la figure 2, les ménages quittant la Région sont déjà propriétaires pour 29 % d’entre eux (batonnet gris clair sur le graphique) ; arrivés en périphérie, 46 % occupent leur logement en tant que propriétaire (batonnet gris foncé). Tous ménages confondus, la part de ceux qui deviennent propriétaires (en périphérie) alors qu’ils étaient locataires parmi les sortants est de 20 % ; les autres 80 % gardent le statut de locataire ou de propriétaire qu’ils avaient à Bruxelles.
Il n’y a donc qu’une minorité des ménages qui quittent la Région et accèdent à la propriété alors qu’ils étaient locataires. De surcroit, la périurbanisation s’accompagne d’un accès à la propriété surtout pour les ménages pauvres avec enfants, alors que les ménages riches avec enfants sont déjà très majoritairement propriétaires lorsqu’ils quittent la RBC, et seule une minorité accède à la propriété. Pour les autres types de ménages, l’accès à la propriété est aussi très limité, la majorité restant locataire lorsqu’ils déménagent en périphérie. Autrement dit, l’accès à la propriété comme moteur de la périurbanisation concerne plutôt les ménages pauvres, alors que la propriété ne semble pas fixer les autres catégories de population au sein de la RBC.
Un environnement plus vert ne maintient pas les classes moyennes
Plus surprenant encore, par rapport aux idées reçues sur la périurbanisation, un environnement plus vert ne retient pas les ménages au sein de la Région de Bruxelles-Capitale. Les résultats sont même paradoxaux : dans l’ensemble, un cadre plus vert n’influence pas le taux de sortie de la RBC ; pour les classes moyennes quant à elles ont même plus tendance à quitter la ville lorsqu’ils habitent dans un quartier plus vert ! Bien entendu, leur destination périurbaine est toujours plus verte et moins dense (Figure 2) que leur quartier bruxellois. Le paradoxe est ainsi partiellement levé : les catégories qui le peuvent vivent dans des quartiers plus aérés de Bruxelles mais, lorsque leur situation change (premier enfant en particulier), quittent la Région vers des environnements moins urbains.
Ce constat vient remettre en cause l’idée de plus en plus répandue qu’en rendant la ville plus verte et plus conviviale, on y retiendra les classes moyennes. Comme la ville restera plus dense et moins verte, l’action sur l’environnement des quartiers ne permet pas de maintenir les ménages, en particulier ceux avec enfants, en ville.
Le caractère déterminant des socialisations résidentielles
Les résultats inattendus de l’exploration des données peuvent largement s’expliquer par une donnée majeure qui a jusqu’ici été largement ignorée des études scientifiques et des politiques d’attractivité. Le moteur essentiel de la périurbanisation au début du XXIe siècle est l’origine géographique (Figure 3) : les taux de sortie sont quatre fois plus élevés pour les personnes dont au moins un des parents réside en dehors de la Région que pour ceux dont les parents résident à l’intérieur de la RBC. Autrement dit, la périurbanisation est largement un retour vers le lieu d’origine, celui de la socialisation résidentielle initiale. Lorsque le lieu de résidence des parents est pris en compte, les taux de départs de la RBC ne dépendent dès lors plus des niveaux de revenus ; ils sont même décroissants avec le niveau de revenu parmi ceux dont les parents vivient en dehors de Bruxelles (courbe verte de la figure 3). Les taux de sortie croissants avec le revenu (courbe noire, de la figure 3) résultent donc du fait que les personnes originaires de l’extérieur de la RBC sont en moyenne plus riches que ceux dont les parents vivent en RBC.
Ce résultat [6] confirme l’existence de deux groupes clairement distincts au sein des classes moyennes et supérieures : les périurbains d’origine, pour lesquels Bruxelles est une étape transitoire (étude, premier emploi, …), ont tendance à retourner dans leur milieu d’origine ; les Bruxellois, dont les taux de départs vers la périphérie sont beaucoup plus limités. De façon plus générale, les études qualitatives confirment aussi l’existence de ces deux sous-groupes parmi les classes moyennes, urbains et non urbains. Alors que pour les premiers, les politiques d’accès à la propriété sont sans doute des effets d’aubaine, pour les seconds, les politiques d’attractivité ne peuvent pas inverser les tendances lourdes liées au désir de quitter la ville. En revanche, nos données permettent aussi d’identifier des catégories désireuses de ville, en particulier parmi les ménages en situation transitoire : il apparaît que les bilans migratoires de la RBC sont systématiquement négatifs pour les ménages dont la composition est stable (en particulier les ménages avec enfants), alors que les bifurcations biographiques (divorce…) induisent un désir de ville, à la recherche des services urbains. Toutefois, les analyses montrent aussi que ce désir de ville – transitoire – est insatisfait, par exemple pour les isolés ou les ménages monoparentaux. Il est probable que le prix soit l’obstacle essentiel à ce retour en ville.
Échec des politiques d’attractivité
En conclusion, les politiques d’attractivité envers les « classes moyennes » ont échoué parce qu’elles visaient les ménages stables avec un outil inapproprié, l’accès à la propriété. Cette politique a largement ignoré une des caractéristiques essentielles de la grande ville, à savoir son caractère de territoire de transit. Cette réalité concerne les périurbains d’origine, dont beaucoup vivent leurs jeunes années à Bruxelles ou les ménages en dé- ou re-composition.
Une politique d’« attractivité » en RBC devrait donc revoir les bases sur lesquelles elle repose en adoptant trois principes :
- Assumer pleinement le caractère transitoire de la ville et le désir de villes de certaines catégories, comme les familles monoparentales. Cela peut passer par des formes d’habiter adaptées à ces différents publics [7] ;
- Les politiques urbaines en général doivent être pensées pour les résidents - et les groupes identifiés comme désireuses de s’installer à Bruxelles - plutôt que pour les populations « désirées » par les pouvoirs publics, souvent peu désireuses de rester en ville. Autrement dit, dans une ville globalement attractive comme Bruxelles, par exemple avec des taux très élevés de résidents issus de l’élite internationale, il faut en finir avec les politiques d’attractivité telles qu’elles ont été menées depuis les années 1990 ;
- La meilleure politique d’attractivité est une politique de contrôle des loyers. Toute baisse des loyers permettra aux populations désireuses de grandes villes de s’y installer, diminuera l’exode vers la périphérie, et limitera les rentes locatives des propriétaires bailleurs, dont plus d’un tiers vivent en périphérie de Bruxelles !
Notes
[1] Cet article propose une synthèse d’un article de Brussels Studies : Hannah Berns, Emmanuelle Lenel, Christine Schaut et Gilles Van Hamme, « Pour un changement de paradigme dans la politique d’attractivité résidentielle en Région de Bruxelles-Capitale », Brussels Studies [En ligne], Collection générale, n° 172, mis en ligne le 09 octobre 2022, consulté le 29 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/brussels/6192 ; DOI : https://doi.org/10.4000/brussels.6192
[2] « Déclaration de politique générale commune au gouvernement de la RBC et au collège réuni de la Commission communautaire commune. Législature 2019-2024 », 2019
[3] Zimmer, P. (2002). La politique de l’habitat de la Région de Bruxelles-capitale. Courrier hebdomadaire du CRISP, 1746-1747, 5-106. https://doi.org/10.3917/cris.1746.0005
[4] Voir DE LAET S., 2018, Les classes populaires aussi quittent Bruxelles. Une analyse de la périurbanisation des populations à bas revenus, in : Brussels Studies, Collection générale, no 121
[5] de Maesschalck F., De Rijck T. et Heylen V., 2015, Au-delà de la frontière : relations socio-spatiales entre Bruxelles et le Brabant flamand, in : Brussels Studies, Collection générale, no 84.
[6] Mais aussi d’autres indices non repris ici, notamment que les manéges à revenus plus élevés quittent la RBC dès la naissance du premier enfant alors que pour les ménages plus pauvres, les départs sont étalés dans le temps par rapport à la naissance des enfants.
[7] LENEL E., DEMONTY F. et SCHAUT C., Les expériences contemporaines de co-habitat en Région de Bruxelles-Capitale, in : Brussels Studies, Collection générale, no 142