L’OBI est en vacances ! Nous profitons de cette pause pour republier d'anciens articles dignes d'intérêt !
Version imprimable de cet article Version imprimable

Travail Discrimination raciale

Le secteur de l’abattage en Belgique

Pénurie de main d’œuvre, meilleures conditions de travail et d’emploi ?

14 décembre 2023 Anne-Laure Mathy

CC by

Cet article est issu d’une recherche doctorale publiée et intitulée "Travail et emploi dans les abattoirs : étude conjointe de la condition animale et du bien-être des travailleurs".

En 2020, les abattoirs font à nouveau la une des journaux, mais pour des motifs inhabituellement médiatisés. Cette fois, il n’est plus question de sécurité alimentaire ou de maltraitance animale. Alors que l’Europe entière est confinée, les travailleurs se trouvent au centre de l’attention. Partout, les abattoirs sont des foyers de contamination au COVID-19 et les conditions de travail et de vie de ces ouvriers sont révélées. Les européens découvrent que ceux qui tuent les animaux qu’ils mangent sont souvent des étrangers, qui vivent dans des logements surpeuplés et insalubres et qui travaillent dans des conditions particulièrement rudes. Qu’en est-il en Belgique ?

Le secteur de l’abattage en Belgique

La Belgique comptait 95 abattoirs sur son territoire en 2018, dont 69 en Flandre, qui concentre la majeure partie de l’activité. Il y a 58 abattoirs de bovins/porcs/ovins et 36 de volaille. Le secteur de la transformation de la viande comprenant l’abattage et la découpe occupe un peu plus de 10.000 travailleurs en Belgique. La plupart des entreprises emploient moins de 50 travailleurs. Les petites structures tendent néanmoins à disparaître au profit de plus grandes, intégrant alors plusieurs petits établissements. Les quatre plus gros abattoirs belges emploient plus de 250 personnes, et ce dans le secteur de la volaille.

Des conditions de travail rudes

Les conditions de travail et d’emploi dans le secteur de la viande ont la réputation d’être rudes. On y est souillé en permanence, par du sang, des excréments, du gras. Il faut aussi s’accommoder des horaires de travail, particulièrement flexibles. Les ouvriers commencent très tôt le matin, en fonction du débit, qui est plus important en début et fin de semaine afin d’approvisionner les magasins avant et après le week-end. Les journées de travail peuvent être longues, particulièrement à certaines périodes de l’année (fêtes de fin d’année, Pâques, les beaux jours d’été). Les ouvriers savent quand ils commencent, mais jamais quand ils finissent. Les responsables de chaîne sont chargés d’organiser le planning de la journée en fonction du nombre de carcasses commandées par le service commercial de l’abattoir s’il en possède un, ou par les clients directement. À la différence d’autres systèmes de production, les abattoirs sont tenus de respecter la production annoncée pour des raisons de bien-être animal. Les animaux arrivant à l’abattoir doivent être abattus le jour-même, ce qui implique nécessairement des horaires de travail flexibles pour compenser une panne ou des aléas dans le nombre d’animaux à abattre. Cette ultra-flexibilité implique des effets pervers comme l’augmentation de la cadence de travail.

Le travail en abattoir est aussi répétitif et il impose, à certains postes, de porter des charges lourdes au point de causer l’apparition de troubles musculo-squelettiques (TMS). De nombreux articles, livres et reportages rapportent les souffrances des ouvriers, les solutions mises en place mais surtout le peu de soutien dont ils bénéficient. La cadence et la répétition des gestes sont les causes majeures de l’apparition de TMS, mais le matériel inadapté ou l’exiguïté des espaces de travail sont également pointés du doigt.

Les conditions de travail pénibles rendent le travail franchement peu attractif. La pénurie d’emploi qui en découle est généralisée au niveau européen.

Des statuts d’emploi très diversifiés

En Belgique, cela implique pour les employeurs d’avoir une stratégie d’embauche diversifiée, et cela se traduit concrètement sur le terrain par une démultiplication des statuts d’emploi, avec les différences de rémunération qui en découlent. On distingue les salariés d’une part, et les indépendants, intérimaires et travailleurs détachés [1] d’autre part, formant à eux trois, la partie de l’emploi sous-traitante. En 2020, dans les abattoirs et les ateliers de découpe belges, cette proportion de main d’œuvre sous-traitante s’élève à 37%. Les travailleurs intérimaires ont été comptabilisés à hauteur de 9% (chiffre disponible uniquement au niveau du secteur agro-alimentaire). C’est l’équivalent de la fréquence nationale tous secteurs confondus. Les indépendants représentent moins de 5% de la main d’œuvre sous-traitante, la plus grosse proportion de travailleurs revenant donc aux travailleurs détachés.

Le recours à une main d’œuvre flexible précarise davantage les conditions de travail et de rémunération, et un cercle vicieux s’enclenche. La main d’œuvre, difficile à fidéliser, s’en va dès qu’elle peut trouver de meilleures conditions ailleurs, ce qui aggrave la pénurie et ainsi de suite. Les données extraites des bilans sociaux des abattoirs montrent un taux de turnover moyen de 23% pour l’année 2018.

Crédits : Anne-Laure Mathy

Faire collectif face aux conditions d’emploi

Une telle volatilité de l’emploi a un impact significatif sur les conditions d’émergence des collectifs de travail. En effet, le taux de syndicalisation dans le sous-secteur de l’abattage est nettement plus bas que celui de l’industrie alimentaire à laquelle il se rattache. 58% des ouvriers salariés y sont syndiqués contre 82% dans l’industrie alimentaire. Or, lorsque les conditions de travail sont rudes, il est à priori souhaitable que des collectifs de travail s’organisent pour défendre les travailleurs.

Les conditions d’emploi ont historiquement contribué à la mise en œuvre d’actions collectives dans nombre d’autres secteurs d’activité. Le corollaire de cela serait que des conditions d’emploi trop diversifiées peuvent inhiber l’action collective et contribuent dès lors à déliter les relations professionnelles.

Un permanent syndical en entretien explique la difficulté d’affilier par l’individualisme des travailleurs :

C’est le secteur de la viande en général, c’est un secteur historique, où les travailleurs ne se plaignent jamais, on est dans l’individuel, il n’y a pas de collectif.

Un secrétaire régional de la centrale agro-alimentaire d’une des trois fédérations syndicales met cela sur le compte de profils de travailleurs particuliers :

Là où on abat, on entend peu les travailleurs. Profil psychologique presque toujours particulier. Je parle des abatteurs.

Le risque d’une explication psychologisante ou individualisante est qu’elle laisserait dans l’ombre un ensemble de phénomènes structurels dont celui des conditions d’emploi pour traiter la question de la construction de collectifs.

Un historique corporatiste

Historiquement, les maître-abatteurs étaient des indépendants. À Anderlecht, en 1955, la chaîne comptait 10 maîtres-abatteurs de porcs et 45 de bovins. Le métier se transmettait de père en fils, la profession étant majoritairement masculine. La chaîne appartenait à la commune qui avait investi, pour des raisons de santé publique et pour préserver la paix sociale. Les maîtres-abatteurs pouvaient engager des ouvriers pour compléter leur équipe qui devenaient à leur tour indépendants une fois formés. Avec le temps, les abattoirs ont été constitués en société. Le personnel a été maintenu, mais en changeant de statut. Les maîtres-abatteurs sont de moins en moins nombreux mais ils continuent d’engager les ouvriers et les salarient. La sous-traitance de l’emploi est pratiquement une tradition dans le secteur de la transformation de la viande. Il n’est pas étonnant, vu sous cet angle, que les syndicats aient des difficultés à s’implanter dans ces structures, malgré leur apparence industrielle classique avec un travail à la chaîne. Comme il y avait déjà beaucoup d’indépendants dans le passé, on comprend que l’implantation syndicale est historiquement relativement faible dans les abattoirs.

Les conditions d’emploi génératrices d’intérêts divers

La diversité des conditions d’emploi évoquée plus haut est aussi génératrice de tensions dans l’organisation du travail, et dès lors entre collègues de statuts différents. Benjamin est délégué syndical dans un abattoir bovin. Il y travaille depuis 22 ans en tant que salarié. Au début de son engagement syndical, il souhaitait protéger les intérêts des travailleurs salariés, voyant l’engagement de travailleurs détachés comme une menace pour son propre emploi :

Les travailleurs détachés se disent, si je me coupe, c’est pas grave, je viendrai travailler. Nous c’est un peu embêtant pour nous parce que si jamais on se coupe, c’est la loi qui dit qu’on peut pas travailler même avec des fils pour éviter l’infection et tout ça. Je peux comprendre, si eux ils sont pas payés après autant de jours d’arrêts. Donc si c’est 3-4 fils pour 10 jours, ils viennent quand même travailler. Mais nous pas. On essaye de faire au mieux mais alors le patron il dit, « le Bulgare il se coupe, mais il vient travailler, et toi tu te coupes, tu restes à la maison ».

Aujourd’hui, les syndicats ont saisi l’importance d’intégrer les travailleurs détachés à leur cause, de les sensibiliser à l’obtention de conditions de travail décentes pour tous, et ce malgré les difficultés que la diversité des statuts implique. À titre d’exemple, la cadence de travail fait l’objet de souhaits variés. Les travailleurs salariés, payés à l’heure, n’ont pas d’intérêt à voir la cadence de travail augmenter alors que c’est dans l’intérêt des travailleurs détachés dont le salaire-horaire est souvent calculé à la pièce.

À cet égard, les abattoirs sont dans le viseur de l’inspection du travail. En 2019, sur 112 établissements contrôlés, 57 étaient en infraction au droit social et du travail. Les infractions recouvrent divers aspects, mais les conditions de travail de la main d’œuvre étrangère et le travail au noir constituent une bonne partie d’entre elles.

La barrière de la langue, parfois surmontée

La langue est bien entendu un obstacle majeur à la mobilisation collective. À moins d’avoir des délégués disposés à la franchir, les travailleurs détachés restent souvent isolés dans les entreprises et c’est d’autant plus vrai que la réglementation en matière de détachement implique qu’il n’y ait pas de lien subordination entre eux et le patron de l’abattoir. Ce dernier délègue alors une partie de la chaîne à un sous-traitant qui organise lui-même le travail avec son équipe de travailleurs étrangers. Dans les faits, ces travailleurs sont spatialement isolés des autres sur des sous-chaînes de production de jambons de porcs, d’abats de bovins, ou de filets de volailles. Toutefois, lorsque des travailleurs de même nationalité mais d’employeurs différents parviennent à s’identifier et échangent au sujet de leurs conditions, ils le font valoir collectivement. Ainsi, Eduardo, travailleur détaché brésilien envoyé par une entreprise portugaise peu scrupuleuse qui le payait en retard, a rompu son contrat en même temps que ses collègues après avoir eu connaissance d’un autre employeur sous-traitant plus sérieux dans le même abattoir.

Vraiment tous égaux sur le marché ?

Ces considérations portent à remettre en question la notion de marché où lorsque l’offre d’emploi est plus élevée que la demande comme c’est le cas dans les abattoirs, le salaire pour le travailleur devrait augmenter et les conditions de travail et d’emploi devraient être meilleures afin de rendre plus attractif le métier d’abatteur. Les études à ce sujet montrent que ce n’est bien souvent pas le cas car malgré la pénurie, les employeurs déploient toujours des stratégies efficaces pour trouver de la main d’œuvre, sans avoir besoin d’améliorer les conditions de travail et d’emploi. À cet égard, le recours à des travailleurs étrangers, peu informés au sujet de la réglementation en vigueur en matière de conditions de travail et d’emploi et peu disposés à revendiquer de surcroît est une stratégie très efficace.

L’espoir fait toutefois vivre et l’histoire montre aussi que la mobilisation collective est une manière efficace d’obtenir des acquis pour tous.

Notes

[1Les travailleurs détachés sont des travailleurs étrangers envoyés en Belgique de façon temporaire par leur employeur, nécessairement assujetti à la sécurité sociale d’un pays de l’Union Européenne.