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Genre Discrimination raciale

Sous le foulard, la galère

13 août 2020 Irène Kaufer
Cet article est la republication d'un article initialement paru le 18 septembre 2017

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Cet article a initialement été publié par la revue axelle dans le numéro 181.

Comment les femmes de confession musulmane qui portent le foulard vivent-elles le racisme au quotidien ? Comment envisagent-elles leur propre avenir et celui de leur famille ? Pour en parler, axelle a rencontré un groupe de femmes du Brabant wallon : toutes, sans exception, ont été confrontées à des discriminations ou à des actes racistes.

Nous reproduisons un article publié par la revue axelle, qui aborde, par des témoignages, le racisme et les discriminations vécues par les femmes portant le voile. Ces discriminations reflètent une double inégalité, raciste et sexiste : ces femmes subissent cette discrimination en raison de leur religion – l’islam – et du fait d’être des femmes. Même quand l’interdiction du voile est justifiée sur base d’un principe de « neutralité » ou d’un refus des « signes religieux ostensibles », notamment dans de nombreuses écoles [1] et certaines entreprises [2], c’est bien souvent uniquement le voile qui est visé, et de ce fait les populations musulmanes. De plus, alors que ces interdictions s’inscrivent généralement dans un discours promouvant l’égalité hommes-femmes, elles ont l’effet paradoxal d’exclure des jeunes filles et femmes de l’école [3] et de l’emploi [4] ! Cette discrimination est banalisée, notamment lorsque les institutions conseillent aux femmes de cacher leur voile dans leur recherche d’emploi. Le nombre de signalements pour discrimination en raison de conviction religieuse ou philosophique a augmenté de plus de 50% entre 2010 et 2015 [5]. Plus de 90 % d’entre eux concernent l’islam, révélant certainement un racisme de plus en plus franc en Belgique.

Elles s’appellent Latifa, Fatima, Sofia, Mansoura, Nabila, Asma, Mimouna, Salma... Certaines sont nées en Belgique, d’autres y sont arrivées encore enfants, ou plus tard. Certaines travaillent, d’autres cherchent un emploi et, en attendant, font du bénévolat. D’autres encore restent à la maison, par choix ou par manque d’alternatives. Signe particulier : elles sont musulmanes et portent le foulard. Avec pour conséquences les regards hostiles, les insultes, la discrimination.

Nous les avons rencontrées dans un local communautaire près d’Ottignies, à l’invitation de Vie Féminine. Déjà, lors du tour de présentation, chacune avait une histoire à raconter. La difficulté de trouver du travail, ou simplement un stage durant les études. Les regards haineux, les remarques, les insultes parfois. Et surtout, peut-être, l’angoisse pour leurs filles face au racisme qu’elles voient croître.

Pour toutes, le port du foulard est leur démarche personnelle qui n’est pas à discuter. Leurs filles le portent ou non, mais lorsqu’elles décident de le mettre, le regard des gens change. En les écoutant, on perçoit ce mélange d’accablement et de révolte qu’on retrouve souvent dans des situations d’injustice.

Parcours d’obstacles

Latifa a travaillé dans une blanchisserie qui a fait faillite. Elle s’est retrouvée au chômage et en cherchant un autre travail, elle s’est heurtée à un mur : même pour faire le ménage, des clientes disaient avoir « peur des femmes voilée ».

Sofia travaillait comme comptable, sans porter le foulard. Puis elle a décidé de le mettre. Licenciée suite à une restructuration, elle a suivi une formation d’auxiliaire de l’enfance. Mais les perceptions extérieures avaient changé. Pour trouver des stages, elle a dû se tourner vers le privé. Le public refuse tout signe religieux. « Mais on fait du bon couscous », ajoute-t-elle amèrement, faisant référence à l’hypocrisie d’une société plus ouverte à l’exotisme qu’à l’égalité.

Asma, née en Belgique, a travaillé durant quatre ans avant d’arrêter. Plus tard, dans l’espoir de revenir sur le marché de l’emploi, elle a suivi des formations de "remise à niveau", puis une formation de secrétariat. Un médecin était prêt à l’engager, mais lui a dit finalement que non, ce n’était pas possible d’avoir une femme voilée à l’accueil.

© Aline Rolis

Quant à une autre, qui a suivi une formation dans le domaine social, elle raconte :

Aucune de celles qui portaient le voile n’est allée plus loin que la première année, car elles ne parvenaient pas à trouver un stage.

Elle, elle s’est accrochée, mais, dit-elle, ce furent des années de galère. Elle emploie même le mot "guerre" :

Au fond de soi, on est schizophrène. On doit montrer patte blanche mais en même temps on bout, on a l’impression qu’on n’a pas les mêmes droits et qu’on n’est pas des citoyennes comme les autres.

Certaines, en suivant des formations à l’écriture d’un CV, se sont entendu conseiller :

Ne mettez pas votre photo, car avec le voile ça va direct à la poubelle, sans même qu’on regarde vos compétences.

D’autres ont plutôt décidé d’annoncer dès leur lettre de motivation qu’elles portent le foulard. Pour ne pas se déplacer pour rien. Déjà qu’avec le nom sur le CV...

Afin de sortir de chez elles, certaines font du bénévolat. « Du bénévolat avec le foulard, ça va, mais pour trouver un job... » Ces parcours d’obstacles finissent par être décourageants.

Les ghettos, ce n’est pas nous qui les fabriquons : les filles ont fait des études mais ne trouvent pas de travail. Elles font formation sur formation ou travaillent comme auxiliaires de l’enfance alors que ce n’est pas le secteur qu’elles auraient choisi, afin de pouvoir garder leur voile. Quel gâchis ! s’insurge l’une.

« Vous rendez service aux maris qui peuvent garder leur femme à la maison ! », renchérit une autre. À un candidat bourgmestre, Asma a demandé s’il comptait faire quelque chose « pour que les femmes voilées fassent autre chose que les titres-services ». Il lui a platement répondu qu’il en fallait, des femmes qui font les titres-services…

« Retourne chez toi ! »

Certaines sont mères au foyer, par choix ou parce que trouver un emploi, c’est trop compliqué. Elles ne sont pas pour autant à l’abri des regards ou des remarques hostiles. L’une d’elles raconte l’incident avec un homme qui prétendait passer devant elle dans la file du supermarché ; comme elle ne le laissait pas faire, il lui a lancé : « On n’est pas dans la casbah ! » Cette fois, c’en était trop, elle lui a répondu. Étonné qu’une femme réputée "soumise" lui parle de cette façon, il a fini par s’excuser.

Des incidents somme toute banals, comme une dispute entre automobilistes pour une place de parking ou le refus d’échanger une marchandise défectueuse, tournent vite à l’insulte raciste ou à un « Retourne chez toi ! », alors même qu’elles sont nées ici. Certaines portent plainte à la police, « mais il n’y a pas de suite ».

Le plus dur, c’est de se faire insulter devant les enfants. Ce sont de petites choses, mais c’est tout le temps.

Sofia finit par avoir des angoisses terribles :

J’en arrive à avoir peur de traverser la rue, car il y a des personnes si haineuses qu’elles seraient capables de m’écraser.

Mimouna, plus âgée, est une battante et militante dans l’âme – elle n’hésite jamais à interpeller le bourgmestre ou les autorités et reconnaît faire aussi figure d’empêcheuse de tourner en rond dans son entourage. Elle qui a toujours vécu en Belgique constate que la situation devient de plus en plus difficile. Elle raconte avoir eu une enfance et une adolescence « magnifiques » ici, que ses enfants et petits-enfants, craint-elle, ne connaîtront jamais.

© Aline Rolis

Elle a trois filles : deux portent le foulard, une non. Elle ne veut rien leur imposer. Mais il est clair que ses filles, une fois qu’elles mettent le foulard, n’ont plus droit aux mêmes regards ni au même traitement.

C’est toute une jeunesse qu’on met ainsi en danger, qu’on pousse à la révolte, dit-elle. Alors que nous avons les mêmes problèmes que les autres femmes, voilées ou non. Nous partageons les mêmes soucis : le travail, la pension, etc.

Mansoura, elle, est arrivée en Belgique en 1965. Elle a été accueillie et a grandi au milieu des Belges, tout en suivant sa culture, sa religion.

À l’époque, se souvient-elle, on ne nous regardait pas bizarrement, les Belges étaient plutôt curieux de découvrir autre chose. [Maintenant] ils ont l’impression qu’on prend leur territoire, alors que ce sont eux qui nous ont appelés ici !

Cette situation, elles la constatent surtout en Belgique et en France, alors qu’en Hollande ou en Angleterre, soulignent-elles, on voit même des policières voilées. Autour de la table, l’une d’elles confie qu’elle aimerait quitter le pays si elle le pouvait : « Je ne me sens pas libre en Belgique, mais c’est ici que mes enfants vivent, qu’ils se sont mariés », soupire-t-elle.

Contre les préjugés, la rencontre

Beaucoup sont surtout inquiètes pour leurs filles. Celles qui portent le foulard le retirent à l’école. « C’est la loi, mais ça fait mal au cœur », dit l’une des mères. En réalité, ce n’est pas la loi : c’est à chaque direction de décider, mais de plus en plus d’écoles l’interdisent.

N’évitons pas les questions qui fâchent : le port du foulard est une chose, mais qu’en est-il de l’obligation de suivre tous les cours ? Pour la natation, ces mères semblent compréhensives : « Les filles sont complexées à la puberté, elles ne veulent pas aller dans l’eau avec les garçons qui se moquent d’elles... » Peut-être faudrait-il plutôt éduquer les garçons au respect, mais c’est un autre sujet. En revanche, pour ce qui est d’autres cours, comme la biologie, pas question d’y couper, « il faut apprendre », elles sont unanimes. Certaines sont quand même mal à l’aise par rapport aux cours sur la sexualité. D’accord pour le secondaire mais en primaire, ça leur semble trop tôt... En même temps, l’une d’entre elles admet son embarras pour en parler avec ses enfants. Peut-être vaut-il mieux alors faire confiance aux animations à l’école ? Une autre proteste : la sexualité, c’est tabou dans les têtes, pas dans la religion ! « Ce sont des prétextes, les cours de natation ou de biologie », tranche Mimouna. « Si certains parents ne sont pas ouverts, c’est leur problème ».

Ces mères sont également soucieuses pour les garçons :

Beaucoup d’adolescents en ont marre et sont dans la haine. On leur refuse une appartenance et après on se demande d’où vient la révolte ! dit Salma.

Elles ont des craintes pour l’avenir de ces jeunes, filles et garçons :

[Ceux-ci] ne trouvent pas d’emploi, restent en bande ou chez eux sur internet, à se remplir la tête avec des conneries explique Mimouna.

Ce racisme qui mine les femmes que nous avons rencontrées, elles l’attribuent à la méconnaissance, mais aussi aux médias qui ne montreraient que les côtés négatifs des différences culturelles, et non pas les aspects positifs ou même les points communs entre nous tous. Le meilleur remède ? Faire connaissance, se parler, comme lors d’une rencontre avec des femmes rurales, dont l’une a dit à Mimouna :

Quand vous êtes entrée, j’ai vu votre voile, mais plus personne n’y pensait quand vous êtes partie. Les rencontres font tomber les préjugés.