Une banque publique pour les habitantes et habitants de Belgique
7 mai 2018
Pictures of Money @Flickr
Il y a bientôt dix ans, à l’automne 2008, les annonces de faillites bancaires s’enchaînaient. En Belgique, celles quasi simultanées de Dexia et Fortis secouaient le pays provoquant incrédulité, colère et parfois même panique parmi les détenteurs et détentrices de comptes auprès de ces banques – des millions de personnes. Le système financier semblait être sur le point de s’écrouler [1] - et il allait emporter nos économies avec lui. Au même moment, au Luxembourg, de très nombreux clients luxembourgeois de Dexia et de Fortis trouvaient instinctivement refuge à la Spüerkess – acteur majeur du secteur bancaire local, essentiellement tourné vers l’économie luxembourgeoise et propriété publique : une option inexistante pour la population de Belgique.
Depuis, peu de changement. Les réglementations mises en place n’ont pas opéré la transformation annoncée, les finances publiques ont été plombées et on nous annonce régulièrement l’arrivée d’une prochaine crise. Le secteur bancaire Belge reste dominé par 4 grandes banques [2], qui concentrent plus de 2/3 du marché : 65 % des dépôts et 69 % des crédits sont entre les mains de BNP Paribas Fortis, ING, KBC et Belfius, et chacune de ces banques a pour objectif premier la maximisation de la valeur pour ses actionnaires. A ce « détail » près que dans le cas de Belfius c’est l’État qui est actionnaire, via la Société fédérale de participations et d’investissement (SFPI), et qu’il pourrait donc en décider autrement. A l’occasion de la deuxième faillite de Dexia en septembre 2011, l’État Belge a dû se porter acquéreur dans la précipitation de Dexia Banque Belgique, ex-Crédit Communal. Avec cette acquisition à 100 %, l’une des principales banques de Belgique est (re-)passée dans des mains publiques – autrement dit, l’une des principales institutions qui assure le financement de l’économie belge, ménages, entreprises et communes, appartient légalement à sa population.
Pourtant, si l’on regarde la situation aujourd’hui, l’État ne fait rien du potentiel que représente Belfius et se comporte comme n’importe quel autre actionnaire :
- Tout d’abord, Belfius est restée une société de droit privé dont les statuts sont restés inchangés, seule sa propriété a changé. Corollaire à cela, la seule mission qui a été donnée à Belfius depuis son acquisition est de maximiser les profits pour générer des dividendes qui alimentent le budget de l’État. La communication autour des résultats de l’année 2017 en atteste : l’accent est mis sur les bénéfices encore en hausse, et des dividendes record de 363 millions d’euros versés à l’État.
- La priorité est certes donnée à « l’ancrage local », mais sans que l’intérêt de la population, des client.e.s et des employé.e.s ne soit pris en compte : maximiser la rentabilité de chaque activité de la banque, comme les crédits ou les produits d’investissements vendus aux particuliers, sans prise en compte sérieuse de leur impact social et environnemental ; maximiser les rendements générés par le financement des communes et du secteur social sans envisager que la banque assure un service allégeant la charge des intérêts qui pèse sur les communes ; maximiser la rentabilité du service proposé aux clients, quitte à ce que l’accessibilité du service pour certain.e.s en pâtisse. Le nombre d’agences chez Belfius a fortement diminué (au rythme d’une quinzaine par an depuis 2011), tout comme le nombre d’employé.e.s (- 20% depuis l’acquisition par l’Etat) ; on a vu des augmentations de tarif pour les services à certains « segments de clientèle » (le prix des comptes CPAS a ainsi doublé en 2016 [3]).
Cette tension a été croissante au fur et à mesure que le projet de privatisation du gouvernement [4] se concrétisait – et ce n’est finalement pas surprenant : le prix de vente de la banque dépend des profits qu’elle pourrait générer dans les années à venir. Autrement dit, plus la banque montre qu’elle peut rapporter gros à ses futurs actionnaires (profits et dividendes élevés voire croissants), plus l’État a de chances de vendre Belfius à un bon prix [5]. Le soin mis par l’État à presser Belfius comme un citron n’a de logique que mis en perspective avec le projet de vente et la logique électorale : les chiffres sont élevés et pourraient faire croire à une belle opération.
Pourtant, une banque peut devenir un puissant outil au service de la population, pour peu qu’elle soit sous son contrôle : les critères qu’elle utilise pour déterminer qui aura accès au crédit, et à quelles conditions, peuvent contribuer à changer la face de notre économie et de notre quotidien. Ce qui est financé aujourd’hui existera demain – ce qui ne l’est pas n’existera probablement pas ou restera minoritaire. En cela, Belfius [6] constitue une véritable opportunité pour la population de Belgique dans une période aux défis économiques, sociaux et environnementaux considérables. Il faudrait que l’on impose à la banque de mettre au premier rang de ses priorités le service de l’intérêt de la population. Une autre mission, en somme, qui ne changerait pas (ou peu [7]) la nature de l’activité elle-même (octroyer des crédits, conserver l’épargne, garantir l’intégrité des systèmes de paiements, fournir les services nécessaires aux communes, entreprises et particuliers), mais qui permettrait d’en changer totalement l’orientation et l’utilité sociale.
Ajoutons que le refus d’envisager l’existence d’une banque publique belge relève du déni si l’on met cet enjeu en regard de la crise de 2008 et de la prochaine que l’on nous annonce régulièrement : il est en effet démontré [8], tant par l’histoire pré-années 1980 [9] que par l’examen de la situation dans des pays où le secteur bancaire public est encore fort – comme l’Allemagne, la Suisse ou le Luxembourg - que celui-ci permet non seulement une meilleure accessibilité aux services bancaires et un appui aux politiques publiques mais qu’il contribue aussi à une saine diversité avec un effet stabilisateur et d’amortisseur en cas de crise.
Alors que faudrait-il changer pour que Belfius devienne une banque véritablement au service de la population ? C’est une question qui mérite un débat incluant les personnes concernées : usagers, employé.e.s, acteurs sociaux, communes, secteur coopératif, entreprises. Nous pouvons déjà avancer quelques propositions en matière d’accessibilité du service et de redéfinition de la mission de la banque.
Il y a peu, la commune wallonne de Hastière manifestait son opposition à la décision unilatérale de Belfius de fermer la dernière agence bancaire de la ville, considérant cette décision comme « une attaque frontale à la ruralité, ses habitants et tous ceux qui se consacrent à son développement », soulignant leur « désarroi et celui de la population qui risque de se voir privée d’un service essentiel » [10]. Or, la fermeture de la « dernière agence du village » induit un déplacement de l’activité économique vers les villes équipées de distributeurs de billets et de services bancaires de base, là où il est possible de s’adresser à quelqu’un (en cas de besoin temporaire de découvert, d’un conseil quelconque, d’une demande de crédit, etc.) [11].
Mentionnons également qu’en ville, les grosses banques ferment prioritairement leurs agences dans les quartiers défavorisés pour privilégier les services de conseil en investissement dans les quartiers où se concentrent une population plus aisée (par exemple : fermeture de la très populaire agence Matongé à Bruxelles, et rénovation de la luxueuse agence Belliard en plein quartier européen).
L’accessibilité n’est pas qu’une question d’agences : elle se pose aussi dans un contexte de « digitalisation » du service. Renvoyé.e.s vers les machines et/ou les centres d’appels, beaucoup de personnes se retrouvent dans l’incapacité de gérer leurs opérations bancaires de base (par exemple : personnes âgées, pas familières de l’utilisation des machines, d’internet ou d’un service par téléphone). De manière générale, l’automatisation et la digitalisation toujours croissante du service (dans laquelle Belfius investit massivement, 14 milliards d’euros annoncés) nous met face à des machines et des logarithmes incapables de prendre en compte la complexité d’une situation personnelle qui requiert un échange entre personnes, et une certaine confidentialité (qui, alors qu’elle est précieuse pour des personnes en difficulté financière, est de plus en plus réservées à la clientèle la plus riche et pour les placements financiers).
Il conviendrait également d’ajouter des services aux institutions publiques et sociales à des conditions avantageuses, le soutien à des politiques publiques de réinvestissement dans les écoles, les hôpitaux, ou l’efficacité énergétique des bâtiments, le déploiement des transports publics. La seule façon de rendre cela possible est que l’actionnaire n’exige pas des rendements délirants, mais qu’il s’en tienne à une rentabilité nécessaire au fonctionnement normal et durable de la banque - un objectif incompatible avec l’arrivée d’investisseurs privés. Ceci ouvre la voie à une réorganisation profonde de la banque qui pourrait – à l’instar des caisses d’épargne locales allemandes – devenir un ensemble de petites banques locales en réseau d’une part, et une banque d’investissement public, sous contrôle citoyen, d’autre part.
Les idées, et les expériences passées et actuelles, à travers le monde, démontrent qu’il y a de multiples façons d’organiser les services bancaires et que nous aurions tout à gagner d’un débat sur le sujet, afin de dépasser le mantra des grandes banques et des gouvernements selon lequel il n’y aurait pas d’autre alternative possible que le modèle actionnarial - celui-là même qui a construit puis profité de la crise de 2008.
La campagne « Belfius est à nous » a été lancée il y a un an avec cet objectif : forcer le débat public refusé par le gouvernement, permettre une prise de parole sur le sujet, motiver une implication des personnes concernées, faire pression sur les élu.e.s et oser questionner et redéfinir le rôle des banques.
Notes
[1] La menace d’une nouvelle crise financière nous rappelle régulièrement qu’une répétition du scenario de 2008 est plus que probable. Voir par exemple les analyses récentes du FMI : https://www.imf.org/fr/Publications...
[2] BNP Paribas Fortis, ING, KBC et Belfius. Toutes les autres banques (comme Argenta, Bpost, Triodos, Crelan…) représentent chacune moins de 5 % du marché.
[3] « C’est un produit bancaire destiné aux plus démunis qui coûte deux fois plus cher qu’il y a un an. Le réseau Financité mentionne l’information dans son rapport de 2016 sur l’inclusion financière. Depuis le premier janvier 2016, un compte bancaire social coûte 25 euros par an au lieu de douze - à charge des CPAS. » Source RTBF.be, 20/12/2016 : https://www.rtbf.be/info/regions/ha...
[4] Au jour où nous publions cet article, le projet de privatisation, initialement annoncé pour le printemps 2018, est reporté à l’automne 2018 au plus tôt. Ce report fait suite à l’échec de la tentative gouvernementale d’utiliser le produit de la vente pour compenser les coopérateurs d’Arco.
[5] Notons que ceci ne garantit pas une vente au prix de marché, l’Etat ayant l’habitude de surévaluer les valeurs des actions lorsqu’il les achète au privé et de les sous-évaluer lorsqu’il lui vend.
[6] La banque coopérative en devenir New B constitue également une telle opportunité, tout à fait complémentaire à celle d’une Belfius publique : les deux viendraient enrichir la diversité d’un paysage bancaire belge particulièrement uniforme. Voir à ce sujet l’article de Laurence Roland (Financité) : Pourquoi les banques se ressemblent-elles toutes ? (p.14).
[7] Redéfinir la mission d’une banque d’intérêt public passera par une redéfinition de certaines activités jugées inutiles ou néfastes.
[8] Voir par exemple la récente publication académique, en anglais, coordonnées par Christoph Scherrer, « Public banks in the age of financialization ».
[9] Avant les années 1980, le secteur bancaire - en Belgique et dans le reste de l’Europe - était très largement coopératif et public. Les années 1980 ont lancé un vaste programme de privatisation du secteur.
[10] Extrait de la motion votée par la Commune d’Hastière fin Octobre 2017 : https://www.matele.be/hastiere-s-op...
[11] Voir le rapport de Move You Money, Juin 2016 (en anglais) : « Abandonned communities : the crisis of UK bank branch closures and their impact on the local economy ».