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Politique Cadre de vie

Une carte politique de l’urbanisme bruxellois

Où est le nouveau musée ?

11 octobre 2022 Mathieu Van Criekingen

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En superposant les projets urbanistiques et les réalités socio-économiques de la Région bruxelloise, l’article souligne la concentration de ces projets dans les parties les plus denses et les plus pauvres de la ville. Une fois posé ce constat, la question est alors celle des objectifs et des populations visées par ces nombreux projets.

Une carte politique de l’urbanisme bruxellois

Pourquoi construire autant d’étages ? Pourquoi sacrifier cet espace de nature en ville ? Pourquoi si peu de logements sociaux sont-ils prévus sur ce site ? Pourquoi une nouvelle ligne de métro enterrée plutôt qu’un tram en surface ?... À Bruxelles, comme ailleurs, les projets d’urbanisme font régulièrement l’objet de controverses, à propos de leur gabarit architectural, de leurs relations aux questions écologiques et sociales ou de leur coût financier notamment. Ces controverses portent par contre moins souvent sur la localisation de ces projets – pourquoi se font-ils là et pas ailleurs ? –, si ce n’est là où des groupes favorisés se mobilisent contre toute modification de leur cadre de vie privilégié.

La localisation des projets urbanistiques dans la ville est pourtant chargée d’enjeux politiques, a fortiori dans un espace urbain marqué par de fortes inégalités comme le territoire bruxellois – par exemple, l’espérance de vie à la naissance à Anderlecht est plus courte de 3 ans pour les hommes ou de 2,5 ans pour les femmes qu’à Watermael-Boitsfort [1]. Choisir d’implanter un nouvel équipement d’envergure métropolitaine dans un quartier populaire ou dans un quartier bourgeois n’a en effet ni la même signification, ni les mêmes implications. Par exemple, la décision du Gouvernement régional bruxellois d’installer un nouveau musée le long du canal, dans un quartier anciennement industriel et portuaire éloigné des principaux grands musées bruxellois mais en pleine effervescence immobilière depuis une quinzaine d’années n’est pas du tout anodin. La localisation du futur musée Kanal-Centre Pompidou dans cette portion de la ville traduit en elle-même des objectifs qui débordent largement du champ de l’art, de la culture ou même du tourisme. Selon l’endroit où il est implanté, ce genre de projet est susceptible d’accompagner ou d’accélérer des changements dans les usages ou le profil symbolique des quartiers qui l’accueillent ou, au contraire, de consolider des structures existantes. En ce sens, la localisation dans la ville des projets urbanistiques est une dimension significative de la production de l’espace urbain.

Il y a carte et carte

Encore faut-il, pour saisir ces enjeux liés à la géographie des projets urbanistiques, disposer de cartes construites à dessein. On peut certes trouver plusieurs cartes sur les portails internet des différents opérateurs des politiques d’aménagement urbain actifs à Bruxelles, mais toutes paraissent coulées dans un même moule : des symboles colorés posés sur un fond presque blanc, n’indiquant que la trame des rues et quelques toponymes de communes ou de quartiers – quand ce n’est pas le très médiocre Google map qui sert de fond de carte (figure 1).

Figure 1. Extraits des cartes présentées sur les sites internet de quelques opérateurs des politiques d’aménagement urbain à Bruxelles
Sources : (de gauche à droite et de haut en bas) extrait du site web de la direction FEDER de l’administration de la Région de Bruxelles-Capitale (Feder.brussels), de l’accord de coopération entre l’État fédéral et la Région bruxelloise (beliris.be), de Bruxelles-Mobilité (mobilite-mobiliteit.brussels) et de la Société d’Aménagement Urbain de la Région de Bruxelles-Capitale (sau.brussels).

Ces cartes ne permettent rien d’autre qu’un repérage spatial des projets menés, à la manière de l’index d’un catalogue, et ne remplissent qu’une fonction d’affichage et de communication de l’action des opérateurs concernés. De surcroît, leur fond (presque) blanc donne l’impression que tous ces projets ont été posés sur une page blanche, ou flottent en apesanteur dans le vide. Il y a pourtant une ville habitée sous leurs pieds.

Bruxelles : une autre carte de l’urbanisme de projets

Comment une carte peut-elle aider à comprendre ce que l’urbanisme de projets contribue à changer, ou pas, dans la division sociale de l’espace d’une ville comme Bruxelles ?

D’abord, il est nécessaire de réunir les projets menés par l’ensemble des opérateurs publics actifs dans le domaine de l’urbanisme à Bruxelles – et ils sont nombreux ! En matière d’aménagement du territoire, comme dans d’autres matières, le paysage institutionnel bruxellois est complexe, composé de multiples organismes opérant dans différents domaines (logement, transports, équipements collectifs, aménagement des espaces publics…), à différentes échelles (communale, régionale, nationale ou européenne) et sur base de différents statuts (administrations, organismes public autonomes, sociétés anonymes de droit public, asbl, fondations…). Ensuite, il est essentiel de ne pas laisser le fond de carte en blanc. De fait, les projets d’urbanisme s’inscrivent dans un espace déjà structuré, en termes sociaux, matériels et symboliques. Ces structures ont été mises en place au cours des époques antérieures de l’histoire de la ville et continuent d’évoluer, du fait de multiples dynamiques socio-économiques, démographiques ou migratoires. La superposition de ces deux « couches » d’information – la localisation des projets urbanistiques (tous opérateurs publics confondus) et les principales dynamiques socio-démographiques actuelles dans la ville – peut alors produire une carte riche de sens, qui rend possible une interprétation du rôle des projets urbanistiques dans la production contemporaine de l’espace urbain bruxellois.

C’est ce principe de superposition de couches qui a été utilisé pour construire la carte ci-dessous (figure 2). La première couche situe les principaux projets urbanistiques lancés par des pouvoirs publics depuis 2010 sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale [2]. Elle reprend les 13 Plans d’aménagement directeur (PAD) et les 8 Contrats de rénovation urbaine (CRU) lancés par la Gouvernement régional à partir de 2017 [3] ainsi que le périmètre d’application du Plan Canal adopté en 2015 par le même Gouvernement régional. La carte indique également les projets d’infrastructures liés à la nouvelle ligne de métro 3 (stations et tunnel), les espaces publics transformés en piétonnier ou ayant fait l’objet de réaménagements substantiels (trottoirs, mobilier urbain, plantations…) ainsi que les principaux nouveaux équipements culturels (musées, centres d’art ou salles de spectacles) ou d’activités économiques (centres d’entreprises, incubateurs…) inaugurés depuis 2010. En matière de logement, la carte reprend les nouveaux ensembles de plus de 50 logements produits dans le cadre de dispositifs d’acquisition aidée à la propriété (logements dits ‘moyens’ mis en vente par Citydev ou par le Fonds du logement) ainsi que les nouveaux ensembles de plus de 50 logements sociaux ou à loyer modéré mis en location par la Société du Logement de la Région de Bruxelles-Capitale (SLRB) ou par le Fonds du logement. Enfin, la carte situe encore 8 autres projets récents ou en cours, de la reconversion de la Bourse en Belgian Beer World au centre-ville à la nouvelle prison de Haren, au nord du territoire régional.

La seconde couche représente, de manière schématique, l’étendue spatiale des quatre dynamiques socio-démographiques actuellement les plus marquantes à Bruxelles. Au centre de la ville, on trouve, côté ouest, les principaux quartiers d’accueil, d’installation ou de transit de ménages populaires (issus ou non de l’immigration internationale) et, côté est, les quartiers les plus marqués par des processus de gentrification. En seconde couronne urbaine, on trouve, au nord et à l’ouest, les quartiers fonctionnant comme espaces de réception des ménages de classes populaires ou intermédiaires quittant les quartiers populaires centraux (de Forest à Haren) et, au sud et à l’est, les quartiers principalement marqués par la consolidation de leurs caractéristiques bourgeoises (d’Uccle à Woluwé-Saint-Lambert) [4]. Enfin, la carte indique aussi les directions prédominantes des migrations résidentielles des classes populaires, à l’intérieur de la Région de Bruxelles-Capitale ou vers des communes flamandes ou wallonnes [5].

Figure 2. Une carte politique de l’urbanisme bruxellois

Espaces pleins, espaces vides

À l’évidence, la géographie de l’urbanisme de projets à Bruxelles n’a rien d’uniforme ou d’homogène. Le contraste est saisissant entre les quartiers populaires centraux, marqués par une abondance de projets, et les quartiers aisés du Sud et de l’Est de la ville, où les projets sont beaucoup plus rares. Autrement dit, à une « avalanche » de projets publics dans les premiers fait écho un « vide » relatif dans les seconds. Ce contraste aurait encore été plus marqué si les Contrats de quartier durables avaient également été représentés sur la carte : 40 programmes de ce type ont été lancés depuis 2010, tous dans des quartiers centraux de la ville [6] – mais la carte en serait probablement devenue illisible.

Ce résultat peut ne pas surprendre. On peut en effet le voir comme la traduction d’un ciblage préférentiel des quartiers populaires (alias le « croissant pauvre ») par des programmes de rénovation urbaine, en vue d’y combler une série de déficits en termes de logements, d’équipements ou d’espaces publics. En termes urbanistiques, on parle de territorialisation des politiques urbaines, c’est-à-dire, de concentration spatiale (et temporelle) des investissements publics dans des périmètres sélectionnés en vue d’y créer des conditions favorables pour susciter à leur suite d’autres investissements, par des acteurs privés en particulier (propriétaires d’immeubles, promoteurs immobiliers, commerçants, entrepreneurs culturels…). Cette stratégie est aussi souvent présentée comme une recherche « d’effets d’entraînement » ou « d’effets « boule de neige » au départ d’investissements publics dans l’environnement bâti, les équipements ou les espaces publics de divers quartiers. Le Plan Régional de Développement Durable, principal document stratégique d’aménagement du territoire actuellement en vigueur à Bruxelles, indique à cet égard que :

les pôles présentant un potentiel exceptionnel bénéficient d’une intervention prioritaire et massive des pouvoirs publics. La requalification du territoire du canal, véritable épine dorsale de la Région est, dans cette optique, primordiale (p. 37).

Si un certain nombre de projets mis en œuvre dans les quartiers populaires centraux entendent répondre à des besoins sociaux bien identifiés (manque de logements abordables, d’équipements scolaires ou de services socio-culturels, par exemple), beaucoup d’autres ont un autre objectif avec pour principal mot d’ordre : renforcer « l’attractivité » des quartiers ou de la ville. Ces derniers ont pour logique première de mettre en valeur, et en vitrine, des « potentiels territoriaux » dans une optique de rayonnement métropolitain – comme par exemple lorsqu’un grand garage automobile situé le long du canal à la lisière du centre historique de la ville est racheté par le Gouvernement régional en vue de le reconvertir en un musée d’art moderne et contemporain de calibre international. Par construction, les projets coulés dans ce moule de l’attractivité urbaine s’adressent en priorité à des publics exogènes aux espaces ciblés (investisseurs, visiteurs, touristes, nouveaux habitants…), et traduisent en cela des objectifs de transformation de l’existant.

Or les quartiers populaires bruxellois ne sont pas que des espaces de relégation sociale. Les représenter unilatéralement en termes d’espaces « en déshérence » mais plein de « potentiels » (ou « d’opportunités ») occulte les diverses ressources d’usage qui y sont accessibles, en matière d’accès à des logements, à différentes formes de travail et de revenus, ou encore à des lieux de sociabilité et des réseaux d’interconnaissances [7]. En d’autres termes, les quartiers populaires remplissent un rôle de soutien essentiel pour nombre de travailleurs immigrés ou précaires, de familles pauvres, d’artistes ou d’étudiants sans grands moyens financiers…, rôle qu’aucun autre espace de la ville n’assure. Les projets visant à transformer ces quartiers au nom de l’attractivité urbaine mettent ces ressources d’usage, déjà fragiles, sous forte pression. De surcroît, à Bruxelles, les quartiers populaires se trouvent à la lisière des espaces les plus marqués par la gentrification, c’est-à-dire par le profil plus favorisé des entrants que des sortants du quartier (voir note 4). Ainsi, même sans intention explicite de remplacer la population en place, ces projets d’attractivité installent de facto des conditions matérielles ou symboliques favorables à l’expansion spatiale des processus de gentrification.

Il est tout aussi significatif de relever que les projets urbanistiques calibrés autour d’attentes d’attractivité métropolitaine sont par contre beaucoup moins fréquents dans les quartiers aisés de seconde couronne sud et est de la ville. Le « vide » de projets dans ceux-ci interpelle tout autant que le « plein » constaté dans les quartiers populaires centraux. Les ambitions de réaménagement de l’existant apparaissent ici limitées à quelques sites particuliers et épars, dont le viaduc Hermann-Debroux (objet d’un PAD), l’ancien hippodrome de Boitsfort (en voie de reconversion) ou les sites des Dames blanches à Woluwe-Saint-Pierre ou du Champs de Cailles à Watermael-Boitsfort (où sont prévus la construction d’ensembles mêlant logements sociaux et moyens). De même, les projets de réaménagement d’espaces publics y sont très peu nombreux. Le contraste est également très net si l’on compare le nombre de projets de logements sociaux (de plus de 50 logements) menés dans cette partie de la ville par rapport au nombre nettement plus élevé de projets du même type localisés dans des quartiers de seconde couronne ouest ou nord. En somme, l’option dominante dans les quartiers aisés de la ville paraît être le maintien en l’état des configurations existantes, c’est-à-dire, la conservation de la « griffe spatiale » de ces espaces historiquement bourgeois [8].

En conclusion, superposer sur une même carte la localisation des projets d’urbanisme à Bruxelles et l’extension spatiale des dynamiques socio-démographiques les plus marquantes à l’échelle de la ville permet de tirer deux principaux enseignements.

D’une part, ce sont, de très loin, les quartiers populaires centraux de la ville qui constituent aujourd’hui le terrain privilégié de l’urbanisme de projets à Bruxelles. Plus encore, aux côtés des espaces qui concentrent traditionnellement les équipements métropolitains de la ville (comme le Mont des Arts pour les grands musées, le plateau du Heysel pour les grandes expositions ou le quartier européen, par exemple), c’est dans les quartiers populaires centraux, en particulier dans l’axe structuré par le canal, que l’on retrouve la plupart des nouveaux projets calibrés autour d’attentes d’attractivité urbaine : nouveau musée ou « pôle créatif », nouveaux parcs de grande envergure, nouveaux ensembles de logements moyens, nouveaux espaces festifs ou de consommation… Un lien structurel apparaît ici entre urbanisme de projets, encouragement de processus de gentrification et mise sous pression des ressources d’usage des quartiers populaires.

D’autre part, davantage encore que par les mobilisations de collectifs d’habitants contre certains projets (de logements sociaux, en particulier [9]), la conservation des caractéristiques d’exclusivité sociale des quartiers historiquement bourgeois de la ville y repose d’abord sur l’absence (ou presque) de projet visant à les transformer. L’option urbanistique première, là, semble être la conservation d’un existant aisé.

Notes

[1Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale, 2020. Baromètre social 2020, Commission communautaire commune, p. 95.

[2Elle ne reprend donc pas les projets lancés par des acteurs privés (promoteurs immobiliers, entreprises…).

[3Par soucis de lisibilité, la carte ne détaille pas les divers projets menés dans le cadre de ces programmes, PAD ou CRU (nouveaux équipements, réaménagements d’espaces publics, rénovations de bâtiments…).

[4L’identification de ces quatre dynamiques a été réalisée au moyen d’une analyse des migrations résidentielles à l’échelle des quartiers sur la période 2008-2015. En pratique, on a comparé, pour chaque quartier de la ville, le profil social des personnes qui s’y sont installées (les ‘entrants’) et celui des personnes qui l’ont quitté (les ‘sortants’). Sur cette base, l’espace de gentrification a été défini en regroupant l’ensemble des quartiers pour lesquels les entrants avaient en moyenne un profil social plus avantagé que les sortants. Dans les quartiers populaires comme dans les quartiers bourgeois, par contre, le profil des entrants n’est pas sensiblement différent du profil des entrants, mais les profils populaires sont nettement surreprésentés dans les premiers et les profils favorisés dans les seconds. Enfin, les quartiers de réception de ménages quittant les quartiers populaires centraux se distinguent par des profils d’entrants moins favorisés que ceux des sortants. Les espaces qui apparaissent en blanc sur la carte correspondent soit à des espaces très peu peuplés, soit à des quartiers où aucune de ces quatre dynamiques ne ressort nettement. Cette typologie complète des travaux antérieurs présentés dans Van Hamme G., Grippa T. et Van Criekingen M. (2016), ’Mouvements migratoires et dynamiques des quartiers à Bruxelles’, Brussels Studies, n° 97, URL : http://journals.openedition.org/brussels/1331.

[5Ces directions prédominantes ont été identifiées dans Van Hamme G., Grippa T. et Van Criekingen M. (2016), op. cit. et dans De Laet S. (2018), ’Les classes populaires aussi quittent Bruxelles. Une analyse de la périurbanisation des populations à bas revenus’, Brussels Studies, n° 121, URL : http://journals.openedition.org/brussels/1630.

[6Une carte détaillée des projets menés dans le cadre des Contrats de quartier durable est disponible sur le site de l’administration régionale de l’urbanisme – https://quartiers.brussels/1/. On peut y voir la concentration des réalisations dans les quartiers populaires centraux.

[7Pour une analyse plus détaillée en ces termes, voir Mathieu Van Criekingen (2021), « Gentrification et résistances ordinaires des quartiers populaires. Élaboration théorique et illustration empirique sur un terrain bruxellois », Espace populations sociétés, 2-3, URL : http://journals.openedition.org/eps/12032.

[8La notion de « griffe spatiale » est reprise des travaux de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon. Pour une analyse historico-géographique des quartiers élitaires bruxellois, voir Debroux T., Decroly J.-M., Deligne C., Galand M., Loir C., Van Criekingen M. (2011), « Permanence et transformation des espaces résidentiels élitaires à Bruxelles (18e – 21e siècle) », in Backouche I., Ripoll F., Tissot S. et Veschambre V. (dir.) La dimension spatiale des inégalités, Presses universitaires de Rennes, Rennes, p. 189-207.

[9Voir Gilles Van Hamme et Hugo Périlleux, Défendre son pré-carré. Le conflit sur l’usage du terrain du champ des cailles à Watermael-Boitsfort, Observatoire belge des inégalités, 4 avril 2022.