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Travail Genre

Une journée avec Anita, femme de ménage à l’ULB

30 janvier 2018 Manon Legrand

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Cet article a initialement été publié par la revue axelle dans le Hors-série n°195-196.

Si les salles de cours et les bureaux de l’Université libre de Bruxelles (ULB) restent propres, c’est notamment grâce à elle. Anita (nom d’emprunt) fait partie des 80 membres du personnel de nettoyage de l’université. Un métier invisible aux lourdes pressions, tant sur le dos que le ciboulot.

L’entreprise ISS (International Service Solutions) employait en 2016 plus de 500 000 travailleurs et travailleuses dans plus de 77 pays et avait un chiffre d’affaires de 10 milliards d’euros… Anita, dont nous vous proposons le témoignage, en fait partie : elle est employée par ISS pour assurer le nettoyage des bureaux de l’Université Libre de Bruxelles. La description détaillée de sa journée de travail et de ses conditions d’emploi illustre les effets très concrets d’évolutions structurelles du capitalisme depuis les années 1980. Depuis cette période, pour répondre aux exigences croissantes de flexibilité, les entreprises se recentrent sur leur activité principale et tendent à sous-traiter un nombre croissant de services autrefois intégrés au sein de l’entreprise.

Ce modèle économique d’abord appliqué dans le secteur privé a ensuite pénétré les services publics ou fortement subventionnés, comme les universités ou les hôpitaux. Ce recours systématique à la sous-traitance est supposé accroître l’efficience, en ayant recours à des entreprises spécialisées, et donc diminuer les coûts. Si ce raisonnement est souvent valable pour les services très spécialisés, il en est tout autrement pour les services de base, tels que le nettoyage. Dans de tels secteurs d’activité, intensifs en main-d’œuvre, où les économies d’échelle sont faibles [1] et où la diminution des salaires est légalement impossible (le salaire minimum étant d’application), la réduction des coûts ne peut s’effectuer que par le biais d’une forte pressurisation des travailleurs [2]. Autrement dit, les conditions de travail des nettoyeur-se-s se trouvent être la principale variable d’ajustement permettant de réduire les coûts et ainsi d’augmenter la marge de l’entreprises sous-traitante. Pour autant, le gain financier pour le donneur d’ordre d’une telle opération n’est nullement garanti, entre autres parce qu’il suppose la multiplication des niveaux de contrôle.

Il est 6 heures précises. Anita arrive d’un pas rapide dans un bâtiment de l’Université libre de Bruxelles. Anita connaît les lieux comme sa poche. Depuis l’année de ses 18 ans et de son arrivée en Belgique, elle y est « femme de ménage » – elle préfère ce terme à « technicienne de surface », « trop intellectuel ! »

6h03

Tablier ISS sur le dos, du nom de la boîte de nettoyage à laquelle l’ULB a externalisé ses services depuis 2014, Anita sort du local de nettoyage son chariot full équipé : microfibres, sacs-poubelles, seau de lavage, serpillère à manche télescopique, appelée la « mop » dans le jargon. « Ne te fie pas aux apparences, prévient-elle tout de suite. On est souvent à court de matériel. ISS fait des économies partout. Dans mon seau, j’ai un produit de machine d’entretien parce qu’il n’y a plus de savon pour le sol. Et les microfibres, faut encore qu’elles soient nettoyées. Parfois je préfère les garder et les rincer moi-même. J’en ai déjà récupéré des noires et trouées, ça fait pas propre devant le client. »

Entre 6h03 et 9h59

Frapper à la porte du premier bureau, tourner la clé dans la serrure si personne n’est à l’intérieur, vider la poubelle déchets, vider la poubelle papiers, passer la mop, fermer la porte, et hop, au bureau suivant. Anita répète les étapes avec énergie. Les tâches quotidiennes sont reprises dans un planning complexe qu’elle maîtrise par cœur. « C’est pas ‘un jour, un étage’, explique-t-elle. Je dois faire tous les étages du bâtiment tous les jours mais les tâches sont morcelées : il y a des jours pour les bureaux, d’autres pour les accès extérieurs. Mais même avec cette organisation, on ne sait jamais tout faire. Donc je triche, je m’adapte. Par exemple, je vide les poubelles et je prends les poussières en même temps certains jours, et je reporte au lendemain ce que je n’ai pas eu le temps de faire… »

« Si les responsables nous voient avec une cigarette ou en train de boire un café, on reçoit directement un avertissement. »

Anita est formelle : il est impossible de répondre aux exigences de son employeur dans le temps imparti. « ISS a proposé l’offre la plus basse pour pouvoir décrocher ce chantier en 2014. Le problème, c’est que l’ULB vient nous contrôler pour la qualité. Mais c’est impossible avec tout le travail qu’on a… » Depuis l’arrivée de l’entreprise, l’équipe de nettoyage a d’ailleurs mené plusieurs grèves pour dénoncer cette pression. Avec des résultats ? « Il y a eu des améliorations sur les contrats, qui n’étaient pas toujours en règle, mais le problème de la surcharge de travail, lui, n’a jamais été résolu. »

10h00

L’heure de la pause café-cigarette ? En fait, non. « On n’y a plus droit depuis ISS », explique Anita. Le règlement affiché dans la buanderie interdit aussi de manger, d’utiliser son gsm ou un lecteur mp3 pendant le travail. « Si les responsables nous voient avec une cigarette ou en train de boire un café, on reçoit directement un avertissement… Je m’en fous de ne pas fumer, je peux m’en passer ; mais ce qui me rend folle, c’est que les responsables d’ISS, eux, ils peuvent », s’énerve Anita. Il lui arrive de se faufiler derrière le bâtiment, où elle retrouve parfois des collègues qui ont trouvé la même planque pour profiter d’une clope en vitesse. Quant au café, « les secrétaires du rez-de-chaussée m’en proposent. De temps en temps, j’en prends un, je le pose sur mon chariot. » Discrètement.

11h00

Anita avance de bureau en bureau, le rythme toujours soutenu. Je commence à avoir sérieusement envie de m’asseoir. « Franchement, si je me dis que je bosse pour les responsables, je démissionne direct. Moi, j’aime mon boulot, mais pour les clients. » Anita a connu des expériences désagréables, comme une accusation de vol : « On a les clés, donc on est directement accusée, pas de présomption d’innocence pour les femmes de ménage ! » Mais en règle générale, et elle insiste, « les clients sont reconnaissants, ils me remercient. Ça fait du bien, parce qu’il arrive que des mails de remerciement envoyés aux responsables ne nous soient pas transmis. » Discuter avec les gens, elle y tient plus que tout : « Même ça, ils ont voulu nous l’enlever, alors qu’on a eu des formations « human touch » pour apprendre à communiquer avec le client… Mais moi, je le fais, pas des heures bien sûr, même pas cinq minutes. »

11h45

Pause de midi. « C’est l’occasion de se retrouver entre nous à la cantine, de discuter », explique Anita. Les employé•es ne bénéficient pas du tarif réduit, puisqu’elles/ils ne font pas partie du personnel de l’université. Anita paye la sous-traitance jusque dans son assiette.

12h15

L’après-midi, Anita travaille dans un autre bâtiment. Occupée à récurer les WC, elle sort une boulette de papier toilette calée derrière la chasse d’eau. « Ça, c’est un piège posé par les brigadiers pour vérifier qu’on fait bien son travail ». [3] Les « brigadiers », en majorité masculins, sont engagés par l’ULB pour contrôler le nettoyage. Et, de l’avis de plusieurs femmes de ménage, ils prennent un malin plaisir à mettre des bâtons dans leurs roues. Il y a quelques mois, ce harcèlement a failli provoquer une crise cardiaque à un travailleur, engendrant une nouvelle grève du personnel.

12h30

Une collègue d’Anita passe la voir. On discute un peu. Assise sur un gros rouleau de papier toilette, le visage marqué, elle confie, en colère : « Je crève de mal au dos. L’ergonomie, c’est une promesse sur papier. La seule ergonomie possible, c’est de rabaisser les exigences. » Elle ne cesse de reporter son opération. « J’ai peur que mes horaires changent, ou d’être transférée sur un autre site… Et si je partais, ce serait pour aller où ? Ici, on a un contrat temps plein [payé environ 1.300 – 1.400 euros net, ndlr], c’est pas le cas de toutes les femmes de ménage. »

13h00

Il reste une demi-heure de boulot. Anita aspire les escaliers avec sa grosse machine et passe la serpillère. Si fort et si vite que je lui demande comment elle n’a pas encore une tendinite. Parce qu’elle est encore jeune. Elle m’explique : « Je dois pas encore trop me plaindre. Dans l’équipe, il y en a qui ont 60 ans… C’est dur pour elles physiquement ! Mais on s’aide entre nous, discrètement. »

Et elle, Anita, comment entrevoit-elle les nombreuses années à venir ? « J’espère que je tiendrai jusqu’à 67 ans… On n’a pas le choix, de toute façon. » À peine le découragement apparaît-il sur son visage qu’elle se reprend et lance, tout sourire, à sa collègue : « Allez, on va en fumer une dernière ! »

Notes

[1L’économie d’échelle peut se définir comme l’accroissement de l’efficacité permise par celle de la production : plus on produit, moins il est cher de produire une unité.

[2L’organisation du travail dans le secteur du nettoyage a notamment été décrite dans l’article Les ouvrières du nettoyage

[3Le fait qu’il s’agisse d’un piège est contesté par les brigadiers, ainsi que par certain-e-s travailleur-e-s. Néanmoins, cela témoigne de l’oppression ressentie par les travailleur-e-s, et du climat de suspicion dans lequel ils/elles travaillent.