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Inégaux face aux technologies numériques : un problème d’accès ?

24 août 2020 Périne Brotcorne
Cet article est la republication d'un article initialement paru le 19 juillet 2016

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En 2005, 58% des ménages belges disposaient d’un ordinateur, la connexion internet n’était présente que dans 1 ménages sur 2 et seuls, 56% de la population étaient des utilisateurs d’internet [1]. Ces enquêtes alimentent la base de données Eurostat sur la société de l’information. En 2014, 84 % des ménages ont au moins un ordinateur, 83 % disposent d’une connexion internet via un ordinateur, un smartphone, ou une tablette. Seuls, 13 % des 16-74 ans n’ont jamais utilisé internet. Le constat est sans appel : les niveaux d’équipement et de consommation des technologies numériques ont fortement progressé ces 10 dernières années en Belgique. Peut-on pour autant affirmer que les inégalités face à ces outils se gomment progressivement ? Rien n’est moins sûr. Quelles formes prennent alors ces inégalités à l’heure de la banalisation des équipements numériques et de leurs usages ? Cet article vise à faire le point sur la question pour la Belgique.

La fracture numérique : de quoi parle-t-on ?

La fracture numérique est l’expression populaire qui désigne un large éventail d’inégalités liées à l’accès aux technologies numériques (aussi appelées « TIC » technologies de l’information et de la communication) [2] et à leur utilisation.

D’abord focalisée sur l’accès aux TIC, elle a fait l’objet de critiques, notamment parce qu’elle se centrait seulement sur l’aspect matériel alors que les taux d’équipement et de connexion des ménages augmentaient rapidement.

En effet, les inégalités face au numérique se n’arrêtent pas une fois que les personnes s’équipent. Le penser c’est présupposer implicitement que l’accès aux TIC conduit automatiquement à leur usage effectif, en oubliant les éventuels obstacles que chacun peut rencontrer pour les utiliser. Une fois la barrière de l’accès franchie, des différences peuvent apparaître dans la façon dont les contenus en ligne sont utilisés. Ces inégalités liées aux usages sont nommées par certains la « fracture numérique de second degré » pour la différencier de celle du « premier degré » liée à l’accès aux TIC.

Il reste qu’on considère encore souvent que les inégalités face au numérique se réduisent au fur et à mesure que la population se connecte. Disposer d’un ordinateur ou d’une application mobile, d’une connexion internet et les utiliser sont les deux indicateurs généralement retenus pour repérer les cas de fracture numérique [3]

Or, se limiter à ces dimensions, c’est oublier que derrière le taux d’utilisation se cachent des usages d’intensités et de natures diverses, qui demandent des compétences variables et qui sont loin d’offrir les mêmes bénéfices en termes de participation aux différents domaines de la société, comme l’emploi ou l’éducation par exemple.

Les inégalités d’accès à internet sensiblement en baisse

L’évolution des inégalités d’accès à internet [4] se mesure ici par le taux d’équipement des ménages et par la proportion de personnes de 16 à 74 ans qui utilisent internet. C’est indéniable : le taux d’accès à internet à domicile et le pourcentage d’utilisateurs a augmenté dans les toutes catégories sociodémographiques depuis 10 ans. Ce développement est notamment dû à la progression de l’accès mobile à internet via les tablettes et smartphones ces dernières années. 59% de la population accèdent à internet via une application mobile en 2014 contre 44% il y a deux ans. Ce constat d’ensemble ne doit pas pour autant faire oublier la persistance d’inégalités en la matière au sein de certaines catégories de la population, dont les plus défavorisées. Certes, 83% de l’ensemble des ménages ont aujourd’hui une connexion internet, mais, parmi les 25% des ménages les pauvres, à peine 6 sur 10 en disposent. De même, seuls 40% des personnes vivant dans ces familles ont un smartphone ou une tablette alors qu’ils sont 75% à être dans le cas lorsqu’ils sont issus des 25% des ménages les plus riches. La proportion d’utilisateurs d’internet dans les ménages pauvres est aussi beaucoup plus basse. Elle a seulement dépassé les 50% depuis 2011. En 2014, elle est de 66% contre 96% dans les ménages les plus riches.

En matière d’utilisation d’internet, d’autres facteurs sont aussi déterminants dont le niveau de diplôme et le genre.

Le niveau de diplôme est facteur discriminant majeur en la matière. En dépit d’une augmentation du taux d’utilisateurs parmi ceux n’ayant pas obtenu de diplôme du secondaire ces dernières années, seules 6 personnes faiblement diplômées sur 10 se connectent au réseau contre plus de 9 sur 10 parmi les diplômés de l’enseignement supérieur. D’ailleurs 28 % des non utilisateurs ont un faible niveau de diplôme contre 2 % à peine parmi les plus diplômés.

Si, globalement, les disparités de genre dans l’accès à internet ont quasiment disparus ces dernières années, les écarts entre hommes et femmes restent importants chez les peu diplômés et les plus âgés. Parmi les femmes de plus de 55 ans, moins de 50% utilisent internet contre 65% d’hommes. De même, on dénombre 58% d’utilisatrices parmi les femmes sans diplôme du secondaire contre 70% chez les hommes.

Dans l’ensemble, les inégalités d’accès n’ont donc pas complètement disparu. Celles‐ci se sont certes réduites, dans le sens où elles concernent moins d’individus, mais elles se sont approfondies car les risques d’exclusion des non‐utilisateurs se renforcent face à l’injonction de plus en plus généralisée de connexion permanente aux services en ligne dans tous les domaines de la vie en société.

Les disparités dans les usages : un enjeu actuel

Les inégalités relatives aux usages – c’est-à-dire la façon dont les personnes s’en servent et leurs éventuelles difficultés – constituent un enjeu croissant au fur et à mesure que les personnes se connectent. Celles-ci sont notamment dues à une inégale répartition des compétences et des ressources sociales disponibles, c’est-à-dire l’aide de personnes sur qui compter.

Ces inégalités sont un angle mort des données statistiques. Les quelques informations dont on dispose révèlent toutefois des variations notamment dans la nature des usages selon certains marqueurs sociaux.

Ainsi, on constate que plus les personnes sont diplômées, plus elles sont nombreuses à utiliser les différents services en ligne, à l’exception de la participation à des réseaux sociaux et du téléchargement de loisirs audiovisuels, qui sont répandus de façon assez semblable dans toutes les catégories de la population. Ces écarts en faveur des plus diplômés sont particulièrement notables pour les activités de recherches d’information comme la lecture de journaux (76% chez les plus qualifiés contre 46% chez les moins qualifiés), les activités administratives et commerciales comme l’e-gouvernement (78% contre 30%) et la banque en ligne (84% contre 54%) notamment. Les clivages selon les niveaux de revenus sont identiques aux précédents.

Ainsi, globalement, toutes choses étant égales par ailleurs, les personnes les moins diplômées et les moins aisées financièrement tendent à limiter leur utilisation d’internet aux activités de communication et de loisirs. En revanche, le fait d’être hautement diplômé et d’avoir un niveau de vie confortable favorise une utilisation fréquente et diversifiée des multiples services offerts par internet. Peut-on affirmer, avec F. Granjon [5], que les réseaux sociaux et les loisirs en ligne (jeux, films, musique) tracent les contours d’un « internet des classes populaires » alors que les autres services numériques portent l’empreinte d’une inégale répartition du capital culturel ? Plusieurs études de terrain vont en tout cas dans ce sens.

Proportion d’utilisateurs d’internet ayant utilisé divers services en ligne selon leur niveau d’instruction et le niveau de revenu de leur ménage (2014)
TousNiveau instructionNiveau Revenu
Inférieur Supérieur 1er quartile 4ème quartile
Activités de communication ou de divertissement Courrier électronique 91 82 97 81 97
Téléchargement de jeux, musique, films 65 65 67 60 69
Participation à des réseaux sociaux 62 60 62 54 67
Activités de recherche d’informations Informations sur des biens et des services 84 72 93 71 92
Lecture de journaux ou magazines en ligne 62 46 76 46 74
Activités administratives et commerciales Interaction avec les pouvoirs publics 55 30 78 35 71
Banque en ligne 72 54 84 53 81
Achats de biens ou services en ligne 63 44 77 39 76
Niveau d’instruction : inférieur = au maximum certificat du secondaire inférieur ; secondaire = diplôme secondaire ; supérieur = diplôme de l’enseignement supérieur court ou long, universitaire ou non. Niveau de revenu du ménage dans lequel vit la personne concernée : 1er quartile = 25% les plus pauvres, 4ème quartile = 25% les plus riches.

Les inégalités numériques reflètent donc largement les inégalités sociales préexistantes et viennent même parfois les renforcer. Les personnes désavantagées face au numérique sont donc d’abord et avant tout des « désavantagés sociaux ».

Soulignons pour finir que toute différence dans l’accès et les usages n’est pas nécessairement une inégalité. Pour que ces écarts revêtent un caractère inégalitaire, ils doivent engendrer des mécanismes de discrimination ou d’exclusion dans divers domaines de la vie sociale (l’emploi, la formation, la culture, la participation citoyenne, etc.). Ce ne sont donc pas les variations dans l’accès et les usages qui révèlent les phénomènes d’inégalités numériques, mais leur incidence sur la capacité des personnes à tirer profit des possibilités offertes par les technologies pour mener leurs propres projets et renforcer leur participation à la société. A l’heure où la plupart des services d’intérêt public se numérisent, les risques de mise à l’écart des divers domaines de la vie sociale sont réels pour tous ceux qui ne sont pas en mesure de mobiliser pleinement ces outils à des fins d’intégration sociale.

Notes

[1Toutes les données de cet article proviennent dubaromètre de la société de l’information 2015. Cette enquête est réalisée et publiée chaque année par le SPF Économie et statistiques (Statbel)

[2Par souci de simplification, dans cet article, le terme générique « technologies numériques » désigne les ordinateurs fixes et portables ainsi que les applications mobiles (tablettes et smartphones) connectés ou non à internet. De plus, le terme « technologies de l’information et de la communication », dont l’acronyme est « TIC », et celui « d’outils numériques » sont utilisés comme synonymes de « technologies numériques »

[3Pour s’en convaincre, il suffit de lire les termes dans lesquels on appréhende l’évolution de la fracture numérique dans l’enquête TIC, ménages et individus réalisée Statbel ainsi que dans le baromètre des usages numériques des citoyens wallons réalisé chaque année par l’Agence du Numérique.

[4Dans la suite de cet article, parmi les indicateurs statistiques relatifs aux technologies numériques, on choisit de ne retenir que ceux concernant la diffusion et les utilisations d’internet. Les données statistiques montrent en effet que peu de personnes utilisent l’ordinateur ou une application mobile sans utiliser internet, internet étant l’application phare des technologies numériques aujourd’hui.

[5Granjon F. (2012), Reconnaissance et usages d’internet. Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée, Presses des Mines et Paritech, Paris.