Le spécialisé en Communauté française, un enseignement spécial... pour les pauvres
10 avril 2015
StudioTempura@flickr
Chaque année, une partie des élèves sont orientés vers l’enseignement spécialisé. La plupart ont entre 7 et 12 ans. En 2012, l’enseignement spécialisé de la Communauté française accueillait près de 34 000 enfants, c’est-à-dire environ 5 % du total de ses élèves. Une proportion qui ne cesse d’augmenter ces dernières années [1].
L’enseignement spécialisé a pour but de « rencontrer les besoins éducatifs spécifiques des élèves en difficulté » grâce à un encadrement pédagogique particulier, augmenté de personnel paramédical, psychologique et social. Il est organisé en huit types selon les difficultés des enfants. C’est le type « retard mental léger » qui compte le plus d’élèves (39%). Ensemble, les types « retard mental », « troubles du comportement » et « troubles des apprentissages » reprennent l’immense majorité des élèves.
Les statistiques montrent que les enfants des quartiers pauvres sont sur-représentés dans l’enseignement spécialisé. L’origine sociale des élèves est ici approchée par le niveau socio-économique moyen dans leur quartier de résidence. Dans les quartiers les plus défavorisés, 6 % des enfants sont inscrits dans le spécialisé. Dans les quartiers les plus favorisés, cela concerne seulement 1,5 % des enfants, c’est-à-dire quatre fois moins.
Ce constat a de quoi surprendre car l’enseignement spécialisé n’a clairement pas pour objectif de résoudre des difficultés d’apprentissage liées à l’environnement social des enfants. Ces difficultés devraient être prises en charge dans le cadre de l’enseignement ordinaire, avec les moyens adaptés. Plus étonnant encore, cette sur-représentation des enfants des quartiers pauvres s’observe pour presque tous les types, et elle est la plus forte dans les classes d’enfants diagnostiqués comme souffrant d’« arriération mentale » – des troubles qui ne sont en principe pas liés à l’environnement social.
Ce qui explique cette situation, c’est avant tout un problème au niveau de l’orientation des enfants. Les définitions des types sont sujettes à interprétations et les décisions prises par les enseignants et les centres PMS comportent une grande part de subjectivité. Les textes officiels n’excluent pas toujours clairement la possibilité d’orienter un enfant vers le spécialisé simplement parce qu’il présente un retard scolaire important. Les examens pratiqués par les centres PMS afin de décider du placement ont souvent été critiqués [2]. Les examens réalisés incluent encore souvent un test de Quotient Intellectuel, dont il a été montré à de nombreuses reprises qu’il teste davantage les connaissances et le positionnement social des individus que le fonctionnement de la « machinerie cognitive » [3].
Ainsi, par le biais de l’orientation vers le spécialisé, l’école ordinaire exclut des enfants qu’elle ne devrait pas exclure. Beaucoup d’enfants sont jugés inadaptés à l’enseignement ordinaire pour des raisons culturelles, sociales, affectives. Un enfant qui prend du retard dans ses apprentissages à cause d’une situation familiale difficile à gérer, par exemple, ou parce que le français n’est pas sa langue maternelle, peut se retrouver exclu de l’enseignement ordinaire alors qu’il ne souffre d’aucun trouble durable.
La composition sociale des classes de l’enseignement spécialisé est aussi influencée par le fait que les parents ont des réactions variables face à l’orientation préconisée par les centres PMS. C’est aux parents qu’appartient, en dernier recours, le choix d’accepter ou non un placement dans le spécialisé. Or, dans les milieux aisés, les familles ont à la fois plus de moyens culturels pour résister à l’orientation conseillée et plus de moyens économiques pour trouver des alternatives (séances de logopédie privée, etc). Les enfants des milieux défavorisés sont donc plus souvent orientés vers le spécialisé par les centres PMS, mais leurs parents acceptent aussi plus souvent le placement effectif.
Si cette situation est très alarmante, c’est parce que l’orientation vers l’enseignement spécialisé a de lourdes conséquences pour les enfants et leurs familles. Il y a la portée affective d’une telle décision pour les parents, amenés à considérer leur enfant comme atteint d’un « mal » insurmontable. Très souvent, le passage vers le spécialisé est aussi vécu comme stigmatisant par les familles. L’enfant, lui, est de fait placé en situation de marginalité, ce qui peut se traduire par des difficultés d’apprentissage supplémentaires.
Mais les chiffres montrent aussi qu’un passage par le spécialisé en primaire pèse lourdement sur le futur scolaire des enfants : au moment du passage vers l’enseignement secondaire, la grande majorité des enfants issus du primaire spécialisé sont orientés vers le secondaire spécialisé ou vers les filières professionnelles de l’enseignement ordinaire. Ces chemins mènent, dans l’un et l’autre cas, à des positions dévalorisées sur le marché de l’emploi.
C’est donc toute une carrière scolaire, mais aussi professionnelle et sociale, qui peut être scellée par un examen mené sans précautions suffisantes, souvent vers l’âge de 7 ou 8 ans. Dans une Communauté française championne des inégalités sociales à l’école, le spécialisé apparaît ainsi, pour beaucoup d’enfants, comme une filière de relégation parmi d’autres... à la différence que l’orientation, ici, se fait dès la plus tendre enfance.
Notes
[1] Toutes les données chiffrées de cet article proviennent de la Fédération Wallonie-Bruxelles (ETNIC).
[2] Voir par exemple l’analyse de la FAPEO (2012), « QI = intelligence ? » sur http://www.fapeo.be/wp-content/analyses/analyses2012/QI.pdf ou les propos de Denis Verheulpen, neuro-pédiatre, dans l’article http://www.lejim.info/spip/spip.php...
[3] M. Deleau, Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation (éd. Retz).