L’école en Belgique renforce les inégalités
20 février 2015 ,
Thomas Favre-Bulle@flickr
Selon une idée répandue, l’école serait aujourd’hui accessible à tous et permettrait à ceux qui travaillent suffisamment de s’élever socialement. Dans cette conception, l’enfant d’ouvrier qui étudie consciencieusement aurait autant de chances qu’un enfant issu des milieux nantis de réussir brillamment à l’école. Or, cette vision, si elle est courante, relève plus de l’imaginaire collectif que de la réalité observée. Des études montrent en effet que l’école, loin d’offrir des chances égales à chacun, élimine les élèves qui viennent des milieux les plus modestes [1]. C’est ce que montre le tableau 1, qui met en lien l’origine sociale avec le plus haut niveau d’éducation atteint.
Dans ce dernier, nous avons regroupé les différents emplois possibles en cinq catégories : patrons, indépendants, managers/experts, travailleurs qualifiés et travailleurs peu qualifiés. Les patrons comprennent toutes les personnes qui emploient au moins un salarié dans leur entreprise. Les indépendants, quant à eux, sont des « patrons » qui n’emploient personne. Les managers/experts sont des salariés très diplômés, comme un professeur d’université, un cadre expert financier ou un ingénieur civil. Les travailleurs qualifiés ont une compétence moins rare, par exemple des infirmiers, des plombiers ou des enseignants dans le secondaire. Enfin, les travailleurs peu qualifiés comprennent des emplois tels que ouvriers de manutention ou petits employés de bureau, de la poste ou de l’administration notamment [2].
Dans le tableau, nous avons colorié les cases en orange lorsque l’on y trouve plus d’individus que s’il y avait eu une égalité des chances parfaite entre les différentes catégories [3], et en bleu lorsque l’on y trouve moins d’individus que dans cette même situation théorique. L’intensité de la couleur désigne l’importance de la sur/sous-représentation [4]. On y voit que les enfants de patrons ou de managers/experts ont beaucoup plus de chances que les autres d’avoir un diplôme de l’enseignement supérieur (puisque la couleur orange de ces cases indique que l’on y trouve plus de personnes que dans une situation d’égalité des chances parfaite), alors que les enfants des travailleurs peu qualifiés ont plus de (mal)chances que les autres d’avoir au maximum un diplôme du secondaire inférieur. Les pourcentages, quant à eux, indiquent la provenance sociale des individus pour un niveau d’éducation donné. On voit par exemple que 20,5% des personnes diplômées du supérieur ont un père manager/expert, alors que c’est le cas pour seulement 1,8% des individus qui n’ont pas fini le secondaire ! De manière générale, on fait le constat que les personnes les plus diplômées sont issues des milieux les plus aisés et que plus on vient d’un milieu défavorisé, plus la probabilité d’arrêter tôt ses études est élevée. En résumé, les inégalités devant l’école sont encore grandes.
Comment expliquer que l’école reproduit et renforce les inégalités plutôt qu’elle ne les réduit ? D’une part, les étudiants n’ont pas tous un bagage égal pour faire face aux exigences de l’école. La culture apprise dans les familles aisées est en effet plus proche de la culture scolaire que celle que l’on transmet dans les milieux « populaires » [5]. Cela ne veut absolument pas dire que la culture populaire est plus simpliste ou moins « cultivée », elle est simplement moins valorisée par l’institution scolaire. Par exemple, le moyen d’apprentissage privilégié à l’école est la lecture, activité que l’on pratique davantage chez les nantis que chez les pauvres. D’autre part, cette proximité avec l’institution scolaire se retrouve aussi dans les processus d’orientation et dans les exigences en termes de niveau éducatif. En effet, les classes supérieures maîtrisent mieux les codes de l’école et savent mieux quelles sont les ’bonnes’ et ’mauvaises’ filières. Ainsi, elles vont pousser leurs rejetons à s’inscrire dans des filières prestigieuses et à suivre de longues études. Par ailleurs, suite à un échec, elles vont souvent refuser un déclassement. En réalité, l’école est aussi une machine à (re)produire des inégalités [6], et la société l’accepte car cela semble juste [7].
Comparaison internationale des systèmes scolaires
À ce stade, le tableau semble très noir. Un certain fatalisme pourrait nous guetter : l’école serait fondamentalement inégalitaire. C’est pourtant loin d’être le cas. On peut imaginer une école qui ne participerait pas à la reproduction des inégalités. La comparaison de la situation en Belgique avec celle de pays voisins est riche d’enseignements. Les deux graphiques ci-dessous explorent comment deux caractéristiques des systèmes scolaires – l’importance de la ségrégation entre filières générales, techniques et professionnelles et le recours au redoublement – peuvent influencer les inégalités scolaires [8].
Le graphique 1 situe chaque pays selon son degré d’inégalité scolaire et le caractère plus ou moins poussé de la répartition des élèves en différentes filières (générales, techniques, professionnelles,…). L’inégalité est mesurée par l’intensité du lien entre l’origine sociale et les résultats à un test des aptitudes scolaires. Cela veut dire que l’on considère un pays comme inégalitaire lorsque l’origine sociale influence nettement les résultats scolaires. Quand on regarde ce graphique, on voit que les pays les plus inégalitaires sont ceux dont le système scolaire est le plus fragmenté en filières. En effet, les pays se situent autour d’une diagonale allant d’en bas à gauche à en haut à droite. Les pays situés dans le coin inférieur gauche, comme la Suède, la Finlande, la Norvège, l’Islande, le Canada, la Corée du Sud ou le Japon, présentent à la fois un faible degré d’inégalité et très peu (voire pas) de séparation des élèves en différentes filières. Au contraire, les pays situés dans le coin supérieur droit, comme la Belgique, le Luxembourg ou l’Allemagne, combinent une forte inégalité scolaire avec la séparation d’élèves dans de nombreuses filières. On observe donc un lien entre forte séparation des élèves en filières et l’importance de l’inégalité scolaire.
Le graphique 2 relie cette même inégalité à l’usage du redoublement par l’école. On y discerne une autre tendance : l’inégalité scolaire est liée à la pratique du redoublement. La dispersion des pays autour d’une diagonale allant d’en bas à gauche à en haut à droite montre que les pays qui font plus souvent redoubler les mauvais élèves, au lieu de leur fournir une aide, sont plus inégalitaires. Ainsi, les pays situés dans le coin inférieur gauche, comme le Japon, l’Islande, la Corée du Sud, la Suède ou la Finlande, combinent une inégalité scolaire modérée avec un recours réduit au redoublement. Au contraire, les pays situés dans le coin supérieur droit, comme la Belgique, la France, l’Allemagne, le Luxembourg, le Portugal ou les États-Unis, présentent une forte inégalité scolaire et un intense recours au redoublement. La pratique du redoublement est donc – avec la séparation des élèves en filières – souvent associée à de fortes inégalités scolaires.
On constate donc que l’école en Belgique est l’une des plus inégalitaires parmi les pays riches de la planète ! Pourtant, mettre en œuvre une école qui réaliserait vraiment l’égalité devant l’éducation est possible. On pourrait imaginer apporter un véritable soutien aux élèves en difficulté – très souvent d’origine modeste – plutôt que de les reléguer dans des filières dévalorisées ou les forcer à recommencer leurs années.
Notes
[1] Voir par exemple pour la situation en Belgique : Vandenberghe V., « Enseignement et capital humain en Belgique : où en sommes-nous ? », Regards économiques, 2004, N° 23, http://perso.uclouvain.be/vincent.vandenberghe/Papers/Belgium_HC.pdf ; Dupriez V., Monseur C. et Van Campenhoudt M., « Étudier à l’université : le poids des pairs et du capital culturel face aux aspirations d’étude », Les Cahiers de Recherche en Éducation et Formation, 2009, N° 75, http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/girsef/documents/cahier_75_dupriez_corr_V2(1).pdf.
[2] Pour plus de détails sur cette catégorisation, voir L’American dream en Belgique ?
[3] On considère qu’il y a égalité des chances parfaite lorsque toutes les catégories ont des chances identiques d’atteindre les différents niveaux éducatifs.
[4] En réalité, le fait qu’une case soit colorée indique que la sur/sous-représentation est statistiquement significative par rapport à une situation d’égalité des chances parfaite. L’intensité de la couleur désigne, quant à elle, le degré de significativité.
[5] Voir par exemple pour la situation en Belgique : Liénard G. et Mangez E., « Les inégalités socio-culturelles dans les trajectoires scolaires. L’école fondamentale : enjeu crucial », Les Cahiers Marxistes, 2006, N° 234, pp.9-33.
[6] Pour une synthèse sur les inégalités scolaires et leur production, voir : Duru-Bellat M., Les inégalités sociales à l’école : Genèse et mythes, Paris, PUF, 2002.
[7] Sur la justification des inégalités par l’école, voir l’article « Le racisme de l’intelligence » dans Bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, pp.264-268.
[8] Les données utilisées pour construire ces deux graphiques sont issues de l’enquête PISA 2006 : http://www.pisa.oecd.org. Cette enquête tente de mesurer les aptitudes des élèves de 15 ans en mathématiques, en lecture et en sciences naturelles dans les pays de l’OCDE. Pour des détails sur la construction des variables utilisées, voir : Ghesquière F., Defining school inequalities matters, à paraître.