L’American dream en Belgique ?
18 février 2015
Est-il possible, en travaillant dur, d’arriver aux plus hautes fonctions, même en partant de rien ? De nos jours, cette idée d’égalité des chances est omniprésente. Pourtant, quand on la met à l’épreuve, on constate qu’elle n’est qu’un mythe : les positions sociales qu’occupent les personnes sont fortement liées à celles de leurs parents. Malheureusement, les décideurs politiques, même de « gauche », semblent aveugles face à cette réalité. Il semblerait que plus que de la cécité, cet état de fait témoigne de leur capitulation vis-à-vis du capitalisme et de son cortège d’inégalités.
David Melchor Diaz@flickr
À l’accession d’Elio Di Rupo au poste de Premier ministre en 2011, Paul Magnette, alors ministre PS, déclarait :
[…] c’est le modèle social belge, […] que le fils d’un immigré mineur devienne Premier ministre, c’est la preuve que, dans notre pays, en faisant des études, en travaillant avec de l’effort, même les gens qui sont issus des catégories sociales les plus modestes peuvent arriver aux plus hautes fonctions. C’est quand même un très, très beau symbole du caractère vraiment démocratique de notre pays – et vraiment ouvert. [1]
Paul Magnette, dans cette intervention, traduit une idée fort répandue aujourd’hui : avec de la volonté, on peut arriver au sommet, même en partant de rien. C’est-à-dire que, selon cette idée, notre position sociale ne dépend pas de notre milieu d’origine puisque, quand bien même il y aurait des inégalités, notre « modèle social » permet de les amoindrir, en offrant une chance égale à tous d’atteindre les hautes sphères de la société.
Mais tout cela est-il bien vrai ? Peut-on vraiment grimper en haut de la hiérarchie sociale lorsque l’on part de rien mais que l’on travaille dur ? Eh bien, testons cette affirmation.
L’inégalité des chances en Belgique
Une manière commode d’étudier cette question est de voir si la position sociale des personnes est liée à leur origine sociale. Dans le cas où Paul Magnette aurait raison, ce lien serait inexistant ou très faible. Par contre, dans le cas où la position sociale des personnes ressemblerait à celle de leurs parents, cela voudrait dire qu’il ne suffit pas d’avoir de la « volonté », de travailler dur pour « réussir sa vie » et que, malheureusement, même quand on veut, on ne peut pas toujours.
Le tableau 1 présente ce lien entre la position et l’origine sociales [2]. Pour construire les catégories de celui-ci, nous sommes partis de l’idée que l’importance des ressources dont bénéficie une personne dans sa vie de tous les jours est largement déterminée par sa position dans les rapports d’exploitation capitalistes [3]. De ce fait, nous nous sommes basés sur l’activité professionnelle pour définir la position sociale. Nous avons regroupé les différents emplois possibles en cinq catégories : patrons, indépendants, managers/experts, travailleurs qualifiés et travailleurs peu qualifiés. Les patrons constituent tendanciellement la catégorie la plus avantagée puisqu’ils construisent leur richesse principalement à partir de l’exploitation de leurs salariés. Les indépendants se situent entre les patrons et les salariés, ceux-ci n’étant pas formellement exploités et dominés par un employeur. Les salariés constituent la plus grande partie de la population. Ils se définissent comme étant exploités par un employeur, et soumis à sa volonté. Cette catégorie comprend les personnes les plus modestes, du fait de leur exploitation. Néanmoins, au sein des salariés, les situations sont diverses. C’est pourquoi nous distinguons ceux-ci selon leur degré de qualification. En effet, une qualification reconnue pour sa rareté permet à certains salariés de bénéficier de très hauts revenus et d’occuper une position sociale plus élevée que celle d’un petit patron (les « top managers » par exemple).
Plus concrètement, les patrons comprennent toutes les personnes qui emploient au moins un salarié dans leur entreprise. Les indépendants, quant à eux, sont des « patrons » qui n’emploient personne. Les managers/experts sont des salariés très diplômés, comme un professeur d’université, un cadre expert financier ou un ingénieur civil. Les travailleurs qualifiés ont une compétence moins rare ; ils sont par exemple des infirmiers, des plombiers ou des enseignants dans le secondaire. Enfin, les travailleurs peu qualifiés comprennent des emplois tels que des ouvriers de manutention ou des petits employés de bureau, à la poste ou dans l’administration notamment.
Dans le tableau, nous avons colorié les cases en orange lorsque l’on y trouve plus d’individus que s’il y avait eu une égalité des chances parfaite entre les différentes catégories [4], et en bleu lorsque l’on y trouve moins d’individus que dans cette même situation théorique. L’intensité de la couleur désigne l’importance de la sur/sous-représentation [5]. Concrètement, on voit qu’il y a 20 patrons fils ou filles de travailleurs peu qualifiés (dans la case tout en bas à gauche). Il est donc possible d’atteindre une position notable lorsque l’on vient d’un milieu défavorisé. Mais cette case est coloriée en bleu : cela signifie que dans une situation d’égalité des chances parfaite, on y aurait trouvé bien plus d’individus ! Il y a donc des mécanismes qui freinent les enfants issus des milieux pauvres à devenir patrons. À l’inverse, on trouve 18 patrons fils ou filles de patrons dans le tableau (dans la case tout en haut à gauche). Cette case est coloriée en orange, ce qui signifie que les enfants de patrons ont beaucoup plus de chances que les enfants d’autres catégories de devenir eux-mêmes patrons. Autrement dit, le tableau montre qu’il est bien plus probable d’avoir un statut élevé quand ses parents ont eux-mêmes une haute position dans la hiérarchie sociale que lorsqu’ils ont peu de ressources. De manière générale, cette première analyse montre un niveau élevé de reproduction sociale dans la manière dont se transmet le statut social d’une génération à l’autre. On voit en effet que les cases oranges suivent la diagonale, ce qui signifie que les individus ont plus de chances d’occuper une position similaire à celle de leurs parents que de monter ou descendre dans la hiérarchie sociale. Nous pouvons donc donner tort à Paul Magnette, puisque les analyses nous forcent à conclure qu’il faut plus que de la volonté pour « réussir ».
La « gauche » et la droite : même combat
Nous parlons des propos de Paul Magnette, mais il ne faudrait pas croire qu’il est le seul à tenir ce genre de discours. Celui de Vincent Van Quickenborne, alors ministre VLD, est semblablement le même, quand il affirme, toujours à propos de l’arrivée d’Elio Di Rupo au poste de Premier ministre :
Je trouve ça tout à fait exceptionnel qu’un fils d’immigré arrive à cette fonction, quelqu’un qui a dû travailler dur, s’est battu… Je m’en réjouis, c’est l’American dream en Belgique, le signe qu’il n’y a pas de fatalité sociale. (Le Soir, 29 novembre 2011)
Certes, au vu de nos chiffres, il serait exagéré de parler de « fatalité sociale », mais ceux-ci indiquent tout de même avec force que le destin social est hautement balisé par la disponibilité ou non de ressources familiales, et que l’égalité des chances est bien plus un mythe qu’une réalité. Que la droite défende l’idée qu’avec de l’effort tout est possible n’est pas étonnant : elle prône une société profondément inégalitaire, où les plus forts, grâce à la liberté et aux moyens qu’elle veut leur accorder, peuvent écraser les plus faibles. Mais qu’un homme politique socialiste fasse la même analyse est beaucoup plus problématique.
En effet, le socialisme est depuis la fin du XIXe siècle une doctrine qui vise à analyser les processus concrets qui produisent les inégalités et à se battre pour les anéantir. En tant que socialiste, il serait donc du devoir de Paul Magnette d’être au courant des réalités sociales : l’idéal d’égalité des chances est une illusion ; le « mérite » n’existe pas, puisqu’à effort égal, nous n’avons certainement pas les mêmes chances d’arriver à la même destination ; en bref, l’égalité des chances, ce n’est qu’une belle formule, et derrière elle se cachent de profondes inégalités qui se reproduisent de génération en génération.
La malheureuse réalité, c’est que les partis soi-disant « de gauche » qui nous gouvernent depuis bien longtemps ont complètement capitulé devant le capitalisme ; ils sont devenus les gestionnaires d’un système injuste qu’ils ne remettent plus en cause [6]. La preuve en est : ces mêmes partis « de gauche » font aujourd’hui payer la crise capitaliste aux classes populaires, en appliquant des politiques d’austérité désastreuses (diminution des dépenses sociales, recul de la pension, diminution des allocations de chômage, etc.) au lieu d’abolir les privilèges des classes dominantes et de casser le fonctionnement inégalitaire de l’économie.
Notes
[1] Cette déclaration a été faite le 4 décembre 2011 sur le plateau de l’émission Mise au Point de la RTBF.
[2] Des analyses plus fines et des explications méthodologiques sur la construction du tableau sont disponibles dans l’article : Girès J., La mobilité sociale intergénérationnelle en Belgique. Rôle de l’origine sociale dans les destinées sociales et scolaires et dimension sexuée de la fluidité sociale, Recherches sociologiques et anthropologiques, 2011.
[3] Cette idée est notamment défendue par Alain Bihr et Roland Pfefferkorn dans Le système des inégalités, Paris, La Découverte, 2008 et Erik Olin Wright dans Class counts, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
[4] On considère qu’il y a égalité des chances parfaite lorsque toutes les catégories ont des chances identiques d’atteindre les différentes positions.
[5] En réalité, le fait qu’une case soit colorée indique que la sur/sous-représentation est statistiquement significative par rapport à une situation d’égalité des chances parfaite. L’intensité de la couleur désigne, quant à elle, le degré de significativité.
[6] C’est notamment une idée développée dans le livre Le capitalisme historique de Immanuel Wallerstein (Paris, La Découverte, 2011). Sur les mécanismes qui transforment les partis politiques en lien avec leur participation gouvernementale, voir par exemple : Rihoux B. et Yamasaki S., « Participation gouvernementale et adaptation organisationnelle : une analyse quali-quantitative comparée des partis écologistes en Europe occidentale », Res Publica, 2006, Vol. XLV, N° 1.