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Politique Classes sociales

Cachez cette pauvreté que je ne saurais voir

Prison et pauvreté

21 janvier 2016 Florence Dufaux
Cet article est la republication d'un article initialement paru le 19 avril 2011

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Nous reproduisons cet article en souvenir de son auteure, Florence Dufaux, décédée au début du mois de janvier 2016. Florence s’intéressait depuis des années à la question de l’enfermement, elle était l’une de ces innombrables graines d’espoir anonymes qui luttent au quotidien pour une société plus juste. Puisse son combat n’être pas vain. L’article est paru initialement dans le Journal Indépendant et militant en avril 2011, mais il reste d’actualité ; la situation dans les prisons demeurant alarmante [1]. Nous vous en proposons ici une version résumée.

En dehors de l’endettement, du recours aux allocations sociales ou de la flagrante fragilité socio-économique des personnes sans-abri, il existe une pauvreté invisibilisée et largement ignorée : celle des personnes détenues en prison.

1. La prison, ultime maillon d’exclusion sociale

La prison ne touche pas de manière égalitaire toutes les personnes et tous les illégalismes. Premièrement, certaines infractions mènent davantage à l’incarcération que d’autres. Ainsi, les petites infractions signalées à répétition sont plus souvent assorties d’un mandat d’arrêt qu’une affaire de délinquance économique et financière. Plusieurs facteurs expliquent ce processus observé dans toute l’histoire de la prison. D’abord il y a des infractions, comme le vol à la tire, qui sont plus aisément détectables qu’une opération de blanchiment d’argent ou un délit d’initié. Il y a ensuite certains quartiers, individus et activités surveillés de plus près que d’autres [2] : la répression accrue de la petite délinquance plutôt que de la criminalité en col blanc relève aussi d’un choix politique.

Deuxièmement, à infraction égale, un juge d’instruction a davantage tendance à délivrer un mandat d’arrêt à l’encontre d’une personne dépourvue de logement, de titre de séjour ou d’emploi [3]. Lors du jugement, la tendance est à valider la période de détention préventive en condamnant la personne qui a été ou est incarcérée. En Belgique, 34,7% des détenus sont en détention préventive [4] : il s’agit d’un des taux les plus hauts d’Europe. Selon le Ministre de la Justice Stefaan De Clerck [5], un tiers d’entre eux n’a pas de titre de séjour. On peut légitimement penser qu’un nombre important de prévenus n’ont pas de domicile – il s’agit d’un des critères légaux de l’application de la loi sur la détention préventive.

Ainsi, si la prison est avant tout une « institution pour pauvres » [6], ce n’est pas spécifiquement que les personnes plus précaires délinquent plus, c’est qu’elles sont davantage sanctionnées à chaque maillon de la chaîne pénale, par les choix de politique criminelle et l’attitude individuelle des acteurs judiciaires (surveillance de la police, signalement au Parquet, délivrance du mandat d’arrêt, condamnation au fond).

En Belgique, on considère que les détenus sont surtout des hommes jeunes, ayant bénéficié d’une formation limitée, possédant une position socio-économique faible et ayant commis un vol [7]. Selon une étude [8] relative à la qualification scolaire, réalisée dans certaines prisons de la Communauté française, près de 30% des prisonniers déclarent ne pas avoir de diplôme, près de 45% disent avoir le Certificat d’Etudes de Base (école primaire) et un peu moins de 20% affirment posséder un diplôme d’enseignement secondaire inférieur.

Au-delà des données brutes, la case prison est souvent l’aboutissement d’une trajectoire marquée par de multiples ruptures avec les institutions sociétales (famille, école, travail) et de pluriels processus d’exclusion [9].
En filigrane de l’aboutissement en cellule se dessine l’échec des politiques socio-économiques de solidarité et de cohésion sociale, en amont de la répression et de la mise au ban de la société.

2. Pauvretés en prison

Dans la prison, la précarité prend souvent une dimension extrême. En terme de droits [10], les détenus ne sont soumis à aucune limitation, si ce n’est la privation de liberté. Dans les faits, ils sont privés de quasiment l’ensemble des droits économiques, sociaux et culturels des citoyens. Considérés comme pris en charge par l’administration pénitentiaire, ils ne bénéficient pas du système d’assurance chômage, du recours aux allocations sociales assistantielles (CPAS), à la mutuelle, etc. Quant au travail des détenus en prison, il n’est pas soumis à la sécurité sociale. Ainsi, la pauvreté s’explique souvent en terme d’exclusion légale.

La précarité se marque aussi par les conditions de vie et d’occupation de l’espace. L’insalubrité dans certains établissements [11] et les taux de surpopulation sont criants [12].

Notons que face à cette surpopulation carcérale en hausse partout dans le pays, la coûteuse décision de construire de nouvelles prisons ne semble pas propice à offrir de réponse durable au problème, n’agissant pas sur les causes de l’accroissement du nombre de détenus. Quatre facteurs participent à la surpopulation en Belgique : l’augmentation de la détention préventive, le durcissement des peines prononcées, l’accroissement des obstacles à l’octroi d’une libération conditionnelle, l’explosion du nombre d’internés [13].

la Ezwa - Prison de Saint-Gilles (Bruxelles)

La pauvreté au sein du monde carcéral se marque également par la dimension temporelle : la grande majorité des détenus sont inactifs. Le travail est rare et les activités manquent, malgré le besoin en formation de base, en alphabétisation et en sport. Le désœuvrement par défaut, l’inutilité sociale et culturelle au quotidien sont source de grande détresse humaine là où le temps à remplir et les manques à combler pour faire sens se font pressants.

L’indigence se marque aussi de façon patente en terme d’accès à la santé. Maximum deux douches par semaine dans les ailes surpeuplées de la prison de Forest-hommes. Les rats grouillent à Saint-Gilles. Les détenus sont sur-médiqués de psychotropes dans une perspective de gestion de l’ordre. Chez les femmes, le dépistage du cancer du sein et les examens gynécologiques sont trop rares. La nourriture est peu variée et manque de fruits et légumes.

En somme, si les détenus sont nourris et logés, force est de constater qu’ils le sont dans des conditions matérielles difficiles. L’ensemble des besoins de base doit s’acheter en prison (affaires de de toilette, nourriture saine, possibilité de contact par écrit ou téléphone avec l’extérieur...). Seules les personnes totalement démunies ont droit à 25 euros de cantine sociale par mois. La pauvreté se marque ainsi en terme d’espace de vie et de conditions matérielles, de faible accès au travail et loisirs, à la culture et la formation, à l’hygiène et à la santé de base.

3. La prison : machine à précariser

La situation socio-économique des détenus ne s’arrange pas à la sortie de prison. Si ceux-ci recouvrent leurs droits (chômage, CPAS, mutuelle), tout est à reconstruire. Pour les ex-détenus n’ayant pas de famille, il s’agit de retrouver un logement, une formation et/ou un travail. L’extrait de casier judiciaire empêche tout emploi dans les administrations publiques. Il est souvent exigé par les employeurs privés, y compris par les sociétés d’intérim. Bien que cela ne soit pas légal, dans la pratique, nombre de bailleurs et d’organismes de formation le demandent également.

Par ailleurs, il est particulièrement difficile de retrouver un logement depuis la prison, alors qu’on ne connaît pas la date de sa libération et qu’on ne possède pas de revenus. Les listes pour les appartements supervisés sont très longues. Difficile également de préparer de manière sereine et constructive sa réinsertion : comment obtenir une promesse d’embauche sans savoir quand on sera hors les murs ? Comment s’inscrire à une formation si l’on n’est pas certain d’être libre pour son commencement ? En outre, sans date précise, les maisons d’accueil refusent de plus en plus souvent les ex-reclus.

Le délai d’attente pour recouvrir les droits économiques et sociaux à la libération et la difficulté structurelle à préparer intra-muros une (ré)inscription dans la société dès lors qu’on n’a ni famille ni revenus expliquent en quoi les ex-reclus disposent de si peu de ressources en terme d’accès au logement et font parfois l’expérience de la rue.

4. Conclusion

La complexité de la réalité de l’enfermement déforce les images simplistes de méchants malfrats et prisons cinq étoiles. Si la détention est la conséquence d’actes individuels, chaque incarcération questionne aussi les responsabilités collectives, les politiques socio-économiques en amont du répressif et les capacités d’une société à faire sens pour tous et à permettre à chacun de s’inscrire en son sein. Au vu des filtres pénaux opérant avant la prison et au vu des effets délétères du milieu carcéral sur l’état de pauvreté d’un individu, il est aussi de la responsabilité de chacun de s’interroger sur les bienfaits du recours à la prison et sur l’opportunité de la surenchère sécuritaire médiatique à l’occasion de la survenance de tout fait divers dramatique. Si la prison est une machine à précariser, parvient-elle à protéger efficacement la société ?

Florence Dufaux

Notes

[1Voir à ce propos les rapports de l’Observatoire International des prisons. Dans cette émission récente, plusieurs informations sont données sur la situation actuelle.

[2WALGRAVE, L., VERCAIGNE, C., La délinquance des jeunes autochtones et allochtones à Bruxelles, in BRION, F. et al., Mon délit ? Mon origine. Criminalité et criminalisation de l’immigration, Bruxelles, Editions De Boeck-Université, 2000.

[3Marchetti, A.-M., Fabriques de misère, Ecorev, n°15, 2004.

[4Rapport annuel 2009. Direction Générale des Etablissements Pénitentiaires.

[5ndlr :cette information date de la parution de l’article, en 2011.

[6Marchetti, A-M., op. cit.

[7De Clerck, S. Politique pénale et exécution des peines. Note d’orientation, Ministre de la Justice, juin 1996.

[8ANDRE, F. Et al., Enquête sur la provenance et le niveau scolaire des détenu(e)s en Belgique, FAFEP, juin 2000-juin 2001.

[9WALGRAVE L., VERCAIGNE, C., op. cit.

[10Loi de principes concernant l’administration des établissements pénitentiaires et le statut juridique interne des détenus, dite Loi Dupont, 12/01/2005, Moniteur belge, 01/02/2005. La loi n’est que très partiellement entrée en vigueur faute d’arrêtés royaux d’exécution.

[11A la prison de Forest-hommes, deux ailes sont encore insalubres : pas d’eau courante ni de sanitaires (les détenus font leur besoin dans des seaux hygiéniques). Dans les autres ailes, les reclus sont souvent trois par cellule, avec un matelas de fortune au sol. Les vêtements et serviettes de bain manquent. (ndlr : ces informations datent de la parution première de l’article en 2011)

[12Les chiffres de la surpopulation diffèrent en fonction de chaque établissement. A Forest-hommes, il est particulièrement criant et atteint 57,5%. Il est de 22,6% à Saint-GillesA Forest, la population moyenne atteint 638 détenus pour une capacité moyenne de 405 places. A Saint-Gilles, elle est de 615 reclus pour 502 places. (Rapport annuel 2009. Direction Générale des Établissements Pénitentiaires).

[13Vanneste, C., la population carcérale à Bruxelles, actes du colloque « le détenu : un citoyen comme un autre ! », Parlement Bruxellois, 13/03/2008, pp. 23-32.