L’université belge est une université pour les élites
14 septembre 2015
Felipe Ortega@flickr.com
En 2013, le recteur de l’Université de Liège (ULg) affirmait :
La démocratisation et la massification de l’enseignement supérieur [...] menacent le modèle universitaire tel que nous le connaissons aujourd’hui et [...] démontrent clairement son inadéquation : nous devenons incapables d’assurer la qualité de l’enseignement dans ces conditions de surpopulation. Deux remèdes existent : le malthusianisme avec le contrôle des entrées et la sélection, ou la transformation profonde de l’approche et des moyens pédagogiques [...] [1]
De prime abord, on peut s’étonner que la « démocratisation » soit perçue comme un danger par un dirigeant universitaire. N’est-ce pas une bonne chose que de plus en plus de personnes aient accès à l’université ? Ce n’est apparemment pas le cas, une mesure envisagée pour y faire face étant, comme on le lit, le contrôle des entrées (sans doute par des examens d’entrée). On peut se demander quelle implication aurait cette sélection à l’entrée en terme d’accès à l’enseignement universitaire pour les différentes couches de la population. Mais avant de traiter cette question, il faut se demander si l’université est réellement en train de se « démocratiser ».
La « démocratisation » de l’enseignement supérieur ?
L’enseignement supérieur public est aujourd’hui accessible à tous, et quand bien même certains auraient plus de difficultés que d’autres, un peu d’effort de leur part suffirait à dépasser les obstacles qu’ils rencontreraient sur leur chemin. En d’autres termes, l’enseignement supérieur se serait aujourd’hui fortement « démocratisé ». Voici une idée répandue aujourd’hui. Pour tester la réalité de cette idée, j’ai fait une petite enquête parmi les étudiants en première année dans la section sociologie et anthropologie de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Je leur ai demandé le diplôme le plus élevé que possèdent leurs pères et leurs mères [2]. J’ai ensuite comparé les résultats avec les diplômes de la population belge entre 40 et 65 ans [3] (pour comparer avec des personnes du même âge que celui des parents des étudiants). On voit cette comparaison dans les graphiques 1 et 2.
Le graphique 1 compare les diplômes des pères des étudiants (en vert) avec les diplômes des hommes en Belgique (en rouge). Le graphique 2 compare les mères des étudiants (en vert) avec les femmes en Belgique (en rouge). Si l’accès à l’université était démocratique, la répartition des diplômes des parents serait plus ou moins la même que celle dans toute la population belge. Or, ce n’est pas ce que l’on observe. En effet, on voit en première année à l’université une sous-représentation d’étudiants ayant des parents peu diplômés et une sur-représentation d’étudiants avec des parents fortement diplômés. Cela veut dire que ceux qui ont des parents avec des diplômes peu élevés ont moins de chance d’avoir accès à l’université que ceux dont les parents ont un diplôme de l’enseignement supérieur. Par exemple, on voit que 61,3% des étudiants en première année dans la section sociologie et anthropologie ont un père qui a un diplôme de l’enseignement supérieur (hautes écoles et université), alors qu’on ne trouve que 27,6% d’hommes entre 40 et 65 ans qui ont ce niveau de diplôme en Belgique. Le constat est similaire pour les femmes : 67,2% des étudiants ont une mère qui a un diplôme du supérieur, alors que seulement 28,6% des femmes en Belgique ont atteint ce niveau d’étude.
Il ne faut pas tirer de conclusions hâtives à partir d’un échantillon si petit : je n’ai fait cette enquête qu’à l’ULB, pour la seule année académique 2014-2015 et uniquement dans la section sociologie et anthropologie. Néanmoins, je pense que ces résultats ne sont pas le fruit du hasard. Ceux-ci sont en effet très similaires à une enquête plus large menée en 1996 dans l’enseignement supérieur [4]. Ci-dessous, un tableau issu de cette enquête :
Plus haut diplôme obtenu | Etudiants de l’enseignement supérieur : diplôme du père | Diplôme de la population masculine âgée de 40 à 60 ans |
---|---|---|
Primaire | 10,5% | 28,5% |
Secondaire | 30,2% | 50,7% |
Haute école | 24,3% | 11,8% |
Université | 35,0% | 9,0% |
Total | 100% | 100% |
Une autre étude de 2004 sur les étudiants de l’UCL va dans le même sens et montre que, quelle que soit la section, minimum 60% des étudiants ont un père ou une mère qui a fait des études supérieures (la proportion est même de plus de 80% pour les étudiants de la faculté de science appliquée) [5].
Le constat est clair : l’accès à l’université est aujourd’hui encore largement favorisé pour les étudiants qui ont des parents fortement diplômés. De ce fait, on ne peut pas dire que l’enseignement supérieur se soit « démocratisé » : il reste dans les faits un enseignement pour des enfants déjà privilégiés. Comment l’expliquer ? Premièrement, les parents fortement diplômés ont des attentes fortes pour leurs enfants, et cela se traduit par une volonté plus grande de ces derniers pour entamer des études universitaires [6]. Deuxièmement, les enfants de parents très diplômés grandissent dans un univers familial dans lequel des activités valorisées à l’école sont davantage pratiquées (comme la lecture), facilitant leur réussite dans tout leur cursus scolaire [7]. Troisièmement, les parents avec des diplômes élevés sont aussi ceux avec des professions privilégiées et des revenus importants [8]. Ainsi, leurs enfants ont plus facilement les moyens financiers nécessaires à des études longues, des dernières ayant un coût non négligeable [9].
La sélection à l’entrée comme solution ?
Face aux problèmes financiers engendrés par la « démocratisation », qui, nous venons de le voir, n’en est pas vraiment une, beaucoup de dirigeants universitaires préconisent l’exclusion des élèves qui ne réussissent pas, ceux-ci coûtant cher pour les établissements universitaires. Deux solutions sont envisagées : soit leur interdire l’accès à l’université, à travers des examens d’entrée, soit les exclure le plus rapidement possible une fois que ceux-ci ont raté. Cette deuxième option est ce qu’envisage la Katholieke Universiteit Leuven (KUL) [10], qui a pour projet d’empêcher le redoublement dans la même section pour les étudiants qui ont obtenu moins de 30% en première année. Voici ce qu’en dit le recteur de la KUL :
L’existence de cette nouvelle mesure va inciter ceux qui ont le talent nécessaire à vraiment se lancer dans leurs études au lieu de perdre des années sans résultat aucun, donc c’est vraiment une mesure très sociale, aussi bien pour l’étudiant lui-même, que pour ses parents, que pour la société tout entière, qui paie 12.000 € par année, par étudiant. [11]
Cette mesure aura pour conséquence « sociale » d’exclure encore davantage les étudiants d’origine modeste de l’université. En effet, la réussite à l’université, comme l’accès à celle-ci, varie largement avec l’origine sociale. En voici une mesure frappante, issue d’une enquête de 2001 [12] :
Diplôme de la mère | Taux de réussite |
---|---|
Primaire | 18,8% |
Secondaire supérieur | 32,3% |
Supérieur non universitaire | 48% |
Université | 60,5% |
Si la « solution » de la sélection et de l’exclusion est choisie, l’université deviendra probablement encore plus élitiste et inégalitaire qu’elle ne l’est déjà. Devant le manque de financement, c’est malheureusement le chemin qu’ont l’air d’emprunter les universités belges [13]. Il est pourtant difficile de comprendre en quoi l’exclusion des couches modestes de la population est une mesure qui permettrait de sauvegarder l’institution universitaire, à moins que l’on prenne pour modèle l’université du XIXe siècle uniquement accessible aux élites. Une autre voie est possible : les institutions universitaires ne sont pas obligées d’avoir une gestion élitiste de leurs budgets et d’être les spectatrices de la ruine de l’enseignement public ; elles pourraient au contraire mener des actions d’ampleur afin de défendre un refinancement de l’enseignement supérieur et se préoccuper d’être avant tout un service public pour toute la population.
Notes
[2] J’ai fait cette enquête au début de l’année académique 2014-2015. Elle m’a permis de connaître les diplômes des parents d’une soixantaine d’étudiants. Je remercie ces derniers pour leur participation !
[3] Les données utilisées pour calculer la proportion des diplômes dans la population belge proviennent de l’enquête The European Social Survey (ESS) de 2012. L’échantillon est composé de 400 hommes et 417 femmes. La base de données est librement accessible sur le site : http://www.europeansocialsurvey.org.
[4] Résultats issus d’un article de A. M. De Kerchove et J. P. Lambert (1996) et cités dans : M. Van Campenhoudt, F. Dell’ Aquila et V. Dupriez, 2008, La démocratisation de l’enseignement supérieur en Communauté française de Belgique : état des lieux, Les Cahiers de Recherche en Éducation et Formation, https://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/gebi/documents/cahier_65_Van_Campenhoudt_et_al_VD.pdf.
[5] Résultats issus d’une communication de B. Delvaux (2004) et cités dans : M. Van Campenhoudt, F. Dell’ Aquila et V. Dupriez, op. cit.
[6] M. Van Campenhoudt, C. Maroy, 2010, Les déterminants des aspirations d’études universitaires des jeunes de dernière année secondaire en Communauté française de Belgique, Les Cahiers de Recherche en Éducation et Formation, https://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/girsef/documents/cahier_77_Van_Campenhoudt_corr.pdf.
[7] G. Henri-Panabière, 2010, Élèves en difficultés de parents fortement diplômés. Une mise à l’épreuve empirique de la notion de transmission culturelle, Sociologie, http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=SOCIO_004_0457.
[9] M. Van Campenhoudt, F. Dell’ Aquila et V. Dupriez, M. Van Campenhoudt, F. Dell’ Aquila et V. Dupriez, op. cit.
[10] La KUL est la plus grosse université belge. Elle est située à Leuven.
[11] http://www.rtbf.be/info/societe/detail_universites-reorienter-les-etudiants-trop-nuls-la-bonne-idee?id=8406136#newsArticlePane
[12] Résultats issus du mémoire de L. De Meulemeester (2001) et cités dans : M. Van Campenhoudt, F. Dell’ Aquila et V. Dupriez, op. cit.