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Education Travail

L’université : une fabrique de l’emploi néolibéral ?

16 avril 2018 Cécile Piret, Joël Girès

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Le titre de cet article pourrait paraître étonnant, tant l’université est habituellement pensée comme un lieu où s’élaborent les idées qui permettraient à notre société d’avancer positivement vers le progrès. Or, concernant le travail, il semblerait bien qu’il en aille tout autrement : les pratiques d’embauche dans la recherche universitaire normalisent l’emploi instable et flexible. Ce contexte de travail rend difficile le passage des contestations individuelles de ce modèle – lorsqu’elles existent – à une résistance collective. L’idéal néolibéral ?

En matière de revenu ou d’image, il faut d’abord rappeler que le métier de chercheur est privilégié. En 2006, le salaire moyen des chercheur-e-s titulaires d’un doctorat était de 4200€ brut par mois [1]. En comparaison, le salaire brut moyen en Belgique en 2015 est de 3500€ [2]. Les chercheur-e-s qui possèdent un doctorat et qui décident de quitter le milieu scientifique ont un parcours professionnel plutôt favorable : en 2012, le taux de chômage des détenteur-e-s d’un doctorat est de 2,5 % contre 7,3% en moyenne en Belgique [3]. Cependant, même si les emplois de recherche proposés dans les universités sont très correctement rémunérés, ils se construisent selon le modèle de l’autoentrepreneur surinvesti dans son travail, stressé, et en concurrence pour renouveler ses contrats. Ils sont de ce point de vue en bonne adéquation avec le néolibéralisme et offrent une vision des tensions qui pourraient émerger si un même rapport à l’emploi était imposé dans d’autres secteurs d’activités.

Un contexte de concurrence scientifique

Lorsque l’on ne connaît pas le monde de la recherche universitaire, on peut être étonné par le fait que la majorité des scientifiques y ont un emploi instable. L’Université Libre de Bruxelles, par exemple, compte 2774 scientifiques en contrat instable contre seulement 816 ayant une stabilité d’emploi en 2017 [4]. Ce partage assez inhabituel dans le monde de l’emploi, où le CDI est encore la norme [5], est lié au fait qu’existe à l’Université un modèle de carrière en deux temps.

Le premier temps de la carrière ressemble à un enchaînement de concours et d’épreuves compétitives à l’issue desquels le/la chercheur-e espère être évalué-e positivement pour décrocher des financements. Dans une trajectoire académique classique, le premier concours important est celui donnant l’opportunité de réaliser un doctorat [6]. Pour ce faire, le candidat-chercheur postule généralement au FNRS [7] en soumettant un dossier solide et espère que celui-ci sera mieux classé que celui de tous les autres. Le/la jeune chercheur-e apprend bien malheureusement assez tôt que le monde scientifique est organisé autour de la compétition, le taux de succès à ce stade étant déjà assez faible (25 % de succès pour les candidatures au doctorat, voir le graphique 1, ligne orange).

Évolution du taux de succès aux concours du FNRS
ASP = aspirant-e-s (chercheur-e-s ayant obtenu une bourse temporaire pour réaliser un doctorat), CR = chargé-e-s de recherche (chercheur-e-s ayant obtenu une bourse temporaire pour réaliser une recherche après leur doctorat), CQ = chercheur-e-s qualifié-e-s (chercheur-e-s permanent-e-s). Source : FNRS.

Une fois son doctorat en poche [8], il est cependant encore impossible au/à la chercheur-e temporaire d’accéder au deuxième temps de la carrière en décrochant un poste scientifique à durée indéterminée. Obtenir ce type de poste demande un CV très compétitif qu’un-e jeune titulaire de doctorat ne possède pas  : il/elle doit à nouveau largement améliorer son profil. Le/la chercheur-e emprunte alors un chemin de croix pour trouver de nouveaux financements (recherche contractuelle, postdoctorats) et œuvrer dans le même temps à son employabilité (principalement par la mobilité internationale et les publications – voir plus bas) pour avoir une chance dans la rude compétition aux postes permanents. Pour s’apercevoir de l’ampleur de la compétition, on peut comparer l’évolution du nombre de doctorats décernés chaque année par les Universités à l’évolution du nombre de postes stables disponibles dans celles-ci  : le premier double, alors que le second diminue sensiblement ! [9] L’université emploie ainsi à tour de bras des travailleur-e-s temporaires à qui elle ne peut pas fournir d’emploi stable.

Évolution du nombre de postes stables en regard du nombre de doctorats réalisés (chiffres pour la Fédération Wallonie-Bruxelles)
Lecture : il s’agit d’un graphique en base 100 qui démarre pour l’année 1995. Cela signifie que le nombre de postes stables (2645) et de doctorats décernés (476) ont chacun été réduits à un indice 100 pour l’année 1995, afin de faciliter la comparaison de leurs évolutions respectives. Calculs personnels sur base des chiffres du Cref.

Effets sur la santé et la qualité de la recherche

Ce modèle de compétition permanente a des conséquences malheureuses, à la fois sur les chercheur-e-s eux/elles-mêmes et sur le travail scientifique. On remarque que la santé mentale des chercheur-e-s réalisant un doctorat est relativement préoccupante  : 41% d’entre eux/elles disent souffrir d’un stress constant, 30% expriment un état dépressif et 24% disent avoir subi une perte de confiance en eux/elles, contre respectivement 27,5%, 14% et 8% pour la population fortement diplômée en général [10].

Cette souffrance au travail est due à des exigences professionnelles élevées. Une de celles-ci est la pression à la productivité scientifique, qui met en concurrence les tâches prescrites du métier et la valorisation permanente du CV  : non seulement le/la chercheur-e doit mener à bien ses recherches personnelles et sa charge d’enseignement, mais il/elle doit en plus régulièrement participer à des colloques et organiser des rencontres scientifiques, faire des séjours dans des universités étrangères, avoir plusieurs projets de publication en cours (livre, articles), etc. Particulièrement, la quantité de publications scientifiques a un poids énorme dans la valorisation du parcours académique. Si la publication des résultats de recherche a des vertus certaines (échanger des connaissances par exemple), le critère très décisif et uniquement quantitatif du nombre de publications dans l’octroi de financements ou de postes a des effets néfastes à la fois sur la qualité de la recherche et l’expérience de travail [11].

Une étude menée en Flandre sur la recherche scientifique dans le domaine médical montre par exemple que cette pression à publier beaucoup et vite occasionne des fautes majeures dans les résultats de recherche, que celles-ci soient liées à un travail de recherche insuffisant ou à différentes fraudes scientifiques (fabrication de données, plagiat, suppression de données gênantes, etc.). Sur les 315 scientifiques interrogé-e-s, 72% pensent que la pression à la publication est trop importante et 15% d’entre eux/elles admettent qu’ils/elles ont fabriqué, plagié ou falsifié au moins une fois des données ces trois dernières années [12].

La recherche comme un engagement total

Cette pression à la productivité scientifique pousse les chercheur-e-s à s’imposer une grande disponibilité. L’autonomie du/de la chercheur-e dans l’organisation de sa journée de travail – souvent considérée comme un avantage de la profession – est à double tranchant, puisqu’elle peut mener au piège du surinvestissement dans le travail. Les chercheur-e-s temporaires sont particulièrement amené-e-s à voir leur temps libre comme étant du temps qu’ils/elles peuvent potentiellement consacrer à avancer sur leur recherche et à améliorer leur profil [13] :

Quoi que l’on fasse, il y a toujours un risque que quelqu’un d’autre soit meilleur. Qu’on travaille tous les soirs et tous les week-ends n’y change rien. D’autant qu’il n’y a pas de limite à la quantité de travail produite, il n’y a pas de nombre maximal de publications. [14]

Ce modèle de carrière scientifique façonne en effet un rapport spécifique à l’emploi  : celui d’un engagement total envers son métier. Le/la chercheur-e devient habité-e par le travail scientifique qui devient véritablement son mode de vie. Ce type d’engagement est justifié dans le milieu scientifique par la conception que la recherche n’est pas un travail comme les autres  : il s’agirait, comme l’investissement dans des activités artistiques, d’une vocation qui passe nécessairement par la disponibilité temporelle, impliquant dès lors un brouillage de la frontière entre ce qui est du travail et ce qui n’en est pas.

Ce brouillage entre travail et passion a également pour conséquence d’occulter la relation salariale  : la souffrance est vécue à travers une perspective très individualisante au lieu d’être rapportée au contexte de travail. Les chercheur-e-s se rendent alors en partie responsables de leurs souffrances professionnelles  :

Ah oui, mais moi je... alors moi je suis assez... angoissé de nature donc j’en ai fait, je pense, beaucoup trop ! Je me souviens dans mon dossier [pour avoir accès à un poste permanent] j’avais à mon actif 12 bouquins, je sais plus, une 50aine d’articles... Truc de folie quoi ! T’as pas de vie privée... Je regrette un peu cette période-là, je veux dire de ce point de vue là. Mais c’est ma faute, hein. (entretien mené par Joël Girès)

Si cette situation peut être galvanisante pour les jeunes chercheur-e-s, elle devient au contraire source de pénibilité lorsqu’un engagement total n’est plus possible. C’est le cas notamment lorsque les chercheur-e-s ont des activités diverses hors travail ou construisent une vie familiale :

Moi j’ai choisi mon épouse, j’ai pas choisi mon travail, hein. Donc ça ça a toujours été quelque chose de clair, ce qui m’a aussi conduit au burn-out, parce que j’étais tout le temps pris dans 2 tensions, entre la tension vie privée, qui est essentielle pour moi, et la tension professionnelle qui me demandait de plus en plus de laisser les enfants à ma femme pendant 3 jours, de ne plus voir mes enfants grandir, parce que je devais... [...] Donc là, ça m’a épuisé aussi quoi, ça c’est clair. (entretien mené par Joël Girès)

Outre le nombre de publications, la seconde exigence professionnelle très forte de la recherche, et qui rentre particulièrement en conflit avec la vie familiale, est de faire un certain nombre de séjours longs à l’étranger, de préférence dans des pays anglo-saxons (USA et Angleterre en premier lieu), afin d’étoffer le CV scientifique. Si cette injonction peut être vue comme une opportunité pour un-e jeune chercheur-e sans attache, elle devient progressivement une grande source de contrainte, impliquant des sacrifices personnels de plus en plus importants :

La plus grosse difficulté : les projets à long terme. À 30 ans, je commence à avoir envie de me poser quelque part, d’acheter une maison, d’avoir des enfants. Comme je ne sais pas ce qu’il en sera pour moi dans deux ans, ça me freine un peu. Vais-je devoir m’expatrier pour continuer dans la recherche ? On n’achète pas une maison quand on n’est pas sûr de trouver du travail en Belgique, si on veut rester dans ce domaine. [15]

Les femmes scientifiques sont les grandes perdantes de ce jeu de l’engagement total, puisque la maternité va signifier aux yeux des collègues qu’elles ne pourront plus vivre la recherche comme un dévouement [16]. Elles sont confrontées à la triste réalité qu’il n’y a qu’un seul modèle de carrière scientifique possible, laissant sur le chemin les personnes n’ayant pu ou voulu s’y conformer, en particulier les femmes.

Personnellement, je trouve que le métier de chercheur, vu sa flexibilité horaire, permet de concilier vie professionnelle et familiale au quotidien, mais il est très difficile d’obtenir un poste permanent lorsqu’on est une femme avec enfants. Même si sur le papier il est tenu compte des grossesses/naissances, dans la pratique, on ne tient pas compte du fait qu’à âge égal, une femme avec enfants a forcément moins de publications et de séjours à l’étranger qu’un homme. De même, pour le FNRS, seuls les longs séjours comptent, pas les séjours d’une ou deux semaines. Or, seuls ces derniers sont compatibles avec la vie de maman. [17]

Modèle d’emploi néolibéral

L’emploi scientifique montre des ressemblances frappantes avec le type d’emploi valorisé par le modèle néolibéral  : contrats temporaires « au projet  » pour lesquels l’autonomie et la flexibilité sont requises, conception du travailleur comme responsable de l’ensemble de sa carrière professionnelle et de son employabilité, productivisme valorisé par l’ensemble des critères d’évaluation du travail scientifique, etc. Nous l’avons vu  : l’ensemble de ces caractéristiques diminuent le bien-être et la qualité du travail. La passion peut être source de grandes satisfactions... mais aussi avoir des effets pervers.

Cela ne signifie pas que l’ensemble des chercheur-e-s désirent ou défendent ce projet. Les extraits d’entretiens montrent une contradiction entre ce que les chercheur-e-s estiment que la recherche doit être et la manière dont ils la font effectivement, en devant répondre aux injonctions professionnelles qui ne font pas toujours sens pour eux/elles ou qui sont inconciliables avec leur vie privée. Face à cette contradiction, les chercheur-e-s peuvent travailler à mettre des limites, à redéfinir ce qui semble correspondre à une définition « juste  » du métier. Ces contestations discrètes mais bien réelles du modèle de l’emploi néolibéral pourront peut-être un jour se transformer en contestations davantage collectives, les seules à pouvoir infléchir ce modèle.

Notes

[4https://www.ulb.ac.be/ulb/greffe/do....p. 69. Pour les « scientifiques instables », nous avons compté les catégories de scientifiques temporaires, de chercheur-e-s sur contrat et d’enseignant-e-s temporaires ; pour les « scientifiques stables », nous avons compté les enseignant-e-s et scientifiques définitifs.

[6Le doctorat implique de mener un travail de recherche original de grande ampleur, à partir duquel est rédigée une thèse.

[7Il s’agit du Fonds national de la recherche scientifique :https://fr.wikipedia.org/wiki/Fonds...

[8Les chiffres disponibles pour la Belgique indiquent un taux d’abandon de 47%. Selon les auteurs de l’étude, une des causes principales d’abandon est le manque de moyens financiers. http://dailyscience.be/23/09/2015/d...

[9Dans le graphique ci-dessous, les postes stables sont constitués par le cadre des universités membre du corps académique, auquel on a soustrait le personnel haute école (ne réalisant pas de recherche), les enseignant-e-s suppléant-e-s, les maîtres de conférences, les professeur-e-s extraordinaires, et auquel on a ajouté le personnel scientifique définitif : premier-e-s assistant-e-s, chef-fe-s de travaux et agrégé-e-s de faculté. On a également ajouté à ces effectifs les chercheur-e-s permanent-e-s du FNRS.

[10Levêque, K, et al. « Work organization and mental health problems in PhD students », Research Policy, vol. 46, issue 4, 2017, p. 868-879.

[13Les chercheur-e-s permanent-e-s tendent eux/elles aussi à reproduire ce rapport au temps de travail, quand bien même ils sont stabilisés dans l’emploi, l’ayant fortement intériorisé durant leurs premières années de carrière.

[14Extrait d’entretien repris de : Walraven Jan, « Les cerveaux cramés de l’unif », Medor, hiver 2016-2017.

[15Extrait publié dans le livre « Chercheur-e-s sous haute tension ! » de Bernard Fusulier et Maria del Rio Carral, Presses universitaires de Louvain, 2012.

[16Beaufaÿs, S, et Krais, B, « Femmes dans les carrières scientifiques en Allemagne : les mécanismes cachés du pouvoir » Travail, genre et sociétés, 2005/2, p. 49-68

[17Extrait publié dans le livre « Chercheur-e-s sous haute tension ! », op. cit.