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Les inégalités environnementales au travail en Belgique
23 septembre 2024
La question des pollutions environnementales est souvent abordée dans sa dimension urbaine, c’est-à-dire par le biais de son intensité dans l’espace public, et en particulier près des voiries où le trafic routier est important, générant du bruit et des émissions de gaz polluant. Cependant, l’espace public n’est pas le seul endroit où l’on rencontre des pollutions ; les lieux de travail peuvent l’être aussi, avec une intensité parfois très élevée.
Ferronnerie Olivier Kempinaire - Arif Kavak
On peut notamment penser aux espaces où travaillent les ouvriers de la construction, les personnels en charge du nettoyage ou les travailleurs dans les transports, pour lesquels on peut supposer que les expositions aux matières nocives sont largement supérieures à la moyenne. On peut par ailleurs penser que l’emploi est un domaine où s’expriment de très fortes inégalités environnementales, le travail ouvrier exposant à des risques environnementaux en moyenne bien supérieurs au travail de bureau.
Pour en prendre la mesure, nous avons utilisé l’Enquête européenne sur les conditions de travail (EWCS) [1]. Il s’agit d’une enquête menée tous les cinq ans dans un grand nombre de pays européens. Nous utilisons les données de 2015, comprenant des questions sur les expositions aux polluants posées à 2587 travailleur-e-s en Belgique.
Catégorisation des professions
La première chose à faire pour pouvoir réaliser une analyse des inégalités environnementales au travail est de catégoriser les personnes dans des situations socio-professionnelles contrastées, afin de voir à quel point ces différentes positions sont confrontées inégalement à des pollutions environnementales. Pour ce faire, nous utilisons la nomenclature ESeC (European Socio-economic Classification), utilisée à l’échelle internationale pour analyser les différentes positions professionnelles [2]. Elle permet de regrouper les personnes dans des situations socio-professionnelles similaires tout en les différenciant selon les conditions de travail qu’elles rencontrent et l’échelon qu’elles occupent dans la hiérarchie socio-professionnelle.
Le tableau ci-dessous présente les catégories de cette nomenclature, leur nombre et répartition en Belgique, ainsi que quelques métiers exemplifiant ce que recoupent ces grandes catégories [3].
Catégories | Nombre de personnes (Belgique) | Répartition (Belgique) | Exemples de métiers |
---|---|---|---|
Dirigeants, professions libérales et intellectuelles | 824000 | 18% | Ingénieur, médecin, professeur d’université, pharmacien, directeur financier, consultant, chef d’entreprise… |
Professions intermédiaires et techniciens qualifiés | 1307000 | 28% | Infirmière, enseignante du secondaire, informaticien, technicien de maintenance, contrôleur des impôts… |
Employés qualifiés | 484000 | 10% | Secrétaire commerciale, agent administratif, assistante sociale, assistante de direction, éducatrice spécialisée… |
Petits patrons et indépendants | 352000 | 7% | Commerçant, gérant de société, restaurateur, menuisier, agent immobilier… |
Contremaitres et techniciens peu qualifiés | 149000 | 3% | Chef de chantier, chef d’atelier, responsable de magasin… |
Personnel peu qualifié : commerce et services | 519000 | 11% | Assistante maternelle, aide soignante, caissière, vendeuse… |
Ouvriers qualifiés | 350000 | 7% | Peintre en bâtiment, mécanicien auto, plombier, chauffagiste, jardinier, pâtissier… |
Aides de ménage et manoeuvres | 724000 | 15% | Femme de ménage, manutentionnaire, agent d’entretien, chauffeur-livreur… |
Pour illustrer que ces catégories différencient effectivement des réalités dissemblables, nous avons calculé plusieurs indicateurs caractérisant chacune des positions de la classification [4], affichés dans le tableau suivant. On observe ainsi que les catégories socio-professionnelles sont fortement genrées. Les ouvriers qualifiés sont bien plus souvent des hommes, tandis que le personnel peu qualifié du commerce et des services comprend une majorité de femmes. On retrouve aussi plus de travail à temps partiel dans les métiers majoritairement féminins. La pénibilité physique (porter des charges lourdes, y compris des personnes, à travailler dans des positions fatigantes et/ou douloureuses ou à subir des vibrations) varie fortement selon les métiers. Par exemple, alors que la moitié des ouvriers qualifiés sont doivent porter des charges lourdes, cette situation est quasi inexistante chez les dirigeants et professions libérales et intellectuelles (moins d’un sur vingt y est confronté). À l’inverse, l’autonomie dans la réalisation des tâches (influence sur les décisions ou pouvoir prendre une pause au moment souhaité) est plus forte dans les métiers valorisés que dans les autres. Enfin, les indication du salaire mensuel moyen et de la proportion à rencontrer des difficultés financières en fin de mois montrent que les ressources financières varient fortement selon les métiers. Par exemple, le salaire net moyens des dirigeants, professions libérales et intellectuelles est supérieur de 75% aux salaires du personnel peu qualifié des commerces et services [5].
Catégories | Femmes | Temps partiel | Porte des charges lourdes | Positions fatigantes-douloureuses | Vibrations | Influence sur les décisions | Peut prendre une pause au moment souhaité | Salaire | Difficultés financières |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Dirigeants, professions libérales et intellectuelles | 43% | 19% | 5% | 17% | 2% | 69% | 79% | 2429€ | 3% |
Professions intermédiaires et techniciens qualifiés | 58% | 25% | 18% | 24% | 4% | 51% | 52% | 2015€ | 3% |
Employés qualifiés | 55% | 28% | 10% | 18% | 3% | 32% | 63% | 1774€ | 5% |
Petits patrons et indépendants | 34% | 8% | 19% | 32% | 11% | 89% | 71% | 1707€ | 6% |
Contremaitres et techniciens peu qualifiés | 27% | 20% | 28% | 37% | 18% | 51% | 40% | 1766€ | 6% |
Personnel peu qualifié : commerce et services | 68% | 47% | 26% | 28% | 3% | 35% | 38% | 1376€ | 13% |
Ouvriers qualifiés | 9% | 6% | 50% | 49% | 52% | 37% | 41% | 1733€ | 11% |
Aides de ménage et manoeuvres | 44% | 39% | 27% | 41% | 17% | 24% | 42% | 1454€ | 15% |
Inégalités d’exposition aux substances nocives
Nous abordons en premier lieu l’exposition à des substances nocives sur les lieux de travail. Cette question est importante en matière de santé publique, puisque des estimations chiffrent à 8 % des cancers ceux qui sont d’origine professionnelle. Ces derniers provoqueraient ainsi un peu plus de 2000 décès en Belgique annuellement, notamment du fait du contact avec des substances cancérigènes [6]. La question que nous nous posons ici est de savoir si, outre les inégalités qui ont été brièvement décrites précédemment, les différentes catégories socio-professionnelles rencontrent également des degrés d’exposition inégaux à des polluants sur leur lieu de travail. L’enquête EWCS comprend plusieurs informations intéressantes de ce point de vue, notamment le degré d’exposition des personnes interrogées à trois éléments que nous retenons :
- Aux fumées, vapeurs (de soudure ou d’échappement), poussières (telle que la poussière de bois ou la poussière minérale) ;
- Aux vapeurs de solvants ou de diluants ;
- Leur contact avec, ou le fait qu’elles manipulent des produits ou des substances chimiques.
Nous avons ainsi calculé la fréquence d’exposition des différentes catégories socio-professionnelles à au moins l’un de ces trois éléments au moins la moitié de leur temps de travail. Nous n’avons pas différencié ces trois éléments, dans la mesure où ils ne sont pas précisément définis dans l’enquête (nous ne savons pas précisément quel type de fumée ou de substance chimique). Nous avons choisi un seuil d’exposition équivalent à la moitié du temps de travail, car il révèle un degré d’exposition élevé et nous semble identifier des situations potentiellement à risque. Le graphique suivant montre le résultat de ce calcul :
Le graphique montre de grandes différences de taux d’exposition entre les différentes catégories socio-professionnelles. Les moins exposés sont les dirigeants, professions libérales et intellectuelles, qui sont 4% à être en contact avec des fumées, vapeurs, poussières ou substances chimiques au moins la moitié du temps, contre 45% pour les ouvriers qualifiés. On voit ainsi que les ouvriers qualifiés présentent un taux d’exposition supérieur à toutes les autres catégories (la partie basse de l’intervalle de confiance pour cette catégorie ne chevauche pas la partie haute d’un autre intervalle pour une autre catégorie). Les aides de ménage et manoeuvres ainsi que les contremaitres et techniciens peu qualifiés présentent également des taux d’exposition très élevés (respectivement 25% et 23% sont exposés au moins la moitié du temps) et supérieurs aux taux rencontrés par la plupart des autres catégories.
Il faut noter la situation intermédiaire des petits patrons et indépendants au regard du taux calculé dans l’échantillon. Ce constat n’est pas étonnant, car la catégorie compte en réalité en partie des emplois manuels qui ne se distinguent des emplois ouvriers que par le statut d’emploi (à son compte plutôt que salarié), comme des menuisiers ou plombiers indépendants.
Inégalités d’exposition aux bruits
Le bruit constitue également une nuisance majeure sur les lieux de travail. On peut notamment penser au bruit des machines dans un atelier, au bruit dans une gare ou dans un restaurant. Le phénomène a de réelles implications en termes de santé : l’exposition à des niveaux sonores élevés peut provoquer de la surdité pour les travailleurs les plus exposés, mais aussi de la fatigue, du stress et des troubles du sommeil [7]. Cette dimension du travail peut être explorée dans l’enquête EWCS puisqu’il a été demandé aux travailleurs s’ils étaient exposés à des bruits si forts qu’il faut élever la voix pour parler aux gens. Comme précédemment, nous avons calculé la fréquence d’exposition des différentes catégories socio-professionnelles à ce type de bruit au moins la moitié de leur temps de travail. Le graphique suivant montre le résultat du calcul :
Les résultats sont tout à fait similaires à ceux de l’exposition à des fumées, vapeurs ou poussières : les ouvriers qualifiés sont les plus exposés (41%), et les employés qualifiés et les dirigeants, professions libérales et intellectuelles le sont le moins (4% et 5%). Les professions intermédiaires ressortent de manière plus évidente dans cette analyse sur le bruit, avec un taux d’exposition de 11%. Ce résultat est cohérent puisque la catégorie compte parmi elle les enseignants du secondaire et le personnel soignant (hors médecins), officiant dans des salles de classes ou des institutions de soin parfois bruyantes. Leur taux d’exposition reste cependant largement inférieur aux ouvriers qualifiés, contremaitres et techniciens peu qualifiés ou aides de ménage et manoeuvres, respectivement soumis à des taux d’exposition de 41%, 26% et 22%.
Typologie des inégalités entre professions
Les résultats présentés précédemment laissent penser que l’exposition à des polluants matériels ou sonores est dans une certaine mesure liée à la hiérarchie des professions : les catégories les moins valorisées semblent davantage confrontées à des pollutions environnementales. Pour vérifier cette idée, nous avons croisé le taux d’exposition aux polluants et le salaire moyen de chacune des catégories socio-professionnelles, qui est un indicateur de la valorisation sociale des différentes catégories.
L’indicateur d’exposition retenu est ici le fait d’être exposé à au moins l’un des 4 polluants identifiés précédemment (fumée/poussières/vapeurs, solvants, substance chimique ou bruit) au moins la moitié du temps de travail. Chaque catégorie socio-professionnelle est placée dans un espace formé par le taux d’exposition aux polluants et le salaire mensuel moyen net : plus une catégorie est à droite et plus elle bénéficie d’un salaire élevé ; plus elle est en haut et plus elle est exposée à des pollutions (et inversement pour chacune de ces deux dimensions). La taille des bulles est proportionnelle au nombre représenté par la catégorie dans la population belge. Voici le graphique issu de ce croisement :
Nous avons indiqué par des lignes pointillées le salaire mensuel moyen net (ligne verticale bleue : 1827€) et le taux d’exposition moyen (ligne horizontale rouge : 23%) pour toute la population en emploi.
Ce graphique apporte deux éléments intéressants. D’une part on observe que les professions valorisées sont systématiquement associées à un faible taux d’exposition : les dirigeants, professions libérales et intellectuelles et les professions intermédiaires et techniciens qualifiés se situent en bas à droite du graphique. Il n’existe en effet aucune catégorie bien rémunérée et fortement exposée (qui devrait être située en haut à droite). D’autre part, on observe une opposition selon la dimension de l’exposition parmi les métiers dévalorisés, que l’on pourrait grossièrement interpréter comme une opposition entre employés et ouvriers. Par exemple, alors qu’ils ont des rémunérations similaires, les ouvriers qualifiés (situés en haut à gauche) sont bien plus exposés à l’une des pollutions retenues que les employés qualifiés (situés en bas à gauche).
Lien exposition aux polluants et pénibilité physique
Une autre manière d’enrichir notre compréhension des inégalités environnementales au travail est d’interpréter le phénomène à travers le prisme de la pénibilité des emplois. Les résultats précédents nous confortent dans l’idée que les métiers les plus exposés aux pollutions sont les métiers durs physiquement, nécessitant la mobilisation de sa force musculaire ou exercés dans des contextes nécessitant des outils mécaniques. Pour documenter ce point, nous mettons ici en relation l’exposition aux polluants des différentes catégories (telle que définie dans la typologie présentée précédemment) avec la pénibilité physique à laquelle celles-ci sont confrontées.
Pour définir la pénibilité au travail, nous retenons quatre éléments :
- Le fait d’être confronté à des vibrations provoquées par des outils manuels ou machines ;
- Le fait de porter des charges lourdes ;
- Le fait de soulever des personnes ;
- Le fait de devoir être dans des positions douloureuses ou fatigantes.
Nous avons ainsi défini la pénibilité physique par le fait de rencontrer au moins l’un de ces quatre éléments au moins la moitié du temps de travail. Le graphique suivant met en lien le taux d’exposition aux pollutions et le pourcentage de personnes dans une situation de pénibilité physique au travail, par catégorie socio-professionnelle :
La relation qui se dégage est sans équivoque (la ligne pointillée est une droite de régression sur les points formés par les différentes catégories) : les catégories les plus exposées aux polluants environnementaux sont aussi celles qui subissent la plus grande pénibilité au travail, qui regroupent par ailleurs en majorité des professions peu valorisées socialement. Ce graphique montre ainsi que les catégories les moins valorisées cumulent à la fois une forte pénibilité au travail, et une forte exposition aux polluants, deux éléments qui, à terme, impactent certainement la santé. Cette question n’est pas anecdotique puisque les trois catégories les plus exposées à la fois aux polluants et à une forte pénibilité physique - les contremaitres, ouvriers qualifiés et aides de ménage et manœuvres - constituent 25% de la population qui a un emploi en Belgique, soit 1 personne sur 4.
Notes
[2] Cette classification est inspirée du cadre théorique développé par John Goldthorpe, Robert Erikson et Lucienne Portocarero. Voir notamment : https://www.cnis.fr/wp-content/uploads/2017/11/DPR_2009_RENCONTRE_esec_projet_europeen.pdf
[3] Le nombre et la répartition des différentes catégories sont calculés sur base de l’Enquête sur les Forces de Travail (EFT) de 2017 à 2021, les échantillons de cette enquête étant plus solides pour calculer ce genre de distribution. Les procédures de classification sont strictement les mêmes que pour l’enquête EWCS, afin de rendre possible la comparaison. Les années 2017 à 2021 ont été réunies pour avoir des données plus fiables.
[4] Calcul sur base des données de l’EWCS uniquement.
[5] Le montant des salaires date de 2015 : les montants actuels sont donc plus élevés.
[6] T. Musu, Le coût des cancers professionnels dans l’Union européenne in T. Musu, L. Vogel (dir.), Cancer et travail. Comprendre et agir pour éliminer les cancers professionnels, ETUI, 2018, https://www.etui.org/sites/default/files/2020-08/cancer-travail-WEB.pdf.
[7] Voir par exemple : A. Brahem, S. Riahi, A. Chouchane, I. Kacem, O. El Maalel, M. Maoua, S. El Guedri, H. Kalboussi, S. Chatti, F. Debbabi, N. Mrizek, Impact du bruit professionnel sur le développement de l’hypertension artérielle : enquête réalisée au sein d’une centrale de production d’électricité et de gaz en Tunisie, Annales de Cardiologie et d’Angéiologie, Volume 68, Issue 3, 2019, pp. 168-174.