La précarité au bout du smartphone
24 octobre 2016
Airbnb, Uber, menu next door, Listminut, blablacar ou Deliveroo … un « nouveau » secteur économique s’affirme actuellement, dans nos rues, nos téléphones, dans la société. Il se caractérise par différents éléments : culture d’une image innovante et non-conventionnelle, revendication d’une appartenance à l’économie collaborative, mise en valeur de l’accès à des emplois ou des rémunérations supplémentaires pour leurs « fournisseurs de services ».
Loin de cette vision idyllique, ces entreprises se développent en réalité en profitant de la diffusion de l’accès à internet, des failles dans la législation et de la bienveillance, au moins dans un premier temps, des autorités, ainsi que de la précarité croissante d’une frange de la population.
Deliveroo - russell davies@flickr
Une image fallacieuse
Tout d’abord, il faut démonter l’image de ces entreprises.
En premier lieu, l’aura d’innovation qui les entoure est toute relative. Ces entreprises opèrent dans des activités telle que livraisons, voiture avec chauffeur, hébergement, tâches ménagères, petits travaux… pour lesquelles elles n’ont apporté aucune innovation majeure. Leur cœur de métier se situe dans la création de plates-formes électroniques qui mettent en relation directe des clients et des « fournisseurs de services », en prélevant une commission. Là aussi, peu de nouveauté. Ces entreprises ne font que reprendre des pratiques et outils existants, comme les plates-formes de taxis, de réservations d’hôtels ou de chambres d’hôtes ou le covoiturage et le partage de matériel, pour en faciliter l’utilisation sur les outils informatiques et de télécommunication.
En second lieu, ces entreprises jouissent de l’image positive de l’économie collaborative alors qu’elles ne répondent à aucune de ses « règles », certes peu claires. Ainsi une note du Centre Permanent pour la Citoyenneté et la Participation (CPCP) [1] identifie trois caractéristiques définissant l’économie collaborative :
– Une logique horizontale et de réseau signifiant que l’organisation est décentralisée et non hiérarchique. Il n’existe pas de centre unique de décision ;
– Une mise en commun des outils et des connaissances qui offrent un accès libre à tous ses contributeurs ;
– Une logique coopérative basée sur les intérêts communs d’un groupe.
Aucune des entreprises précitées ne répond à ces critères. Elles se basent toutes sur un centre de décision unique et une structure hiérarchisée. De même, la plate-forme numérique étant leur cœur d’activité, les clients et les fournisseurs de services n’y ont qu’un accès restreint et contrôlé. Enfin, et nous y revenons dans la suite, les intérêts communs de groupe ne sont pas leur priorité.
Un modèle spéculatif et d’exploitation
En réalité, ces entreprises se basent sur l’exploitation et se jouent des normes sociales et fiscales.
Sauf si une législation spécifique les y contraint, aucune de ces entreprises ne rémunère ses « fournisseurs de services » comme des salariés. Ceux-ci sont payés à la prestation, sur base d’un forfait ou en fonction de leurs « performances » [2]. En Belgique, les travailleurs sont contraints d’opter pour le statut d’indépendant ; en France ils sont autoentrepreneurs. Pourtant, en parallèle, des contraintes incompatibles avec ces statuts sont exigées. Il existe notamment un lien de subordination entre l’entreprise et le prestataire qui contredit l’indépendance de ce dernier : obligation d’exclusivité, matériel aux couleurs de l’entreprise, instructions spécifiques pour l’exercice d’une activité, travail au sein d’un service organisé, existence d’un système de sanctions…
La flexibilité, vantée pour attirer les travailleurs, profite surtout aux employeurs, qui ne doivent s’acquitter d’aucun frais en cas de maladie, d’absence de commande, d’accident ou de « licenciement » et réduisent les frais d’investissements, puisque ceux-ci sont en grande partie à la charge des prestataires (achat et entretien des véhicules, outils, voire biens immobiliers) [3]. Dès lors, bien que le revenu théorique puisse paraître intéressant, par exemple pour des chauffeurs ou livreurs, vu la difficulté d’obtenir un horaire complet et le montant des frais à leur charge, ceux-ci obtiennent rarement une rémunération horaire nette équivalente au salaire minimum [4].
A une échelle plus étendue, ces entreprises jouent de leur statut de plates-formes internationales pour minimiser leurs impôts, en déclarant leurs revenus là où la législation est la plus clémente et non là où ils sont générés [5]. De plus, en profitant de la difficulté pour l’Etat à réguler leur activité, elles s’exonèrent des normes et taxes perçues auprès des acteurs classiques : TVA, charges sociales, normes d’hygiène et de sécurité et taxes spécifiques aux secteurs d’activité (hôtellerie, taxi, restauration…) [6].
Malgré leurs stratégies de réductions de coûts et de contournement des normes, ces entreprises peinent à être rentables et misent plutôt sur une croissance très rapide, alimentée par des levées de fonds et des investissements extérieurs [7]. Ceci les rend fragiles, à l’image de la faillite de « take eat easy », et fait craindre que le secteur prenne la forme d’une bulle spéculative.
Vecteur de précarité
Par ce modèle, ces entreprises sont des vectrices d’inégalités et de précarité.
Tout d’abord, en ne respectant pas les mêmes règles que les entreprises « classiques », elles créent un dumping et poussent le reste du secteur à réduire ses coûts et son personnel, voire à la faillite. Ainsi apparait un piège pour les travailleurs des secteurs concernés par cette « nouvelle économie ». Le personnel généralement salarié des entreprises classiques est mis en danger par la concurrence. De leur côté, les nouveaux « fournisseurs de services » sont contraints de travailler sous un statut précaire, sans perspective de stabilisation [8]. De plus, l’engouement pour le secteur et le manque d’emplois non qualifiés permet de baisser les rémunérations ou au moins de les maintenir à un faible niveau, car les travailleurs potentiels sont nombreux et facilement interchangeables.
Dans ce contexte, le discours de ces nouveaux acteurs à propos de l’opportunité qu’ils offriraient aux jeunes, particulièrement ceux ayant des difficultés sociales, d’entrer dans le monde du travail est trompeuse. Au contraire, ils détruisent l’emploi (plus) stable de leurs concurrents et contraignent leurs « employés » à une précarité à durée indéterminée, sans démarche de formation ou passerelle vers un poste salarié. En donnant accès à des revenus complémentaires par le biais de micro jobs flexibles, ils participent aussi à un modèle de société où des travailleurs pauvres sont contraints de compléter leurs revenus par ce type d’activités, au prix d’heures supplémentaires nombreuses et sans sécurité d’emploi ou statut reconnu.
Enfin, en se soustrayant au maximum à la perception d’impôts, ils participent au sous-financement des prestations sociales et des services publics.
Pas de fatalité
Plusieurs exemples, locaux et étrangers, démontrent que la législation peut s’adapter pour contrer le dumping social et fiscal de ces entreprises [9]. De même, des « fournisseurs de services » ont pu faire reconnaitre leur statut de travailleur à part entière [10]. Preuve que leur modèle économique est basé sur ce moins-disant, les acteurs de cette « nouvelle économie » combattent d’ailleurs violemment ces décisions [11].
Ils profitent pour cela de la passivité, voire de la complicité, des autorités qui y voient des activités modernes, un moyen de démanteler des monopoles à moindre frais et d’améliorer la compétitivité [12]. Cette complicité est avérée et l’ampleur des moyens de pression mis en œuvre est révélé quand une ex-commissaire européenne à la concurrence et l’ex-ministre des transports américain sont débauchés par Uber, alors que l’ex-ministre de la justice américain a lui été recruté par airbnb [13].
Un autre enjeu est le traitement médiatique. Si le secteur fait l’objet d’une couverture importante, et depuis peu assez critique, celle-ci se base souvent sur le suivi de cas individuels d’utilisateurs ou de « fournisseurs de services » [14]. Bien qu’ils soulignent la précarité des travailleurs, ces reportages passent ainsi généralement à côté de la problématique du dumping social et de ses effets pour la collectivité, préférant traiter du montant des revenus qu’un individu peut en tirer.
Enfin, des alternatives existent : soit elles sont réellement basées sur le modèle de l’économie collaborative - dans ce cas elles ne perçoivent aucun frais de transaction et fonctionnent sur base d’échanges non monétarisés de services, soit elles payent correctement leurs travailleurs, sur base de contrats d’emploi en bonne et due forme. Ces alternatives sont notamment énumérées et décrites dans la note du CPCP. [15]
Notes
[3] Lire à ce propos les articles de La Tribune, du Vif, de The Guardian, et la note du CPCP
[4] Lire à propos du salaire réel l’article de la Tribune ainsi que l’article de 20minutes.fr
[7] Lire à propos de ces levées de fonds les articles de The Guardian, de rue89 et de nextInpact
[8] Pour en apprendre un peu plus sur les conditions de travail et "l’envers du décors", vous pouvez lire les articles de The Guardian, du Vif, et un second de The Guardian
[9] Voir à ce propos les articles sur recode.net ainsi que sur le site de France TV Info
[10] Plus d’informations sur cette reconnaissance sur le site de la BBC, de The Guardian, du Figaro, et de France24
[11] Lire à ce propos l’excellent article de La Tribune
[12] Un autre excellent article de La Tribune
[13] Voir l’article de The Guardian
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