Vers la gratuité des transports publics ?
22 mars 2021
La gratuité des transports publics fait un retour remarqué dans le débat public. Elle y fait naitre de fortes oppositions qui la qualifient d’inutile, de couteuse et d’irréalisable. Dans ce cadre, l’enjeu social de cette mesure est par contre souvent négligé.
Baudouin - P1030169
Des besoins de déplacements croissants et une mobilité plus inégalitaire et couteuse
Pouvoir se déplacer est un droit essentiel, indispensable pour visiter ses proches, se nourrir, accéder aux services, se divertir, aller à l’école, se rendre au travail…
Cet accès à la mobilité est d’autant plus important quand des services de proximité tels que les banques et petits commerces ont tendance à disparaitre, quand les services publics sous-financés et surchargés nous contraignent à faire de longs déplacements pour trouver des écoles, des crèches, des postes ou des hôpitaux ou quand les politiques en matière de chômage ou de logement nous obligent à nous déplacer toujours plus (voir « L’emploi convenable au prisme des inégalités de mobilité »).
Or, en parallèle, la mobilité est rendue plus chère et inégalitaire en interdisant la circulation des véhicules plus anciens mais en autorisant les SUV (véhicule utilitaire sport) hors de prix et autres véhicules de société récents, en pensant à taxer les déplacements au kilomètre ou par le biais de péages urbains, en imposant une tarification unique pour le stationnement. Dans le même temps, faute de financement, les services publics de transport voient leurs tarifs augmenter et leur offre se dégrader et rester insuffisante en raison des mesures d’économie.
Dans ce cadre, la gratuité d’usage des transports publics peut apparaitre comme un outil de justice sociale, comparable à l’accès gratuit à l’enseignement ou à la santé, puisqu’elle donne la possibilité à toutes et tous de se déplacer, dans la mesure, bien sûr, où l’offre est suffisante pour répondre à la demande. Au contraire, même s’il existe des mécanismes de modération à visée sociale ciblant les plus précarisés, les jeunes, les plus âgés ou les personnes à mobilité réduite, le financement du transport public par la vente de titres de transport est socialement inégalitaire, car non proportionnel aux revenus des voyageurs.
Par ailleurs, tout comme pour les autres services publics, plusieurs éléments laissent penser qu’un service public de mobilité gratuit pour les usagers serait bien moins couteux collectivement que les alternatives privées et individuelles. Le cout des infrastructures routières, de la production d’énergie, de la congestion, des soins de santé liés à la pollution de l’air ou aux accidents de la route [1] ou enfin les subsides et avantages fiscaux divers perçus par l’industrie automobile [2], dépassent de plusieurs ordres les investissements publics dans les transports en commun, y compris si l’on supprimait la vente de billets.
Un débat scientifique et politique biaisé
Pourtant, la gratuité est très loin de faire l’unanimité dans le monde scientifique et politique.
Comme l’a analysé Keblowski [3], une majorité des chercheurs du domaine sont issus de l’ingénierie et de la science économique, ce qui influence leur vision du monde et leurs méthodes. Une théorie fréquemment entendue est que la gratuité des transports en commun dévaloriserait ce service et favoriserait des comportements économiquement et structurellement irrationnels : multiplication des déplacements « inutiles », « non productifs », hausse de la fréquentation incontrôlée nourrie par des gens qui, sinon, ne se seraient pas déplacés, en tout cas pas avec un mode motorisé. En ressort un débat sans fin sur l’impact des mesures de gratuité prises dans de nombreux endroits du monde. Ses défenseurs signalent la hausse systématique de la fréquentation des transports publics quand les opposants dénoncent un transfert essentiellement nourri par des piétons et des cyclistes plutôt que des automobilistes. L’impact effectif est difficile à trancher puisque multifactoriel : comment a évolué l’offre de transport public ? Quels sont les besoins ? Quelles alternatives sont proposées ? Qui sont les automobilistes ? En tout état de cause, l’enjeu social de l’accès à la mobilité est souvent absent de ces réflexions.
Autre axe de critique, celui qui voudrait que la gratuité d’usage des transports mette en péril le financement de ces services et s’oppose à l’investissement dans l’augmentation et l’amélioration de l’offre. Tout d’abord, à de rares exceptions près, les services publics de transport font tous l’objet de subsides publics. La vente de titres de transport couvre très rarement plus de la moitié du cout réel de circulation des véhicules, bien moins si on prend en compte les investissements [4]. Si les moyens ne sont pas suffisants pour investir dans le maintien et l’augmentation de l’offre, c’est donc d’abord faute de choix politiques qui mèneraient à un refinancement du transport public. On ne penserait d’ailleurs pas à opposer la gratuité (de moins en moins intégrale) de l’enseignement ou de la santé publique, à l’investissement dans de nouvelles écoles ou cliniques.
Certains argüent que la gratuité bénéficierait aussi aux plus aisés, qui ont largement les moyens de payer leur titre de transport. En réponse à cela, l’on peut signaler que les plus riches utilisent peu les transports en commun et qu’il serait dès lors bien plus efficace de les faire contribuer par le biais d’une imposition progressive liée aux revenus que via la vente d’hypothétiques titres de transport. En outre, l’accès à un service public gratuit universel, quel que soit le revenu, tend à le légitimer auprès de la population, quand des tarifs ou aides différenciés stigmatisent les « bénéficiaires » [5].
Un autre paradoxe est la quasi-unanimité politique et scientifique pour défendre l’augmentation du cout de la mobilité routière, en tablant sur le fait que l’« effet prix » induit des changements de comportement. Les logiques sous-jacentes sont celle de l’homo economicus, qui opèrerait des choix rationnels en fonction du prix des services, en étant pleinement informé et en ayant accès à toutes les alternatives. Au-delà des critiques, déjà émises, sur les inégalités sociales induites par des politiques tarifaires uniques et sur la question de l’existence ou non d’alternatives aux déplacements routiers, il est ironique de constater que ces mêmes défenseurs de la hausse des couts de la mobilité routière s’opposent majoritairement à la gratuité des transports en commun, en la considérant inefficace, alors qu’elle mobilise également l’« effet prix », mais à la baisse. L’opposition apparait dès lors plutôt idéologique que basée sur des théories validées scientifiquement.
La gratuité en Belgique ?
Dernier élément à apporter au débat, le fait que cette gratuité soit applicable en Belgique et que les exemples actuels semblent témoigner de son efficacité.
Du point de vue de l’efficacité, le seul exemple de gratuité à l’usage à grande échelle est celui qui bénéficie aux travailleurs dont l’entreprise prend en charge l’abonnement en transport en commun. D’après le SPF Mobilité, quand une entreprise offre cet avantage à ses employés, 14 % de ceux-ci se rendent principalement en transport en commun sur leur lieu de travail, alors que ce chiffre n’est que de 6 % chez les employeurs qui ne le font pas [6]. Une enquête récente commanditée par le SPF mobilité a identifié le prix des transports publics comme l’un des principaux freins à leur usage [7].
Du côté du financement, de nombreuses pistes existent. Ainsi, le seul dispositif des voitures de société représente un manque à gagner fiscal d’au moins 2 milliards d’euros par an, comparable aux recettes issues de la vente de billet de l’ensemble des services publics de transport en Belgique, SNCB, STIB, De Lijn et TEC réunis (environ 2,5 milliards) [8]. Si ce budget était alloué à ces opérateurs, il permettrait de rendre gratuit l’usage de l’ensemble des services actuels de transport public. À cela, il faut ajouter les couts des bouchons, des investissements dans les routes, de l’insécurité routière, de la pollution sur la sécurité sociale, déjà évoqués, mais dont la récupération sera lente et indirecte. Enfin, il faut rappeler que les rentrées financières actuelles liées à la vente de titres de transport sont en grande partie financées par les employeurs qui payent les déplacements à leurs travailleurs. C’est le cas, par exemple, de la moitié des rentrées de la STIB pour la vente de billets et d’abonnements. Pour ces entreprises, privées et publiques, verser ces montants directement aux opérateurs de transport public par le biais d’une cotisation finançant la gratuité d’usage n’induirait donc pas de cout supplémentaire.
Finalement, la gratuité des transports publics pourrait être une mesure d’atténuation des conséquences sociales de l’épidémie de la COVID-19, en permettant aux gens de se déplacer librement, en particulier les moins riches, qui sont surreprésentés parmi les usagers du transport collectif.
Notes
[1] Voir à ce sujet ces deux études du bureau du plan, qui estiment ces couts à plusieurs milliards : https://www.plan.be/publications/publication-2014-fr-couts_externes_du_transport et https://www.plan.be/publications/publication-1931-fr-le_cout_de_la_congestion_du_trafic_en_belgique
[2] Selon l’ONG Transport & Environment, chaque voiture diésel vendue en Europe bénéficie d’un subside public indirect de 2600€ (https://www.transportenvironment.org/press/europe-gifting-%E2%82%AC2600-subsidy-every-diesel-car-through-low-diesel-tax-%E2%80%93-study), alors que la vente de voitures de société est financée à hauteur de 32 milliards par an à l’échelle de l’Union européenne (https://www.theguardian.com/business/2020/oct/05/state-subsidies-for-company-cars-top-32bn-in-uk-and-eu)
[3] Voir notamment son article « Expérimenter la gratuité des transports » : https://lavamedia.be/fr/experimenter-la-gratuite-des-transports/
[4] Ainsi en 2017, les recettes liées aux ventes des titres de transport des opérateurs publics couvraient 20% des couts d’exploitation pour De Lijn, 30 % pour les TEC, 41 % pour la STIB et 50 % pour la SNCB.
[5] À ce sujet : https://www.cairn.info/le-non-recours-aux-politiques-sociales—9782706125713-page-61.htm# ou https://journals.openedition.org/sociologies/3338
[6] Voir le rapport du SPF Mobilité, « Diagnostic fédéral sur les déplacements domicile-travail » : https://mobilit.belgium.be/sites/default/files/resources/files/final_report_wwv_2017_fr_0.pdf. Bien sûr, d’autres effets peuvent intervenir, comme le fait que des entreprises hors de portée des transports en commun n’offriront pas la gratuité à leurs travailleurs.