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Travail Politique

Les jeunes et l’emploi : à qui de s’activer ?

1er août 2016 Manon Lengler

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J’ai mené un petit travail de recherche à la Mission locale de Schaerbeek [1] de janvier 2014 à janvier 2015. J’y étais alors « référente jeune », c’est-à-dire « conseillère en insertion pour les jeunes entre 18 et 25 ans » et particulièrement interpellée par les difficultés considérables que rencontraient ces jeunes dans leur recherche d’emploi. J’ai eu envie de m’intéresser au rapport à l’emploi des jeunes touchés par l’exil et la précarité, en contexte d’activation. Comment les jeunes chercheurs d’emploi que j’accompagne vivent-ils le monde du travail actuel ?

J’ai travaillé avec Salim [2] (24 ans, belgo-marocain) et Issmaël (26 ans, guinéen, en Belgique depuis 4 ans), deux jeunes que j’avais suivis auparavant à la Mission locale, selon la méthode du recueil de récits de vie. Salim a trouvé un travail après l’enquête et Issmaël en cours d’enquête. J’ai également réalisé un entretien collectif avec un groupe que j’ai animé entre octobre et janvier dans le cadre d’un projet d’orientation professionnelle via le secteur artistique (projet 10/30). J’ai complété ces différents entretiens avec des notes de terrain compilées dans un carnet.

Être jeune chercheur d’emploi à Bruxelles

À Bruxelles, le taux de chômage s’élève à 18,6% pour l’entièreté de la population et à 38,3% chez les jeunes de moins de 25 ans [3]. Dans certaines communes, on atteint même les 60%. Cela s’explique car une partie importante des jeunes bruxellois cumulent, dans un contexte de pénurie structurelle d’emplois, les facteurs de précarité et les obstacles liés à l’emploi : absence de diplôme, expérience nulle ou très sporadique de l’emploi, inadéquation forte par rapport aux critères et exigences de base de l’emploi en termes de compétences, origines étrangères, vivant dans des quartiers précarisés, faibles revenus, facteurs de précarité (difficultés sociales, de logement, administratives, familiales)… Ce cumul de désavantages pousse Benchekroun, Carlier et Franssen à parler de « catégorie des laissés pour compte » [4].

Or aujourd’hui, le mode de gestion du non-emploi se fait de plus en plus sur le mode de l’activation et du contrôle. Il s’agit d’une réponse politique qui trouve ses origines dans le passage de l’État-Providence à l’État social actif. On passe de la prise en charge collective du risque individuel à la responsabilisation de l’individu sur le risque collectif [5]. La sécurité sociale est désormais fonction d’un comportement jugé « actif » de l’individu dans la société [6].

En Belgique, les stratégies d’activation prennent deux formes : le contrôle et l’accompagnement. En termes de contrôle, nous avons franchi une étape non négligeable depuis janvier 2015 avec un durcissement considérable des conditions d’accès au chômage. Des milliers de personnes se sont retrouvées sans revenu du jour au lendemain, dans un contexte où ironiquement, les opportunités d’emploi « convenables » ne font que diminuer.

« Je trouve pas de travail »

Le récit de Salim est assez illustratif de la difficulté que rencontrent les jeunes dans leur recherche d’emploi malgré un investissement qui peut être assez considérable. Salim habite dans ce que l’on appelle à Bruxelles le croissant pauvre. Il s’agit d’une région rassemblant les catégories les plus précaires de la population. Elle est caractérisée par un taux de chômage défiant toute concurrence. Niveau école et formation, Salim a tout fait : éducation physique, plomberie, coiffure, animation et pavage. Son parcours scolaire est assez chaotique mais il a tout de même deux diplômes : animation et pavage. Il veut à tout prix travailler. Pour cela, il n’arrête pas de postuler à gauche et à droite mais rien n’y fait… Il a le sentiment qu’il donne tout mais que rien ne fonctionne.

« Je me mets à fond mais y a pas de travail, y a rien Manon. Je fais que postuler, je fais que des entretiens mais on m’a jamais accepté. Zéro » (Salim)

Cette situation fait coexister en lui des sentiments ambivalents. D’une part, il développe de l’incompréhension et de la colère vis-à-vis des employeurs et de la société en général qui refuse de lui reconnaître ses compétences et de lui donner une place.

« Et je lui demande, c’est quoi les problèmes en fait ? Et elle me répond : on a trouvé quelqu’un de plus évolué/expérimenté que toi » (Salim)

D’autre part, il en vient à ressentir de la culpabilité qui manifeste, selon moi, l’intériorisation d’une idéologie de la responsabilisation à outrance : le demandeur d’emploi est tenu seul responsable de son inactivité.

« Et moi, je faisais tout et puis dans ma tête, je me disais en vérité, il y a moyen que j’aie fait mal les choses, il y a moyen que ce soit moi… » (Salim)

« Je veux travailler dans n’importe quoi »

Cette phrase, entendue de manière récurrente par les conseillers en insertion, entre en contradiction avec une autre, qui guide le travail en Mission locale et au sein du secteur de l’insertion socioprofessionnelle en général : « pour garder du boulot et être épanoui dans son travail, il faut aimer ce que l’on fait ». Cependant, pour certains jeunes, cela représente un luxe. Effectivement, on peut concevoir que dans un contexte de précarité sociale et économique, les attentes au niveau du travail se réduisent à ses aspects financiers.

« Tant que l’argent rentre, même nettoyer les égouts ! » (Salim)

On finit par accepter n’importe quel travail car derrière la phrase « je veux travailler dans n’importe quoi » se cache en fait la nécessité du travail pour vivre…

« Moi, je veux travailler, je veux me lever tous les matins. Comme un homme. Comme des gens normaux. Me lever le matin, aller travailler du lundi au vendredi, même du lundi au samedi, pas de problème. C’est tout ce que je veux, Manon. Je veux pas aller en vacances, je veux pas aller en Amérique, ni en Thaïlande, je veux aller nulle part. Je veux travailler, faire bien ma petite carrière, ma petite femme, mes petits enfants, acheter une petite maison à crédit et me mettre au calme. Tu vois, c’est tout ce que je veux. Une vie normale, quoi. Une vie comme tout le monde ». (Salim)

Voire survivre… !

« J’ai l’impression d’être dans une société où on doit survivre plutôt que vivre. La vie normale est dure » (Oscar)

Cette volonté est la traduction d’un phénomène de précarisation qui engendre une nouvelle catégorie de pauvres, caractérisée par une marginalité avancée, que Wacquant appelle le « précariat ». Par ce terme, il fait référence à une forme de sous-prolétariat [7] dont l’horizon de vie est borné par le chômage et le travail précaire [8].

Dans un contexte qui n’offre pas de sécurité d’emploi, la satisfaction au travail n’est donc pas recherchée. On peut imaginer qu’un rapport au travail de ce type est peu porteur de sens pour les jeunes. Or, quand on prend la peine de creuser la question du travail avec eux, on se rend compte qu’emploi est loin de rimer seulement avec argent.

« Travailler, c’est se rendre utile pour soi-même d’abord. Parce que rester à la maison sans travailler, c’est comme une maladie » (Issmaël)

« Baise l’État avant que l’État te baise »

Lorsque l’on confronte les différents témoignages des jeunes, une série de paradoxes apparaissent :

  • J’ai besoin d’un travail pour survivre mais je ne trouve pas de travail ;
  • La politique d’activation m’oblige à trouver un travail ;
  • Il y a de moins en moins de travail et moins il y en a, plus on est obligé d’en trouver [9].

Ces paradoxes apparaissent car « le travail salarié cesse de constituer ce facteur de stabilité, de sécurité et de solidarité qu’il était » [10]. Effectivement, l’activation en contexte de crise place les jeunes dans une situation de double contrainte [11] dont il est impossible de sortir : il n’y a pas de travail/trouve un travail.

« Y a pas de travail. Or, il y a de plus en plus de contrôle et on supprime les allocations. Y a un truc que je comprends pas. On veut pas des jeunes parce qu’ils ont soit disant moins d’expérience et c’est les jeunes à qui on coupe le chômage » (Mickaël)

Cela a des conséquences désastreuses sur la confiance en soi, en les autres et en la société. Les jeunes se sentent en insécurité terrible, ce qui fait dire à certains : « baise l’État avant que l’État te baise ». Cette expression polémique indique que le combat est réorienté. Vu que l’idée même d’un emploi « convenable » - pour reprendre le terme utilisé par nos politiques quand ils font référence à la « disponibilité active » à laquelle sont soumis les demandeurs d’emploi – est tellement irréalisable qu’apparaît un nouveau combat : celui de garder son droit aux allocations de chômage ou d’insertion (pour autant que le jeune y ait droit, ce qui est de moins en moins le cas). N’est-ce pas justement le type de raisonnement que les politiques d’activation prétendent combattre ?

Pour conclure…

Par ce petit travail de recherche, j’ai cherché à mettre au jour les tensions contradictoires dans lesquelles sont pris les jeunes et la manière dont elles teintent inévitablement leur rapport à l’emploi. Mon travail souligne également ce qu’elles produisent au niveau psychique. Les jeunes perdent confiance en eux et en les autres, ce qui tend à éloigner plutôt qu’à rapprocher. Or, pour sortir de la précarité, la solidarité doit prendre le pas sur la solitude.

Notes

[1Organisme d’insertion socioprofessionnelle.

[2Afin de respecter l’anonymat des jeunes avec qui j’ai réalisé cette enquête, j’ai utilisé des noms d’emprunt.

[3Benchekroun, A., Carlier, D., et Franssen, A., 2014, « Note de synthèse BSI. Les transitions des jeunes entre l’enseignement et l’emploi à Bruxelles : défis pour la gouvernance », Brussels studies, n°73.

[4Benchekroun, A., Carlier, D., et Franssen, A., 2014, « Note de synthèse BSI. Les transitions des jeunes entre l’enseignement et l’emploi à Bruxelles : défis pour la gouvernance », Brussels studies, n°73, p.3.

[5Pour plus d’informations sur cette transition, voir l’article « L’égalité des chances contre l’égalité ».

[6Dubois, 2007, « État social actif et contrôle des chômeurs : un tournant rigoriste entre tendances européennes et logiques nationales », Politique européenne, n°21, pp.73-95

[7Depuis Karl Marx, population vivant dans des conditions de misère et non organisée, à la fois politiquement et syndicalement. Kinet, F., et Mélice, A., « Syllabi », Séminaires interdisciplinaires d’analyse de problèmes sociaux contemporains, 2012-2013, 1-7.

[8Wacquant, L., « Osons imaginer l’existence sociale en dehors du travail », Youtube, vidéo ajoutée le 11 janvier 2013.

[9Cherenti, R., 2012, « Le retour de l’assistance sociale », dans Extrait de Politique. Revue de débats, Les CPAS, emplâtres du contrat social. Communes et aide sociale, n°76, pp.49-51.

[10Kinet, F., et Mélice, A., « Syllabi », Séminaires interdisciplinaires d’analyse de problèmes sociaux contemporains, 2012-2013, 1-7, p.4.

[11Concept développé par Gregory Bateson dans les années 50. Il fait référence à l’impossibilité de répondre simultanément à deux injonctions paradoxales dans la mesure où le respect de l’une implique inévitablement le non respect de l’autre.