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Santé Cadre de vie

Les inégalités sociales et d’environnement de vie face au suicide en Belgique

21 novembre 2023 Joan Damiens

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Loin d’être seulement un geste strictement personnel, le suicide est le produit de déterminants sociaux. En particulier, les taux de suicide sont fortement déterminés par les conditions de vie, comme les données de cet article le montrent dans le cas de la Belgique.

Dans le monde, chaque année, l’OMS estime que 700 000 individus s’ôtent la vie [1]. Le suicide se définit par un acte intentionnel, qui a pour but explicite de conduire au décès. Parmi les pays européens, la Belgique se démarque par un taux de suicide très élevé : le 5e plus élevé en Union Européenne et le plus élevé en Europe occidentale, en 2016 [2]. Les catégories sociales moins favorisées sont associées à un risque accru de décès toutes causes confondues et à une espérance de vie plus courte que les catégories plus privilégiées. Le suicide est une cause de mortalité différente des autres, de par son caractère intentionnel. Mais depuis la sociologie durkheimienne, les sciences sociales sont bien conscientes que le suicide répond à des récurrences : les hommes, les personnes non-mariées, les plus âgés et les plus démunis présentent des risques accrus de mettre un terme à leur vie. Le but de cet article est 1) de parler du suicide, une cause de mortalité importante en Belgique et peu abordée ; 2) de mieux comprendre les inégalités sociales face au suicide en Belgique, sur base des données administratives belges. Plus précisément, les inégalités sociales et liées aux conditions de logement seront mises en avant.

Présentation des données

Pour la présente analyse, des données administratives belges sont mobilisées. Ces données font partie de l’initiative Demobel de Statbel [3]. Comme l’analyse va intégrer un développement des déterminants environnementaux liés au suicide (la qualité du logement et de l’environnement proche), une source de données particulièrement riche, mais aussi un peu datée sera utilisée : le recensement de la population de 2001. Il s’agit du dernier recensement classique belge, où l’ensemble de la population domiciliée en Belgique a été appelée à répondre à un questionnaire. A cela s’ajoutent les bulletins de décès – qui permettent de mesurer la mortalité par suicide – et le Registre national – pour des informations démographiques telles que la composition du ménage ou le lieu de résidence – sur les 5 années suivant le recensement, soit la période 2002-2006. A partir de ces sources de données, des taux de suicide peuvent être calculés. En comparant les taux de suicide de diverses populations, il est important de tenir compte de leur structure par âge : par exemple, les populations adultes peu diplômées sont en moyenne plus âgées, et les populations diplômées du supérieur sont plus jeunes, du fait d’une démocratisation des études universitaires notamment. Il est donc difficile de savoir si la différence des taux de suicides entre les plus et moins diplômés tient donc de l’éducation, ou du fait de leur structure par âge. Les taux présentés dans cette analyse sont donc standardisés par âge, c’est-à-dire calculés sur base d’une structure par âge de référence, identique d’un groupe à l’autre : celle de la Belgique, pour chacun des deux sexes.

Également, une régression de Cox a été modélisée : c’est une méthode statistique relativement courante mais un peu complexe qui permet de tenir compte du temps d’exposition de chaque individu au risque de suicide. Ainsi, il permet d’estimer le risque de suicide en fonction de chaque caractéristique (démographiques, socioéconomiques, environnementales), en contrôlant non seulement le rôle des autres caractéristiques du modèle (je peux mesurer l’effet de l’instruction indépendamment de l’effet de la nationalité, par exemple), mais aussi du temps pendant lequel l’individu est à risque de se suicider en Belgique (dès lors que l’individu quitte la Belgique ou meurt d’une autre cause, il n’est plus à risque). Les résultats sont exprimés en termes d’hazard ratios, ou « risques relatifs ». Les résultats complexes ne seront pas présentés, mais seront discutés et commentés.

Les résultats : Qui est plus à risque de mourir par suicide ?

Dans la plupart des contextes, les hommes se suicident beaucoup plus fréquemment que les femmes. En Belgique, on estime que les 2/3 des suicides sont réalisés par des hommes. Néanmoins, il convient de noter que les tentatives de suicide sont beaucoup plus fréquentes chez les femmes [4] mais ce sont les méthodes employées qui font la différence. Les hommes tendent à utiliser des moyens plus violents et définitifs, comme les armes à feu, que les femmes qui ont plus souvent recours aux médicaments [5]. En termes d’âges, il convient de différencier les nombres de suicides des taux de suicide (soit le nombre de suicides divisé par la population totale, sur un âge donné). Les nombres de suicides en 2002 et 2012 montrent – et ce ne sont pas des exceptions – que ce sont les adultes d’âge moyens, les quadras et les quinquas qui meurent le plus de suicide. En termes de taux, les adultes âgés et très âgés présentent des taux de suicide particulièrement élevés, du fait d’un nombre élevé de suicides pour une population moins nombreuse. Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les jeunes adultes qui mettent le plus fin à leur vie ; mais comme cette population meurt peu, le suicide représente une cause de décès significative.

A partir de cette section de l’article, la population d’intérêt sera restreinte aux adultes en âge de travailler et ce, pour plusieurs raisons. Il s’agit d’une population moins présente dans la littérature scientifique, qui se concentre plus souvent sur les jeunes adultes et les aînés. Pourtant, les adultes d’âges moyens sont plus susceptibles d’être affectés par leur parcours de vie, d’un point de vue familial, ou socioéconomique. Au contraire, les populations d’âges extrêmes ont des problématiques de santé mentale bien particulières, et relativement indépendantes de leurs conditions de vie. Les maladies mentales telles que la schizophrénie ou la bipolarité apparaissent souvent à l’adolescence ou au tout début de l’âge adulte. Face à des premiers symptômes, l’incompréhension, le mal-être, la difficulté à trouver de l’aide peuvent mener les jeunes à être très éprouvés psychologiquement et à se tourner vers des idées et des comportements suicidaires [6]. Également, les personnes âgées présentent leurs vulnérabilités propres, liées à un réseau social qui s’affaiblit au moment de la retraite, des enjeux de santé physiques et cognitifs, une perte de mobilité [7]. Tout cela peut également mener à des pensées sombres.

Un zoom sur les déterminants socioéconomiques et environnementaux

Parmi les déterminants socioéconomiques, on peut trouver l’instruction et le niveau socioprofessionnel. La figure 1 présente les taux de suicide standardisés par âge [8] pour les hommes et les femmes en fonction du taux d’instruction. Les résultats sont genrés : un plus haut niveau d’instruction est associé à un taux de suicide plus bas chez les hommes, mais pas chez les femmes.

Figure 1 - Taux de suicide standardisés par âge (pour 100 000 habitants), en fonction du niveau d’instruction, en 2002-2006
Note de lecture : pour 100 000 hommes diplômés du supérieur, on estime que 23,2 se sont suicidés en 2002-2006. Pour 100 000 femmes ayant suivi un enseignement primaire au maximum, 13,5 se sont suicidées en 2002-2006.

Le modèle – qui permet de contrôler pour l’effet d’autres variables – confirme cette tendance. Pour les hommes, un plus haut niveau d’études est associé à un risque de suicide plus bas. Pour les femmes c’est l’inverse : les diplômées du supérieur présentent des risques de suicide 31% plus élevés que les diplômées du primaire. Ce résultat a déjà été mis en avant dans la littérature [9]. Cette spécificité féminine pourrait être expliquée par la difficulté que peuvent rencontrer les femmes diplômées à mener de front carrière, vie de famille et organisation du foyer, dans un pays tel que la Belgique où les politiques de la famille n’encouragent pas forcément les temps partiels [10]. Des analyses complémentaires ont pu confirmer cette idée et montrer que la santé subjective (présente dans le modèle), était une variable intermédiaire à la relation entre instruction et suicide : les femmes diplômées du supérieur peuvent souffrir (physiquement et mentalement) de la multiplicité de leurs rôles, d’où un risque plus élevé de burnout parental [11] et possiblement de suicide.

En termes de statut socioprofessionnel (Figure 2), les taux de suicide sont globalement plus élevés pour les populations inactives (pour des raisons de santé, les parents au foyer, les personnes en étude, par ex.) et les personnes sans emploi. Les hommes ouvriers présentent aussi des taux de suicide assez élevés. Les employés ont des taux de suicide plus bas, hommes comme femmes.

Figure 2 - Taux de suicide standardisés par âge (pour 100 000 habitants), en fonction du statut socioprofessionnel, en 2002-2006

D’après notre modèle de Cox, les hommes sans emploi ont des risques de suicide 9% plus élevés que les hommes employés et 14% que les hommes inactifs. Pour les femmes, être au chômage est associé à un risque de suicide 2% plus élevé qu’être en emploi, mais les inactives présentent un risque de suicide 14% plus élevée que les femmes sans emploi.

D’autres types d’inégalités face au suicide peuvent être mis en avant, telles que les inégalités d’environnement de vie. Pour cela, deux variables sont mobilisées : le statut d’occupation du logement et un indice de qualité du logement. Ce dernier est construit sur base des moyennes pondérées des scores reportés lors du recensement de 2001 par les individus vis-à-vis de différentes caractéristiques de leur environnement, ensuite divisées en quatre niveaux de qualité. Pour l’indice du logement, les informations rassemblées sont : la présence d’une salle de bains, d’un chauffage central, de double vitrage, d’un jardin privatif, le besoin de rénovation de la tuyauterie, des fenêtres, des murs intérieurs et extérieurs, le type de bâtiment, la densité d’occupation du logement et la qualité des installations électriques.

La figure 3 indique que les propriétaires présentent des taux standardisés de suicide moins élevés que les locataires, pour les hommes comme pour les femmes.

Figure 3 - Taux de suicide standardisés par âge (pour 100 000 habitants), en fonction du statut d’occupation du logement, en 2002-2006

La figure 4 montre des taux de suicide standardisés par âge plus élevés chez les personnes moins bien logées. Néanmoins, l’écart entre les deux meilleures catégories (intermédiaire haut et qualité élevée) est très minime, voire légèrement à l’avantage de la catégorie intermédiaire haut. Ce résultat est possiblement lié à la qualité très proche entre ces deux quartiles de la population : entre les très bons logements et les excellents logements, il y a finalement peu de différences notables au point de se traduire dans les taux de suicides.

Figure 4 - Taux de suicide standardisés par âge (pour 100 000 habitants), en fonction du niveau de qualité du logement, en 2002-2006

Dans les modèles, les résultats montrent que les locataires ont un risque de suicide plus élevé que les propriétaires, de 38% pour les hommes et de 20% pour les femmes. Les individus vivant dans des logements de meilleure qualité présentent des risques de suicide plus bas que ceux vivant dans des logements de moins bonne qualité, hommes comme femmes. En effet, le logement représente un espace de sécurité vis-à-vis du monde extérieur et un lieu de repos pour la cellule familiale. Un niveau de confort et de contrôle vis-à-vis de son intérieur est associé à plus de bien-être et une meilleure santé mentale.

Des analyses complémentaires ont pu montrer que les écarts de risques de suicide entre les propriétaires et les locataires, (et c’est aussi le cas pour les moins bien et les mieux logés) sont maximisés pour les adultes d’âges moyens, les quadras et les quinquas. Ce résultat peut s’expliquer en partie par la norme sociale qui entoure le logement et le statut de propriétaire. En Belgique, le marché du logement est dit « statique » : la propriété y est très courante – car encouragée par les politiques fiscales – et intervient assez tôt dans la vie ; la mobilité résidentielle est rare et souvent coûteuse, ou réalisée à la suite d’évènements négatifs du parcours de vie, comme la perte d’un emploi ou d’un partenaire [12]. De ce fait, ne pas avoir atteint un certain niveau de confort de logement ou ne pas avoir un logement à soi à un certain âge est peu répandu en Belgique. Une telle situation peut indiquer un parcours de vie plus chaotique, ou une situation précaire [13] (cf. Damiens & Schnor, 2022).

Et aujourd’hui ?

Les données présentées dans cet article confirment une réalité bien connue, mais rarement rigoureusement chiffrée : la santé mentale est fortement dépendante des conditions de vie, y compris dans ses manifestations violentes comme le suicide. Les différences sont même très élevées, souvent du simple ou double entre les catégories les plus défavorisées et les plus favorisées.

Ces résultats sont datés, mais l’on sait que depuis les années 2000, les inégalités sociales de santé et de mortalité se sont creusées en Belgique [14], comme dans les autres pays européens. Des études plus récentes, basées sur les Enquêtes Santé par Entretien, ont pu confirmer que les inégalités sociales de santé mentale se creusent également : entre le début des années 2000 et la fin des années 2010, les inégalités face à la dépression et aux troubles anxieux ont fortement augmenté [15]. Si des études plus récentes sur les inégalités sociales liées au suicide sont nécessaires pour confirmer leur évolution au cours des dernières décennies, ce creusement des inégalités sociales de santé mentale n’est pas très prometteur.

Remerciements

L’autrice remercie le FNRS pour le financement de sa recherche, ainsi que Statbel pour la mise à disposition des données

Notes

[1World Health Organisation. (2021). One in 100 deaths is by suicide. https://www.who.int/news/item/17-06-2021-one-in-100-deaths-is-by-suicide

[2Eurostat. (2018). Just over 56 000 persons in the EU committed suicide. https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/-/DDN-20180716-1

[3Statbel. (2019). Demobel  : Nouvelle base de données démographique. Statbel - La Belgique en chiffres. https://statbel.fgov.be/fr/nouvelles/demobel-nouvelle-base-de-donnees-demographique

[4Gisle, L., & Van Oyen, H. (2013). Household composition and suicidal behaviour in the adult population of Belgium. Social Psychiatry and Psychiatric Epidemiology, 48(7), 1115‑1124. https://doi.org/10.1007/s00127-012-0621-7 ; Roelands, M., Vanoverloop, J., Maron, L., & Bilsen, J. (2018). Socioeconomic risk factors for hospital admittance due to a suicide attempt in Belgium  : A population-based study using administrative data. Social Psychiatry and Psychiatric Epidemiology, 53(1), 53‑61. https://doi.org/10.1007/s00127-017-1458-x ; Skogman, K., Alsén, M., & Öjehagen, A. (2004). Sex differences in risk factors for suicide after attempted suicide  : A follow-up study of 1052 suicide attempters. Social psychiatry and psychiatric epidemiology, 39, 113‑120.

[5Callanan, V. J., & Davis, M. S. (2012). Gender differences in suicide methods. Social Psychiatry and Psychiatric Epidemiology, 47(6), 857‑869. https://doi.org/10.1007/s00127-011-0393-5

[6Bilsen, J. (2018). Suicide and youth  : Risk factors. Frontiers in psychiatry, 540 ; Reiss, F. (2013). Socioeconomic inequalities and mental health problems in children and adolescents  : A systematic review. Social science & medicine, 90, 24‑31.

[7Conejero, I., Olié, E., Calati, R., Ducasse, D., & Courtet, P. (2018). Psychological pain, depression, and suicide  : Recent evidences and future directions. Current psychiatry reports, 20(5), 1‑9 ; Conwell, Y., Duberstein, P. R., Hirsch, J. K., Conner, K. R., Eberly, S., & Caine, E. D. (2010). Health status and suicide in the second half of life. International Journal of Geriatric Psychiatry, 25(4), 371‑379. https://doi.org/10.1002/gps.2348

[8La standardisation par âge permet de comparer les taux de suicide à âge égal, donc en éliminant l’effet de l’âge pour pouvoir mettre en évidence les autres facteurs explicatifs.

[9Lorant, V., de Gelder, R., Kapadia, D., Borrell, C., Kalediene, R., Kovács, K., Leinsalu, M., Martikainen, P., Menvielle, G., & Regidor, E. (2018). Socioeconomic inequalities in suicide in Europe  : The widening gap. The British Journal of Psychiatry, 212(6), 356‑361.

[10Kammer, A., Niehues, J., & Peichl, A. (2012). Welfare regimes and welfare state outcomes in Europe. Journal of European Social Policy, 22(5), 455‑471. https://doi.org/10.1177/0958928712456572 ; Orloff, A. S. (2002). Women’s employment and welfare regimes  : Globalization, export orientation and social policy in Europe and North America.

[11Roskam, I., Aguiar, J., Akgun, E., Arikan, G., Artavia, M., Avalosse, H., Aunola, K., Bader, M., Bahati, C., Barham, E. J., Besson, E., Beyers, W., Boujut, E., Brianda, M. E., Brytek-Matera, A., Carbonneau, N., César, F., Chen, B.-B., Dorard, G., … Mikolajczak, M. (2021). Parental Burnout Around the Globe  : A 42-Country Study. Affective Science, 2(1), 58‑79. https://doi.org/10.1007/s42761-020-00028-4

[12De Decker, P., Verstraete, J., & Pannecoucke, I. (2017). Crisis ? What crisis ? Social renting in Flanders (Belgium) beyond the financial crisis. Critical Housing Analysis, 4(1), 40‑51.van der Heijden, H., Dol, K., & Oxley, M. (2011). Western European housing systems and the impact of the international financial crisis. Journal of Housing and the Built Environment, 26(3), 295‑313. https://doi.org/10.1007/s10901-011-9230-0

[13Damiens, J., & Schnor, C. (2022). Do tenants suffer from status syndrome ? Homeownership, norms, and suicide in Belgium. Demographic Research, 46, 453‑502.

[14Van Aerden, K., Damiens, J. J., Eggerickx, T., Gourbin, C., Majérus, P., Masquelier, B., Sanderson, J.-P., Vandeschrick, C., & Van Cleemput, O. (2019). CAUSINEQ. Causes of health and mortality inequalities in Belgium  : Multiple dimensions, multiple causes (p. 106). Belgian Science Policy Office. www.belspo.be/belspo/brain-be/projects/FinalReports/CAUSINEQ_FinRep.pdf

[15Sciensano. (2022, février 14). Inégalités de santé  : Inégalités en santé mentale. Health Status Report. https://www.belgiqueenbonnesante.be/fr/etat-de-sante/inegalites-de-sante/inegalites-en-sante-mentale