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Richesses Travail Classes sociales

Pauvreté, emploi et diplôme en Wallonie

13 juin 2023 François Ghesquière

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Il est difficile d’avoir une vision simple et univoque de la pauvreté et de la précarité en Wallonie, parce que les indicateurs sont nombreux et que les manières de concevoir ou d’étudier la pauvreté sont également variées. Cependant, on peut raisonnablement affirmer que la pauvreté est importante en Wallonie. [1]

Du point de vue des revenus, 17,3% de la population wallonne vit sous le seuil de pauvreté. Ce dernier est fixé à 60% du revenu équivalent médian belge. Pour prendre en compte le fait que les besoins des ménages varient selon leur taille (un ménage de cinq personnes a besoin de revenus plus élevés qu’un isolé), mais qu’il y a des économies d’échelles (un ménage de 5 n’a pas besoin de revenu aussi élevés que la sommes des revenus de cinq ménages d’isolé), le seuil de pauvreté varie selon les types de ménages. Pour les revenus perçus en 2020, le seuil de pauvreté pour une personne seule s’élevait à 1293€ nets par mois [2] alors que pour une famille de deux adultes et de deux enfants de moins de 14 ans, il s’élevait à 2715€ nets par mois. Près d’un cinquième de la population wallonne fait partie d’un ménage dont le revenu est inférieur à ce seuil. Cela n’est vraiment pas négligeable.

Du point de vue des conditions de vie, on constate qu’en Wallonie de nombreux ménages doivent se priver. Les indicateurs de « privation matérielle et sociale » rendent compte de ce phénomène. Par exemple, en 2021 [3], 30,6% de la population n’avait pas les moyens de partir en vacances une semaine par an (même en Belgique), 32,8% avait moins de 1100€ d’épargne disponible pour faire face à une difficulté imprévue, 14,2% n’avait pas les moyens d’avoir des loisirs réguliers (sport, cinéma…), 11,3% n’avait pas les moyens de retrouver des amis une fois par mois pour diner ou boire un verre, 10,6% n’avait pas les moyens de remplacer ses vêtements usés par des neufs, 6,1% faisait face à des arriérés de paiement (factures, loyers, emprunt, etc.), 5,9% n’avait pas les moyens de chauffer correctement son logement, 5,4% n’avait pas les moyens d’avoir une voiture.

S’il est difficile de synthétiser en un chiffre le niveau de la pauvreté, il est encore plus compliqué d’en appréhender les évolutions. De ce point de vue, les constats divergent selon les indicateurs. Selon le taux de risque de pauvreté et les indicateurs de privation, la situation serait stable. En effet, depuis 2004 (année de la première enquête SILC), le taux de risque de pauvreté en Wallonie évolue autour de 18%, sans que l’on puisse identifier une tendance générale à la hausse ou à la baisse. Ce constat vaut aussi pour les indicateurs de privation qui sont globalement stables sur cette période. Cependant ces indicateurs ne sont pas parfaits. Par exemple, le taux de risque de pauvreté se base uniquement sur les revenus, il ne peut donc pas rendre compte des difficultés croissantes chez les ménages dues à l’augmentation des prix. Les indicateurs de privation matérielle sont assez sensibles à la formulation des questions et ne prennent pas en compte l’évolution des besoins – par exemple, le fait qu’il est de plus en plus nécessaire dans la vie quotidienne de disposer d’un accès internet et de compétences numériques suffisantes. Des données plus récentes [4], mais moins fiables, semblent cependant montrer une augmentation des difficultés depuis la crise énergétique : alors qu’au troisième trimestre 2021, 41% des Wallons déclaraient pouvoir difficilement boucler leur budget, ils étaient 52% dans ce cas au dernier trimestre 2022. D’autres indicateurs sont cependant nettement plus inquiétants, c’est notamment le cas des jeunes qui doivent recourir au CPAS. En effet, en moins de 20 ans, en Wallonie, la part moyenne mensuelle des bénéficiaires d’un revenu d’intégration ou d’une aide équivalente chez les 18-24 ans est passée de 4% à 8,4% [5]. On peut vraiment parler d’explosion de la précarité pour (une partie de) la jeunesse.

Au-delà de ces évolutions, la pauvreté en Wallonie est caractérisée par plusieurs polarisations. Tout le monde n’encourt pas le même risque de se retrouver dans une situation de pauvreté. De manière générale, la situation de pauvreté est assez persistante. En effet, entre 8 et 9 personnes sur 10 sous le seuil de pauvreté en 2021, l’étaient déjà au moins deux des trois années précédentes. En termes d’âges, les enfants [6] et les jeunes sont bien plus à risque de pauvreté que leurs ainés : 16,8% des moins de 18 ans font face à une situation de privation matérielle et sociale, contre 7,4% des 65 ans et plus. Précisons cependant qu’il y a des riches et des pauvres dans chaque génération et que les inégalités ont tendance à se reproduire, notamment à travers l’héritage – certains héritent d’une fortune, d’autres de rien. Les inégalités de patrimoine sont d’ailleurs bien plus fortes que les inégalités de revenu [7]. Les familles monoparentales et les isolés sont également plus fréquemment pauvres : 35,9% des premières [8] et 29,1% des seconds vivent sous le seuil de pauvreté, contre 17,3% pour l’ensemble de la population wallonne. Les locataires sont aussi bien plus à risque que les propriétaires. Par exemple, près d’un locataire sur trois (30,5%) qui loue un logement au prix du marché vit sous le seuil de pauvreté. En outre, les écarts entre locataires et propriétaires s’accroissent quand on prend en compte les frais de logements : l’ensemble de ces frais (loyers, remboursement d’emprunt, charges…) pèsent relativement plus sur le budget des locataires que sur celui des propriétaires. La pauvreté s’avère aussi très polarisée d’un point de vue géographique. On retrouve plus souvent des pauvres dans les grandes agglomérations (en particulier dans les centres-villes), dans le sillon industriel ou dans les communes proches de la frontière française. A l’opposé, les zones où la population est la plus aisée sont les communes péri-urbaines, le Brabant wallon et les communes à proximité du Grand-Duché de Luxembourg. A titre d’exemple, alors qu’à Liège, Charleroi, Dison et Chimay, respectivement, 36%, 34%, 40% et 26% de la population bénéficie l’intervention majorée (BIM) ; à Waterloo, Jurbise, La Bruyère et Attert, cette part ne s’élève, respectivement, qu’à 8%, 8%, 7% et 9%. Les réalités sociales de la population des communes sont très différentes. Au sein des villes, on observe également des différences importantes selon les quartiers, les centres-villes étant généralement bien plus pauvres que les quartiers périphériques. Par exemple, à Namur, alors que 39% de la population du quartier du Centre bénéficie du statut BIM, seul 8% de la population résidant dans le quartier aisé de la Citadelle bénéficie de ce statut.

On observe également une différence importante de risque de pauvreté selon le niveau de diplôme. Comme on peut le voir dans le graphique ci-dessus, parmi les 25 ans et plus, en Wallonie, le taux de pauvreté de ceux qui n’ont pas de diplôme du secondaire supérieur s’élève à 27%, alors que celui des diplômés de l’enseignement supérieur n’est que de 7% [9]. Cependant, il faut se garder d’une vision un peu trop mécanique selon laquelle le faible diplôme mènerait inévitablement au chômage qui mènerait inévitablement à la pauvreté. La réalité est plus complexe. En effet, comme nous le voyons dans le tableau ci-dessous, s’il y a un lien entre statut d’emploi et diplôme, on est très loin d’une superposition parfaite entre le statut de chômeur et le fait d’avoir un faible diplôme. L’emploi – et en particulier l’emploi à temps plein – est moins fréquent chez les moins diplômés, mais seulement 6% des 16 ans et plus [10] sans diplôme du secondaire supérieur se déclarent demandeur d’emploi. L’effet du diplôme est d’ailleurs plus marqué chez certaines catégories d’inactifs très éloignés du marché du travail : en incapacité de travail permanente, au foyer ou autres inactifs. On observe aussi un effet d’âge et de génération : les plus jeunes (étudiants) et les plus âgés (pensionnés) sont surreprésentés chez les peu diplômés – les premiers parce qu’ils n’ont pas encore fini leurs études et les seconds parce que le fait de faire des études était moins fréquent à l’époque.

Tableau 1 :Répartition des situations par rapport au marché du travail chez les 16 ans et plus en Wallonie, par niveau de diplôme
Secondaire inférieur ou moinsSecondaire supérieurEnseignement supérieurTotal
Salarié à temps plein 13% 30% 47% 31%
Salarié à temps partiel 7% 12% 14% 11%
Indépendant 3% 4% 7% 5%
Étudiant 14% 11% 3% 9%
Chômeur 6% 7% 3% 5%
Pensionné 36% 21% 20% 25%
En incapacité de travail 11% 6% 2% 6%
Au foyer 8% 5% 2% 5%
Autre inactif 4% 3% 1% 3%
Total 100% 100% 100% 100%

Source : SILC 2021 (revenus 2020), calculs IWEPS

Ces différents statuts sont eux-mêmes associés à différents risques de pauvreté. En effet, comme on peut le voir dans le graphique ci-dessous, les chômeurs, les personnes en incapacité de travail permanente, les personnes au foyer et les autres inactifs ont bien plus de risque de vivre sous le seuil de pauvreté que les travailleurs, en particulier les salariés à temps plein. Les différences entre statuts sont quantitativement très importantes, puisqu’on estime que seuls 3% des salariés à temps plein vivent dans un ménage dont les revenus sont inférieurs au seuil de pauvreté, contre environ 45% pour les chômeurs ou les personnes au foyer. Ainsi, même s’il existe des travailleurs pauvres, le risque de vivre dans la pauvreté est bien plus important pour les chômeurs que pour les travailleurs.

Cependant, l’image est un peu différente quand on cherche non pas à estimer les risques de pauvreté pour les différents statuts d’emploi, mais comment se répartissent les pauvres selon le statut d’emploi. On observe en effet que malgré l’association entre chômage, incapacité de travail ou être au foyer et la pauvreté, il y a de nombreux pauvres qui appartiennent à d’autres catégories (parce qu’elles sont plus répandues dans la population). Par exemple, les enfants, les étudiants et les pensionnés comprennent ensemble la moitié des personnes vivant sous le seuil de pauvreté. Les travailleurs (salariés et indépendants, à temps plein et à temps partiel) pauvres sont plus nombreux que les chômeurs pauvres.

Tableau2 : Répartition des situations d’emploi selon le statut de pauvreté monétaire en Wallonie
Non pauvrePauvreTotal
Salarié à temps plein 29% 4% 25%
Salarié à temps partiel 10% 5% 9%
Indépendant 4% 3% 4%
Etudiant 7% 9% 7%
Chômeur 3% 11% 4%
Pensionné 20% 18% 20%
En incapacité de travail 4% 9% 5%
Au foyer 3% 10% 4%
Autre inactif 1% 8% 2%
Enfants (<16 ans) 19% 23% 20%
Total 100% 100% 100%

Source : SILC 2021 (revenus 2020), calculs IWEPS

Pour conclure, on peut dire que s’il y a un lien certain entre faible diplôme et pauvreté, l’interprétation de cette relation est plus complexe que de simples relations causales allant du faible diplôme au chômage et du chômage à la pauvreté. Au-delà, des dimensions plus méthodologiques que sont les effets d’âges et de génération (les plus jeunes et les plus âgés sont moins diplômés) et le niveau de mesure (la pauvreté monétaire est définie en fonction des revenus et de la composition du ménage alors que le diplôme se mesure au niveau des individus), d’autres mécanismes que l’accès à l’emploi au sens strict jouent un rôle. Les moins diplômés, quand ils obtiennent un emploi, accèdent à des emplois plus précaires et moins bien rémunérés. Par exemple, comme on peut le déduire du tableau 1, plus d’un tiers des salariés sans diplôme du secondaire travaillent à temps partiel, contre moins d’un quart des salariés diplômés de l’enseignement supérieur. Ces emplois, qui ne leur permettent pas toujours de dépasser le seuil de pauvreté, conduisent à des pensions et des revenus de remplacement plus faibles. En outre, ces emplois sont probablement plus pénibles, ce qui explique la part bien plus importante d’incapacité de travail chez les personnes peu diplômées, ce qui conduit aussi à des revenus plus faibles qu’un salaire.

Notes

[1Sauf mention contraire, les chiffres cités proviennent du tableau de bord pauvreté de l’IWEPS (https://www.iweps.be/publication/tableau-de-bord-de-la-pauvrete-en-wallonie/), des indicateurs de l’IWEPS (https://www.iweps.be/indicateurs-statistiques/) ou du portail de statistiques locales de l’IWEPS (https://walstat.iweps.be/walstat-accueil.php).

[2Le seuil de pauvreté est exprimé en revenu mensuel, mais pour les calculs ce sont les revenus annuels nets qui sont pris en compte tous types confondus (salaires, revenus de l’activité indépendante, allocations, revenus de remplacement, loyers perçus, etc.), y compris les composantes de revenus qui ne sont pas perçues chaque mois (par exemple une prime de fin d’année). Certains revenus (salaires, pensions, allocations, revenus d’intégration, etc.) sont directement repris des bases de données fiscales et de la sécurité sociale, mais d’autres (ex. revenus des indépendants, des fonctionnaires internationaux, travail non déclaré, loyers perçus) proviennent de réponses au questionnaire.

[3Ces chiffres proviennent d’une enquête passée au printemps 2021, ils mesurent donc la situation avant l’augmentation importante des prix de l’énergie. Précisons aussi que seules les privations pour des raisons financières sont prises en compte dans les chiffres cités. Les autres raisons de non-accès, qui peuvent être importantes pour les loisirs, les amis et la voiture (les données ont été récoltées pendant la crise "covid"), sont exclues des chiffres.

[4Voir : https://statbel.fgov.be/fr/themes/menages/pauvrete-et-conditions-de-vie/suivi-trimestriel#news. Ces chiffres sont basés sur la population âgée entre 16 et 74 ans. Nous avons regroupé ensemble les personnes qui déclaraient pouvoir très difficilement, difficilement et plutôt difficilement boucler leur budget.

[6La pauvreté des enfants étant définie par les revenus de leurs parents, il n’y a pas d’enfant pauvre dont les parents ne sont pas pauvres. On explique cette différence entre adultes et enfants par le fait que les adultes sans enfants (qu’ils n’ont pas encore, plus à la maison ou jamais eu d’enfants), et en particulier les couples sans enfants sont bien moins fréquemment pauvres que les familles avec enfants et au fait que dans les familles avec enfants, ce sont généralement les familles où il y a relativement ’beaucoup’ d’enfants par rapport au nombre de parents (c’est-à-dire les familles monoparentales avec un seul parent et les familles nombreuses avec au moins trois enfants) qui sont plus pauvres que les familles où il y a peu d’enfants relativement au nombre d’adultes (un couple avec un ou deux enfants).

[7Si des chiffres détaillés sur les inégalités de patrimoine ne sont pas disponibles pour la Wallonie, la situation n’y est très certainement pas différente des pays qui nous entourent. Sur la question des inégalités de patrimoine, voir : Th. Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Le Seuil, 2013.

[8La pauvreté étant comptabilisée au niveau des personnes, en réalité, c’est 35,9% des personnes faisant partie d’un ménage monoparental et non 35,9% des ménages monoparentaux qui vivent sous le seuil de pauvreté.

[9Les chiffres présentés dans les graphiques 1 et 2 et tableaux 1 et 2 sont issus de calculs propres réalisés sur les données SILC 2021 (revenus 2020).

[10Dans cette enquête, le niveau de diplôme n’est disponible que pour les personnes âgées d’au moins 16 ans.